9. Défaite, fêtes et cinéma

À la fin de l’année, les élèves passent un genre de concours de fin d’études par catégories, dont les épreuves se déroulent en public. De leurs performances dépend leur avenir. Un premier ou un deuxième prix à l’une des épreuves constituent de précieux sésames. J’ai essayé deux fois de m’y distinguer, sans succès. Cette fois, je suis sûr de moi : je ne repartirai pas bredouille. Et les copains, peut-être complaisants, m’encouragent dans mes présomptions : je serai lauréat, je laisserai le Conservatoire comme je ne l’ai pas trouvé : m’adulant.


Je vais me confronter à un jury dont je connais les affinités avec le classicisme et l’appréciation sur les libertés de mon jeu. Mais j’y vais, entre autres, avec mon talisman, mon personnage intime : Scapin. Grâce à lui, je ne crains pas cette salle, le Théâtre de l’Odéon qui déborde de juges en civil, metteurs en scène, réalisateurs, critiques, comédiens.

Cependant, malgré les rires que je ne manque pas de provoquer en quantité suffisante pour m’accorder de bonne foi un soupçon de talent comique, et deux heures de réflexion secrète, voire impénétrable, les jurés ne me concèdent qu’une sixième place, un deuxième accessit. La déception est un mets que, se conservant mal, il est plus prudent de jeter pour prévenir les aigreurs. Ma seule consolation réside dans la gratification obtenue ex aequo par mes amis Michel Beaune et Dominique Rozan : un deuxième prix. Et dans le fait que, ce jour-là, aucun premier prix n’est attribué.


Le lendemain, j’ai une nouvelle chance de changer de menu. Avec du Feydeau, Amour et Piano, au concours de comédie moderne. La pièce, depuis sa création, n’a presque pas été présentée au Conservatoire, qui la snobe probablement pour cause de drôlerie. Pourtant le texte, comme souvent chez cet auteur, est alerte, intelligent, vivant ; il dévale, saute et rebondit. Je fais corps avec lui et j’y prends un plaisir fou.

À l’entendre, le public aussi, qui me suit, et que j’ai semble-t-il conquis. J’espère l’emporter ; j’ai la foi, je ne l’ai jamais autant ressentie. Sans nul doute, les seize hommes gris du premier rang vont s’incliner. J’ai choisi la scène VI, dont le comique repose sur une situation de quiproquo, mais j’y ai intégré toutes les répliques marrantes de l’œuvre en un acte.

Le personnage que je campe, Édouard, sous l’effet de mes ajouts et de ma mise en scène, de provincial un peu naïf, devient un jeune homme roué, coquin, histrionique, et à moitié cinglé. Je sens que plus je suis fou dans mon interprétation, plus j’entraîne le rire des spectateurs dans mon sillage.


C’est la principale vertu du théâtre que d’offrir un espace de liberté totale dans un cadre sécurisant. Quand je fais le dingue, que j’ouvre les vannes, les trappes, les règles, je ne fais en réalité que proposer à ceux qui me regardent de le vivre par procuration, de se libérer un moment de leur quotidien, de leurs pesanteurs, d’aller loin sans avoir jamais quitté leur fauteuil.

Je me rends compte ce jour-là, en présentant du Feydeau de cette manière, que je pousse l’anticonformisme au seuil de la provocation. Mais, bizarrement, j’ai confiance en l’intelligence du jury et en l’influence du public sur lui.


Arrive l’heure du verdict. Nous sommes alignés derrière le rideau, brochette de candidats aux honneurs, en attente des résultats de longues délibérations qui vont nous départager. À chaque annonce d’un prix, son vainqueur doit entrer en scène pour se faire acclamer et, remercier les dieux de l’avoir élu. Mais, ce soir-là, ce sont deux gagnants qui se détachent des autres pour le premier prix : Michel Aumont et Jean-Claude Arnaud. Rien de surprenant, finalement, compte tenu de leurs qualités amplement plus académiques que les miennes.

La faiblesse de mon étonnement n’empêche pas la tristesse d’un énième dépit, auquel s’adjoint bientôt la colère lorsque le directeur du Conservatoire, Roger Ferdinand, cite mon nom pour un « rappel du premier accessit de 1955 ». Je vois une pointe de sadisme dans le fait de me primer en me refilant une vieille récompense mitée datant de l’année précédente. En sus de me refuser la médaille d’or.


Profondément irrité par ce que je considère comme un double affront, je reste caché avec les perdants, derrière le rideau. Le directeur répète alors mon nom et des sifflets se font entendre. Je ne bouge pas davantage. Peu à peu, dans la salle, mon nom est clamé par les spectateurs. De plus en plus fort.

J’attends que le public, largement infiltré par des élèves du Conservatoire, avec lesquels dans l’ensemble je m’entends bien et qui éprouvent une forme d’estime pour mes audaces, m’appelle en tapant des pieds jusqu’à faire trembler le sol. Je souris en imaginant la tête du dirlo en train de paniquer. Les machinistes, qui se trouvent en coulisses avec moi, finissent par m’attraper à plusieurs et par me tirer sur scène.

Là, des copains qui ont reçu un prix, Michel Beaune, Dominique Rozan et Victor Garrivier, indignés par ce qu’ils perçoivent comme une injustice, me soulèvent et me portent sur leurs épaules, comme si j’avais gagné une bataille majeure. L’enthousiasme me gagne, je vole littéralement sous les hourras de la salle, j’ai le prix du public. D’ailleurs, les jurés officiels, outrés par cette révolte du « peuple », ne veulent pas assister à mon triomphe : ils préféreraient être aveugles, voire morts, plutôt que de me voir dessiner le V de la victoire au-dessus de la foule. Ils s’en vont si vite que j’ai à peine le temps de leur faire un bras d’honneur en apesanteur.

Je reste assez longtemps en l’air pour retrouver le souffle que m’ont coupé les petites humiliations du Conservatoire et pour penser à l’absence de ma mère.


En dépit de mon discours bravache, je redoutais de rater le concours, de mal jouer, d’être nul. Alors je l’ai priée de ne pas venir. Maintenant, je le regrette. J’aurais adoré qu’elle me voie plébiscité par cette salle qui s’est rebellée contre un résultat inique, qu’elle entende Henri Rollan me dire, ému : « Le professeur ne t’approuve pas, mais l’homme te dit bravo ! », Jacques Ciron me lancer : « Tous des cons ! », ou même Marcel Achard prendre la peine de me détester avec un : « Vous vous croyez drôle ? Vous ne l’êtes pas ! »

Elle aurait été fière de voir que ma consécration avait été imposée par le plus grand nombre.


Ce parti pris, que le public a toujours raison dans ses choix, toujours et avant tout, je ne m’en suis pas départi. Et il m’a toujours semblé que les critiques faisaient preuve de la plus grande arrogance et bêtise en se permettant de remettre en question les goûts et les couleurs des spectateurs.

Encore aujourd’hui, je suis convaincu qu’un bon film fait l’unanimité chez les gens de bonne foi et qu’il se passe dès lors fort bien de critiques positives ou négatives, dont l’on sait qu’elles peuvent également susciter, par l’opération du Saint-Esprit de la Communication, une augmentation du nombre d’entrées.

L’épisode du concours s’est déroulé en présence de journalistes qui, trop contents d’être dispensés d’une seule énumération fastidieuse de candidats, mais équipés de la matière nécessaire à un article narratif et épique, font mention de mon cas. C’est la première fois que mon nom apparaît dans le journal, dans Paris Presse, avec une photo de moi en illustration. Maman peut assister en différé à la scène dont je l’ai privée. Quant à Papa, à qui j’ai téléphoné pour lui raconter, il regrette que mon succès ne soit pas décerné par le jury officiel, qu’il n’y ait pas eu un vrai prix à la clé pour moi, quelque chose de gravé dans le marbre. Il ne fait qu’exprimer ce que, dans le fond, je pense.


Une fois passée la joie de la reconnaissance du public, je tombe dans un état de chagrin que je n’ai encore jamais connu.

L’été est là, mais le soleil ne m’éclaire plus. Mon pote Pierre Vernier, alias Pilou, inquiet de me voir si triste, décide alors de m’embarquer dans sa 4 CV Renault décapotable, direction le sud, pour une tournée des copains. Nous allons notamment perdre un concours de pétanque à Sisteron contre des amis de ma famille.


Grâce à cette escapade, je récupère bien sûr mon sourire. Mon ressentiment, en revanche, ne me lâche plus et distille en moi une puissante envie de vengeance. Qui ne m’a jamais quitté, me donnant une hargne saine. Car j’ai sans cesse cherché les moyens de démontrer à ces messieurs du Conservatoire qu’ils s’étaient lourdement égarés à mon sujet, et à ceux du Français que je méritais amplement de faire partie des leurs.

Cet esprit de revanche a contrebalancé le découragement qui me guettait de temps à autre. Heureusement, j’avais Élodie à mes côtés pour me redonner la confiance nécessaire, l’énergie vitale. Et les camarades de Saint-Germain-des-Prés, fidèles au poste, toujours prêts à produire de la joie. Les occasions de déconner sont légion, et nous n’en ratons aucune.

Une valise en carton, par exemple, peut servir de ballon, et nous engager dans une partie de foot improvisée devant le café de la Comédie-Française. Ce jour-là, ça m’a valu d’être accosté par un homme qui m’a demandé, suscitant dans notre groupe un éclat de rire : « Vous ne voudriez pas faire du cinéma ? »

Nous l’avons pris pour un plaisantin. À tort, car il s’agissait bien d’un réalisateur, Henri Aisner, et sa proposition était tout ce qu’il y avait de plus réel et de plus sérieux. Il préparait un film pour le compte de la CGT, dont le propos était de célébrer la fraternité ouvrière et qui devait s’appeler « Demain nous volerons », mais s’intitulera Les Copains du dimanche.

L’histoire me plaisait bien, car il était question d’une bande d’amis qui, bossant dans une usine, se mettaient d’accord pour redonner des ailes à un vieil avion déglingué. Dans la clique en question figuraient Marc Cassot en tant que comédien chevronné, Bernard Fresson et Michel Piccoli, avec qui je me liais aussitôt d’amitié.


Nous passons un mois et demi ensemble à tourner sur un vieux terrain d’aviation près de Paris et, comme de coutume, à faire les idiots. Entre deux bêtises, je fais connaissance avec la caméra. C’est une nouvelle sensation que de n’avoir d’autre public que ses partenaires ; c’est comme de jouer sans miroir, dans le vide.

Je ne sais pas ce que je donne sans réaction immédiate. À l’inverse, je peux me voir après et me critiquer, car je perçois exclusivement mes défauts. Surtout, ce que je visionne après coup ne correspond jamais à ce que j’ai eu la sensation de faire : le « je » de la pellicule est un autre que celui du plateau. Et cette distorsion me dérange trop pour la rechercher.


Durant toute ma carrière, j’ai veillé à m’éviter à l’image : je me suis choisi acteur et me suis refusé spectateur. L’expérience me fait remettre en doute ce que les professeurs du Conservatoire nous répétaient à longueur d’année, à savoir que le comédien est infiniment supérieur à l’acteur, que le théâtre est le parent noble, et le cinéma, le cousin plouc de province.

Cette différence éclatante entre les vertus exigées d’un comédien et celles d’un acteur ne m’aura pas frappé. Je fais au mieux pour me familiariser avec la technique cinématographique, me placer, faire attention à des détails qui se verront à l’écran quand ils auraient été masqués sur scène. Je ne suis pas certain d’être bon, mais j’aime ça, au point de confier à Marc Cassot que je ne pourrais faire que cela.


En réalité, dès le tournage terminé, je cours les castings de théâtre, car je n’y ai pas renoncé et n’ai pas le luxe de choisir entre l’écran et les planches. Je suis d’accord pour accepter n’importe quel petit rôle, du moment que je travaille.


Avant le court bonheur d’Oscar, je suis engagé pour interpréter au théâtre Sarah-Bernhardt une sentinelle romaine dans une pièce de George Bernard Shaw, César et Cléopâtre, mise en scène par Jean Le Poulain.

Si mon rôle n’est pas primordial, il est accompagné d’une scène idéale pour moi : un combat au glaive, où je peux déployer mes talents physiques. Dans la peau de César, c’est un acteur dont j’admire le style cape et d’épée et l’aura solaire : Jean Marais. Il est déjà une vedette, et pourtant ne le fait sentir à personne : il s’amuse avec les autres comédiens et les techniciens, nous encourage d’une bonne appréciation, reste avec nous après les représentations. Avec moi, il est particulièrement aimable. Il me trouve du talent, de l’énergie et des charmes qu’il ne serait pas mécontent d’explorer. Au fait de ma solide hétérosexualité qu’évidemment il regrette, il se place au cas où et, un soir, avec un sourire entendu, il me lance : « Si par hasard tu deviens pédéraste, tu me le diras. » Hélas, je n’ai jamais pu le lui dire, j’aurais menti.

En plus de la bonne humeur, du plaisir de manier l’épée, et de l’exercice de mes attraits sur Jean Marais, je gagne l’occasion d’être mis en contact avec le réalisateur Marc Allégret, qui m’offre, aux côtés des stars Henri Vidal et Mylène Demongeot, un petit rôle dans un film parlant au titre de muet : Sois belle et tais-toi.

Lorsque je me rends à la production pour signer mon contrat, dans le bureau, quelqu’un attend néanmoins déjà et passera donc avant moi. J’ai alors cette désagréable sensation, qu’on nomme « impatience », d’être dans la salle d’attente en hiver d’un médecin généraliste réputé. J’exagère bien sûr, mais je n’ai pas de temps à perdre avec des papiers et suis déçu de savoir que je serai là un bout de temps alors que j’ai plutôt prévu la rapidité du paraphe. L’homme, vraisemblablement débutant comme moi et qui se trouve là avant mon arrivée, ne montre quant à lui aucun signe d’agacement : pas de pied ou de jambe en métronome, pas de soupirs, pas de mâchoires serrées ou d’yeux furibonds. Au contraire de ma personne, parfaitement tendue, prête à mordre, convaincue qu’ils font exprès de me faire poireauter.


Je m’enquiers, d’un ton qui trahit mon projet de m’en aller immédiatement, de la longueur de mon calvaire en l’interrogeant sur le sien : « Il y a longtemps que tu es là ? » Il me jette un regard bleu acier et me dit : « Calme-toi, ils sont là. »

En effet, je vois les deux grandes portes du bureau s’ouvrir et j’entends qu’on l’appelle : « Alain Delon, vous pouvez entrer. » Il se lève alors et disparaît. Pas pour longtemps cependant, car je retombe sur lui quelques jours plus tard dans mon quartier de prédilection. Entre nous commence une amitié qui ne s’est jamais tarie.


On nous opposera tout au long de nos vies, cherchant à créer une adversité dont la légende pourrait se nourrir. En fait, nous sommes proches, en dépit d’une divergence évidente d’origine sociale. Son enfance a été aussi triste, pauvre et solitaire que la mienne a été joyeuse, bourgeoise et pleine d’amour.

Nos passés nous ont certainement conditionnés à être, l’un ténébreux, l’autre malicieux, mais nous avons en commun un désir d’aventure, un plaisir viscéral à être acteur, une sincérité dans le jeu. Le hasard nous a épargnés en nous évitant la concurrence. Le seul rôle que je devais tenir et qu’il aura finalement eu sera celui de Monsieur Klein. Et encore, nous ne serons pas en lice en même temps. Costa-Gavras, qui n’aura pas réussi à trouver les fonds pour monter son film, abandonnera le projet, jusqu’à ce qu’Alain décide d’aider le réalisateur à le produire. Il était parfait dans la peau de cet homme traqué par les nazis, bien mieux que je ne l’aurais été.


C’est plutôt de Laurent Terzieff que je dois me méfier dans ces années de premières expériences cinématographiques.

Un jour, je me retrouve en finale du casting d’un film important face à cet acteur impénétrable et mystérieux, à la voix et à la diction incroyables. Le génie des Enfants du paradis et des Visiteurs du soir, Marcel Carné, a planifié un film sur la jeunesse dorée des années 1950. Il s’est inspiré de deux jeunes qu’il connaissait pour en tirer un scénario compliqué, assez artificiel et au propos contestable.

Malgré l’immense succès que Les Tricheurs ont rencontré en salle, le long métrage à thèse de Carné a suscité de virulentes critiques, épinglant sa vision biaisée et fausse d’une génération qu’il prétendait avoir comprise.


En ce mois de février 1958, tous les débutants que compte la capitale auditionnent pour un rôle dans ce film. Parmi eux, je parviens à attirer l’attention de Carné, qui hésite, longtemps, à me confier le rôle principal. J’apprends que mon concurrent sur le coup est Laurent Terzieff, un jeune comédien avec lequel j’ai sympathisé pendant la préparation. Nous en parlons franchement et décidons que celui qui l’emportera paiera une bouffe à l’autre.

Ni lui ni moi ne sommes prêts à nous détester pour être en haut de l’affiche. Ce n’est pas le genre de la maison. Le sport me l’a appris : il faut douloureusement manquer d’orgueil pour être capable de se montrer mauvais perdant.


Après un mois et demi de tergiversations, Carné désigne finalement Terzieff, qui m’invite comme convenu à dîner. Et moi, je donne raison au réalisateur, car je ne me vois pas tellement interpréter un jeune philosophe calme et pédant. En lot de consolation, on me confie un autre rôle. Je suis d’autant plus satisfait que, pour une fois, la paie remplit mes poches. Et puis, nous allons tourner dans ma juridiction, la germanopratine, aux terrasses des cafés qui accueillent ma débauche et des figurants, de vrais locaux avec lesquels je fraie depuis longtemps.

Toute la rue Saint-Benoît est là et, en dépit du caractère secondaire de mon rôle, je suis beaucoup réquisitionné, car présent en tant que décor dans la plupart des scènes. Je passe donc un temps fou à déconner avec les copains de la rue, attablés pendant des heures devant les whiskies offerts par la production. Au bout d’un moment, nous sommes totalement cuits et il devient difficile de nous contrôler. Oscar, la pièce que je joue le soir, contribue à l’énergie que je dépense dans Les Tricheurs, en position assise.


Le pauvre réalisateur, quelque peu dépassé par ces jeunes gens qu’il est supposé cerner dans son film, s’escrime à imposer son autorité. Mais, l’alcool soufflant, nous la rejetons d’abord poliment, puis grossièrement.

Il n’est pas rare que nous finissions par hurler des « Ta gueule, Marcel ! », qui le mettent en rage. Sa figure décontenancée nous débride encore plus et nous plonge dans des fous rires qui se terminent la plupart du temps sous les tables.

Comme j’aide amplement à foutre le bazar, Carné pense que c’est une manière de me venger de n’avoir pas eu le rôle de Terzieff et que je lui en garde rancune. C’est que l’on me prend parfois trop au sérieux, attribuant un sens à mes actes qui n’en ont d’autre que la poursuite de la joie, soupçonnant une préméditation à ce qui se produit souvent dans la fulgurance de l’instant.

La même année, Marc Allégret, avec lequel mes rapports sont plus simples qu’avec le réalisateur des Tricheurs, m’a rappelé pour jouer dans son Drôle de dimanche.

Il a gardé un bon souvenir de ma performance dans Sois belle et tais-toi, malgré un défaut venu du théâtre qu’il m’aide à corriger : dire mes répliques d’une voix tonitruante. Sur le plateau, il se marre en voyant les techniciens sursauter, et m’interpelle d’une voix rigolarde : « Parle un peu moins fort ! »

Le tournage de ce deuxième film avec lui est prévu à Paris, mais la météo, trop mauvaise, le déplace à Marseille. Quand nous arrivons dans la cité phocéenne, il se met à pleuvoir des cordes. Tout le monde pouffe. Dans l’équipe ont été recrutés de joyeux lurons : Danielle Darrieux, Arletty, Bourvil.

Avec celui-ci, nous passons des moments formidables. Il raconte des histoires comiques qui déclenchent chez lui des rires si communicatifs que l’assemblée tout entière cède à l’hilarité. J’apprécie Arletty, dont j’admire le talent et le comportement aristocratique. Comme nous finissons tard le tournage, au petit matin, et que je n’ai pas de voiture, il m’arrive de la raccompagner en taxi jusqu’à son hôtel.


Plus tard, comme ce Drôle de dimanche fera ma fortune, j’achèterai un véhicule à mon goût : une Sunbeam noire. Pour la première fois de ma vie, je toucherai un million d’anciens francs, somme considérable que je m’efforcerai de dépenser à bon escient. Et, notamment, en emmenant ma promise, Élodie, pour une virée romantique et luxueuse dans le Sud et un séjour inoubliable dans un grand hôtel, le Noailles.


Ce confort donné par un cachet conséquent finira de me convaincre de me marier. Le temps du changement est venu, ma vie doit prendre forme.

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