Le vieux fait la gueule. Et ça fait une semaine que ça dure. On m’avait prévenu qu’il était renfrogné, mais je ne savais pas que c’était à ce point-là. Tous les jours, le même cirque, c’est-à-dire rien. Il arrive à l’heure sur le tournage, voire en avance, il fait son boulot, il s’en va quand c’est fini. Et, entre les prises, il a le nez dans Paris Turf avec un air assez bougon pour qu’on lui foute la paix.
Moi, je ne suis pas du genre à forcer le contact, encore moins à courir après ceux qui me snobent.
Avant d’accepter le film, j’ai vérifié auprès de son réalisateur que je ne serais pas son faire-valoir. C’est le risque quand on partage l’affiche avec des acteurs de cette trempe, déjà mûrs, déjà glorieux. Pour le reste, le caractère légèrement rugueux du bonhomme, on ne m’a rien assuré.
Il n’aide pas à réchauffer cet hiver 1963 ; alors je me console en lisant les actualités sportives dans mon quotidien, celui que je lis depuis que j’ai treize ans, depuis sa création en février 1946 : L’Équipe. Ça suffit à m’occuper, pas à rigoler.
Je ne suis donc pas mécontent quand il commence à me regarder du coin de l’œil, parce qu’il a remarqué que j’étais plongé dans un canard sportif. Et, quand je le vois se lever et s’approcher de moi, je souris.
Jean Gabin vient me parler. De sujets que nous avons en commun : le sport, et en particulier le foot et la boxe. S’il ne les pratique pas autant que moi, il les suit avec une passion équivalente. Son beau-frère étant un ancien champion de France dans la catégorie poids léger, il s’intéresse de près aux combats sur le ring.
En quelques minutes de conversation, l’affaire est faite : nous seront amis. Le tournage d’Un singe en hiver peut enfin commencer.
Il me fascine. Quand je ne fais pas le con avec lui, je l’observe, je l’admire. Gabin reste Gabin hors et sur le plateau. Il n’y a aucune différence entre lui et les personnages, qu’il ne joue pas, mais auxquels il fait jouer Gabin.
Sa façon de parler, sa gestuelle, ses expressions proviennent toujours du même endroit, du même homme, de la même âme, large. Ses phrases sont des voyages, des reliefs improbables, ses mots roulent comme des rochers et font du feu sur leur passage. Cette langue à lui, dont Michel Audiard a tiré des dialogues truculents, vous conquiert vite l’oreille.
Un jour, alors que j’évoque, avec une forme de crainte dans la voix, l’instabilité de la carrière de comédien, la précarité de la gloire et la part de chance dans tout cela, il me balance : « Regarde ta fiole ! Quand t’auras les pailles blanches, tu plairas encore aux gonzesses. Te magne pas la devanture et laisse couler l’Orénoque. »
Les conversations sont aussi riches et savoureuses que les gueuletons dont Gabin ne peut se passer et qu’il nous organise presque tous les soirs. Nous visitons tous les lieux de gastronomie de Deauville et de ses environs. Nous finissons nos agapes tard dans la nuit, fin bourrés, la panse tout autant, le sourire idiot, la parole amicale et le verbe fleuri. Et lui, il emporte en plus avec lui la culpabilité d’avoir dévoré autant, qu’il apaise d’une bonne résolution : « Demain, jambon-salade ! » Qu’il ne tient pas plus le lendemain que le surlendemain.
Il ne résiste pas au plaisir, il attrape la vie à bras-le-corps. Il apprécie mon sens de l’initiative et mon côté remuant. Où il lui arrive de me rejoindre, tout motif étant suffisant pour s’amuser.
C’est ainsi que je l’entraîne à participer à l’un des matchs de foot que j’organise sur la plage ou, avec mon frère Alain de passage en France, à des courses sur des vélos empruntés au personnel du Normandy.
En revanche, je ne réussis jamais à lui faire partager mon adoration de la vitesse en l’invitant dans mon AC Bristol. Il se déplace exclusivement dans sa propre voiture conduite par un chauffeur, ce qui, certains soirs d’ivresse avancée, le conserve entier pour le plateau du lendemain. J’accepte, par déférence envers mon aîné, de faire la route à ses côtés à l’arrière de sa grosse automobile tranquille.
C’est la première fois que je monte avec lui. Il neige, et il redoute certainement de glisser et d’aller nous enfoncer dans un talus du bas-côté. Il oblige son chauffeur à ralentir toujours un peu plus, jusqu’à frôler le point mort.
Plus tard et malgré cette expérience, je prends le risque de l’accompagner dans un voyage jusqu’à Paris, où j’ai bien cru que nous n’arriverions jamais. L’ordre étant de ne pas dépasser les 45 kilomètres à l’heure, nous avons battu le record de lenteur de toute la Normandie.
Étant donné ce qui nous unissait profondément, sur le plateau, nous n’avions pas besoin de nous forcer beaucoup. D’abord, je redoutais de ne pas être à la hauteur, spécialement dans les scènes d’ivresse où je savais Jean exceller. Mais sa générosité, sa bienveillance, m’ont bonifié pendant tout le tournage. Et lui se reconnaissait en moi, comme s’il y avait une sorte de filiation d’acteurs entre nous.
Dans le Singe, à un moment, il me dit : « Embrasse-moi mec. Tiens, t’es mes vingt ans. » Il le pensait sincèrement. Verneuil m’a raconté qu’il lui avait déclaré, enthousiaste : « Maintenant, vous ne me direz plus : “Il nous faudrait un Gabin d’il y a trente ans”, vous l’avez ! » J’acceptai le compliment comme il se doit, avec joie et fierté.
Il faisait attention à moi comme s’il avait été mon père, hésitant parfois entre se poiler de mes bêtises et s’en inquiéter.
Lorsqu’il a vu que je ne serais pas remplacé pour la fameuse scène de corrida avec des voitures, il était au bord de l’attaque. Il m’a engueulé, me rappelant que des gens étaient payés pour faire ce métier. Sauf que cette soif d’adrénaline que j’ai satisfaite avec Philippe de Broca, je l’avais déjà en 1963.
Certains idiots ont cru que c’était l’appât du gain qui me poussait à la voltige, supposant que j’étais payé le double pour mettre en jeu ma peau. Ce qui n’a, évidemment, jamais été le cas.
Je ne craignais rien dans cette arène mécanique. Les volants de ces bagnoles taurines étaient tenus par des spécialistes, des pilotes tels que Jo Schlesser et Johnny Servoz-Gavin, que j’ai retrouvés plus tard, en février 1968, sur le tournage sportif de Ho ! de Robert Enrico. Cinq mois plus tard, le premier s’est tué à Rouen dans sa voiture.
J’avais d’autant plus envie d’être le torero de cette danse périlleuse avec des bagnoles que j’avais été le témoin de la scène originelle et réelle qui l’avait inspirée. J’en connaissais bien l’auteur, dont mon personnage était le double fictif : Antoine Blondin, le magnifique, le héros de mes tribulations germanopratines.
Dans un état d’ébriété folle, il faisait le dingue devant la Rhumerie, boulevard Saint-Germain, toujours au bord de se faire empaler par l’une des voitures à la tête desquelles il se jetait. Il remportait de loin la palme de la témérité et de l’absorption d’alcool, ou vice versa. Légèrement suicidaire, il savourait de se retrouver seul contre dix adversaires qu’il avait pris soin de provoquer.
Sa technique était simple et très efficace, la violence verbale ou physique n’étant jamais lente à se déclarer. Il entrait à l’Échaudé ou au Bar-Bac, l’un des repaires d’ivrognes et de fêtards en tout genre qu’il fréquentait, et s’incrustait au comptoir dans la première conversation qu’il trouvait et où étaient engagées au moins trois ou quatre personnes. Il écoutait ce que disaient les uns et les autres, puis les contredisait tous d’une façon méprisante. Les poings ne tardaient pas à s’armer et à voler sur lui. Quand j’étais dans le coin, je me lançais dans la bataille et ressortais quelque temps plus tard, les vêtements déchirés et le visage amoché. Lui s’en tirait avec des bleus partout, les deux yeux au beurre noir. Il lui arrivait de garder sa peau jaune et bleue des semaines durant. Il était probablement le plus fêlé des Hussards, et le plus attachant aussi.
Quand il est mort en 1991, j’ai lu avec tristesse à son enterrement à l’église de Saint-Germain-des-Prés. Je comprenais son art de mettre le bazar, de cramer la vie avant qu’elle ne vous crame. C’est ce qu’il avait en commun avec un autre de mes maîtres, devant lequel je mettais les deux genoux à terre : Pierre Brasseur.
En 1957, dans la période où je me démène pour obtenir de petits rôles, j’ai la chance d’en décrocher un mieux que petit dans une pièce de Shakespeare, mise en scène par Georges Vitaly au Théâtre de l’Athénée, La Mégère apprivoisée. J’ai pour partenaires de jeu mon ami Michel Galabru, Suzanne Flon et Pierre Brasseur, un ami de mon père et père d’un ami du Conservatoire, Claude.
Je connais la réputation de l’acteur, genre d’ogre autocratique et susceptible, mais les répétitions me prouvent qu’elle est en deçà de la vérité. Il est parfaitement odieux : il engueule tout le monde quand c’est lui qui est en tort, il méprise les seconds rôles, il ne tolère pas la moindre critique sur son jeu. Je comprends mal qu’un être si antipathique soit apprécié de mon père, et père d’un type aussi sympathique que Claude. Il me court sur le haricot parce qu’il gâche l’ambiance avec ses coups de gueule, ses hystéries d’empereur.
Ça se passe mal jusqu’à la veille de la première où, là, c’est pire.
Alors qu’il vient de gratifier à peu près tous les comédiens d’un encouragement sur leur jeu, il me plaque au mur d’un : « Toi, tu es mauvais. »
Évidemment, je n’apprécie pas. Je m’énerve et me tire en le défiant d’une voix forte : « On verra bien demain lequel des deux fera rire le public ! »
Le lendemain, je le surprends suant et angoissant avant le lever du rideau. Il a le trac. Je suis sûr de l’emporter. Et, en effet, je provoque pendant la pièce plus de réactions que lui. Alors que je savoure ma victoire dans ma loge, il débarque. Plutôt qu’une semonce, c’est la brosse qu’il me passe. Il m’a trouvé « formidable » et il m’invite à boire un coup.
De ce soir-là, nous n’avons plus cessé d’aller picoler dans les bistrots de Pigalle. Lui, parfois, commençait même avant la représentation. Mais l’alcool ne réussissait pas à sa mémoire, qui le trahissait une fois sur scène. Il avait pris l’habitude de m’appeler à la rescousse quand les trous l’arrêtaient au milieu d’une réplique, mettant la souffleuse officielle, Madame Rose, au chômage. Je trouvais une pirouette ou, mieux, lui soufflais ses phrases que j’avais fini par connaître par cœur.
Pour me remercier, plus tard dans la nuit, il s’amusait à me mettre dans l’embarras. Comme Blondin, il cherchait la baston. Mais, contrairement au premier, son but n’était pas qu’on le frappe, mais de me voir me débrouiller de la situation.
Dans son inénarrable pantalon vert, perché sur ses talonnettes, il insultait le premier tatoué avec ses copains colosses qu’il trouvait tranquillement posés dans un bar, et me disait : « Allez, vas-y ! » J’essayais de temporiser avec de mauvais arguments du type : « C’est monsieur Brasseur ! » ou « Il ne vous a rien fait », généralement mal reçus. Pierre se marrait devant mes tentatives pour rétablir la concorde ou mes contorsions pour éviter des mains. Il adorait me voir en Marcel Cerdan.
Il savait qu’il pouvait tout se permettre avec moi. D’abord, parce que ses dons d’acteur m’éblouissaient : c’était un dieu pour moi. Ensuite, parce qu’il m’avait sorti d’une situation délicate. Avec mon camarade Hubert Deschamps, nous étions impliqués dans une sale bagarre nocturne qui nous avait valu d’aller visiter le commissariat de Saint-Germain.
Comme la perspective d’y rester vingt-quatre heures ne m’enchantait pas, j’ai demandé aux flics qu’ils appellent Pierre Brasseur, une énorme vedette en ce temps-là. D’abord, ils ne m’ont pas cru ; puis, par curiosité, ils ont vérifié le numéro de téléphone que je leur avais donné. Ils sont alors tombés sur lui, penauds, et ont dû annoncer à la grosse voix grave que deux de ses comédiens étaient en prison. Il s’est énervé et a exigé qu’ils nous libèrent. Il hurlait qu’il avait besoin de nous pour La Mégère apprivoisée, qu’il fallait impérativement nous relâcher. Ils ont obéi, et j’en ai gardé à mon aîné une éternelle reconnaissance.
Treize ans plus tard, on me propose le rôle principal des Mariés de l’an II, petit chef-d’œuvre préparé par Jean-Paul Rappeneau, avec une pléiade de bons acteurs — tels Charles Denner, Julien Guiomar, Sami Frey, Michel Auclair, mon copain Mario David — et actrices. J’ai pour partenaires féminines Marlène Jobert et Laura Antonelli, que je rencontre — amoureusement — sur ce tournage.
Dans le rôle de mon père à l’écran, c’est Georges Wilson qui est prévu, mais je me permets de réclamer à sa place Pierre Brasseur. J’ai très envie de rejouer avec lui et il m’est plus aisé d’en faire mon père. On accède à ma demande et je l’annonce à l’intéressé, à qui je fais promettre de se tenir tranquille. Depuis nos escapades à Pigalle, il n’a pas modifié ses habitudes : il a gardé comme vieux complice son penchant pour la boisson, qui lui cause bien des désagréments dans son métier. Moi, de la part d’un si grand acteur, je suis prêt à tout pardonner. À lui, à Michel Simon et à Jules Berry.
Pour être certain qu’il sera sage avec son vice, il se fait envoyer, avant d’arriver sur le tournage qui se déroule en Roumanie, des caisses de bière sans alcool. Je suis rassuré. Jusqu’à ce que j’aille le chercher à l’avion en grande pompe, avec les patrons du film, le réalisateur, le producteur. J’ai tellement fait l’apologie de cet immense artiste qu’il convient de l’accueillir comme il le mérite : avec les honneurs.
Nous sommes rassemblés et dignes au pied de l’escalier de l’avion ; je suis ému de le voir apparaître dans l’encadrement de la porte, je m’attends à ce qu’il nous fasse un petit signe, mais non. Au lieu de ça, il trébuche et dégringole les marches sur les fesses. Il est soûl et presque incapable d’aligner deux mots cohérents. Les autres me lancent des regards noirs que je feins de ne pas noter.
Je l’ai sermonné gentiment, avec tout le respect que je lui devais et lui portais. Il s’est excusé et n’a pas tardé à recommencer encore et encore, au point de ne pas dessoûler du tournage.
Un jour, il a disparu. J’étais fou d’inquiétude. Et puis on l’a retrouvé au bout de deux jours dans un poste de police locale, salement amoché. Il était incapable de nous raconter ce qu’il avait fait pendant tout ce temps. La production a fini par perdre patience.
Un matin, j’ai trouvé mon pauvre Pierre dans le hall de l’hôtel avec ses bagages. Il m’a expliqué qu’on le virait. Alors j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai expliqué au producteur que, si Brasseur s’en allait, je me tirais aussi, car j’avais signé un contrat stipulant que je jouais avec lui. Je ne ferais pas de film sans lui ; je suis monté chercher mes valises.
Ça a marché. Ils ont eu peur et ont consenti, de mauvaise grâce, à le garder malgré ses frasques, lesquelles ne se sont pas arrêtées.
C’était plus fort que lui. Mais ce qui était encore plus fort était son génie de comédien. En dépit de son addiction, il était toujours très bon. Je n’ai jamais cessé d’être époustouflé par son jeu.