Impossible. Inenvisageable. Perdu d’avance. Planté. Je ne pourrai pas. C’est trop dur. Tenir trois heures et quart, se souvenir de tout. Ceux qui me déconseillaient de m’y attaquer avaient raison. Je ne suis pas de taille, ce rôle est trop grand pour moi, je vais flotter dedans et me ridiculiser. Je ne sais plus faire, moi ; ça fait vingt-six ans que je ne l’ai pas fait, depuis que j’ai déserté brutalement la pièce de Sagan, Un château en Suède, pour le film de Peter Brook, Moderato cantabile.
Autant se lancer dans une cascade sans l’avoir préalablement réglée. Pire qu’imprudent, suicidaire. Il vaut mieux que je me tire, avant que mes partenaires arrivent et m’empêchent de fuir. Il n’est que dix-huit heures ; le théâtre est calme et silencieux, seuls quelques machinistes sont à l’ouvrage. J’attrape mon manteau, sors de ma loge et file hors de Marigny pour sauter dans ma Ferrari. Je m’extrais de Paris pour pouvoir rouler, reprendre mes esprits dans la vitesse, dissiper mon angoisse sur une route droite et rapide. Je viens de paniquer. L’angoisse a gagné.
Nous sommes le 24 février 1987. Je suis censé entrer en scène dans une heure et demie : ce soir, je fais mon retour au théâtre après une bien longue interruption. C’est Kean qui a été élu pour ces retrouvailles, le rôle que mon cher Pierre Brasseur tenait au théâtre Sarah-Bernhardt en 1953 dans la pièce d’Alexandre Dumas, du même nom, datant de 1853 mais rajeunie par Jean-Paul Sartre.
Le personnage, inspiré de l’histoire d’un homme qui a joué toute sa vie dans les pièces écrites et mises en scène par Shakespeare, et qui a même poussé le vice jusqu’à mourir sur scène dans la peau d’Othello, se prête à toutes les extravagances d’un comédien dont il est la quintessence. Il passe par tous les états, prend tous les masques et glisse d’un répertoire à un autre sans transition — un pur bonheur, un fantasme originel d’acteur. Mais Kean requiert d’être en forme pour endurer la performance physique, et d’avoir la mémoire bien entraînée.
Alors, même si j’ai recommencé à faire du sport quotidiennement et si je me suis isolé avec Maman au Maroc pendant un mois pour me mettre mon texte en tête, je doute. Je risque d’être décevant ; je ne suis pas à l’abri d’un trou, d’une erreur, d’une fatigue.
Tout Paris sera là pour me juger, je n’ai pas droit à l’erreur. Je ne peux pas, non, je ne peux pas. Je vois d’ici les critiques : « Le retour raté de Belmondo au théâtre », « Belmondo : le désastre sur les planches », « Belmondo, pathétique ».
J’en ai des sueurs froides ; ma chemise trempée mouille le cuir de mon siège. Le théâtre c’est bien différent du cinéma. Un autre monde, beaucoup plus âpre, exigeant.
À côté, le cinéma est un exercice confortable qui demande bien moins d’efforts. Les contraintes de la durée de jeu et de la mémorisation n’existent pas. On se pointe, on se prépare, on tourne, avec le texte pas loin, on se repose entre deux séquences, on ne risque pas les crachats et les sifflets, sauf si l’on fait l’erreur d’aller à Cannes !
Et encore, il arrive qu’on y reçoive finalement des hommages. En 2011, on m’a remis une palme d’or d’honneur pendant le festival et, sur le tapis rouge, cette fois, j’ai vécu un instant de grâce : le silence respectueux des photographes qui posent leur appareil sur mon passage. Reconnaissons qu’être acteur n’est pas désagréable.
Je me souviens de Mastroianni qui disait : « On vient me chercher en voiture, tout est facile. Alors, qu’est-ce que vous voulez, je ne suis pas fatigué ! »
J’ai hésité longtemps à reprendre ma relation avec le théâtre là où je l’avais laissée. Je me connais : je savais que, au dernier moment, je n’assumerais plus. C’est Robert Hossein qui a œuvré pendant six ans à m’inciter à remonter sur les planches, en me proposant successivement Scapin, dont le patron de la Comédie-Française, Jean-Pierre Vincent, n’avait pas voulu ; puis Cyrano de Bergerac, qui me semblait inaccessible, à moi qui me sentais de nouveau néophyte, ignorant les bases mêmes de l’art dramatique. Comme Robert Hossein jouait avec — ou plutôt contre, puisqu’il y est mon adversaire — moi dans Le Professionnel, il se trouvait là à l’avant-première où mon père m’a fait ce commentaire important : « Tout ça, c’est très bien. Mais quand feras-tu ton vrai métier ? »
Bien sûr, il parlait du métier de comédien. C’était le seul qu’il estimait sérieux et honorable. Les films, c’était gentil, mais ça ne voulait pas dire grand-chose pour lui qui avait fréquenté Pierre Brasseur et avait été contemporain des grands hommes du Cartel. D’ailleurs, il ne se déplaçait pas toujours pour me voir au cinéma. Je lui en avais fait la remarque un jour où il me reprochait de ne plus passer le voir à l’atelier. Il espérait que je reviendrais à mes premières amours, à ce qui avait engagé ma vie et déterminé ma carrière : le théâtre.
Je ne peux même pas me dire que je vais le faire pour lui, pour lui faire plaisir, lui qui n’attendait que ça. Tout à l’heure, il ne sera pas là.
Il nous a quittés le 1er janvier 1982, cinq ans déjà. On l’a hospitalisé, les médecins ont établi un mauvais diagnostic, nous ont soutenu que son état ne méritait pas d’inquiétude. Le lendemain, il était parti, sans que nous ayons pu lui dire au revoir. Sa mort m’a laissé penaud, idiot. Comme s’il avait dû être toujours là, continuer d’aller au Louvre le dimanche, dessiner sur les coins de table pour toujours. Ça n’avait pas de sens qu’il ne soit plus là.
En plus de mon chagrin, j’ai dû supporter la quasi-indifférence dans laquelle il est mort. Alors qu’il avait été un grand sculpteur, décoré de la Légion d’honneur, sa disparition n’a suscité que quelques rares mentions.
Aucun hommage ne lui a été rendu par le ministre de la Culture de l’époque. Je m’en suis offusqué tout haut, livrant des déclarations acerbes dans les médias. Et l’on m’a entendu. Jack Lang a, quant à lui, réparé son silence en permettant que deux bronzes, Vénus et Apollon, soient placés dans le jardin des Tuileries. Une plaque a ensuite été posée sur la Cinémathèque. Et, finalement, Philippe Douste-Blazy, avec le concours du conservateur Emmanuelle Bréon, auteur d’un catalogue raisonné de l’œuvre de Papa, a monté une commission chargée de nous aider à créer un musée qui lui soit dédié.
Avec ma sœur Muriel et mon frère Alain, après des années de combat, nous avons réussi à ouvrir le 18 décembre 2010, à Boulogne-Billancourt, un musée qui appartient à la ville et où sont réunies les œuvres de notre père.
Tout à l’heure, il ne sera pas là, mais Maman, si. Alain et Muriel aussi. Et mes enfants, Patricia, Florence et Paul. Ils seront assis dans les fauteuils du premier rang, souriants, confiants, contents. Ils attendront le lever du rideau, que je me jette du balcon avec la corde. Ils espéreront entendre ma voix et me regarder dans mon costume, magnifier les comédiens, faire le fou. Ils se lèveront à la fin pour m’applaudir le plus fort possible, les larmes aux yeux, fiers. Je les prendrai dans mes bras et je les serrerai. Nous serons heureux ; ça ne durera pas longtemps, mais ce sera bon. Très bon.
Je reviens sur mes pas, vers Paris. Demi-tour. Je ne peux pas les planter. Ni ma famille, ni mes partenaires, dont mes amis de toujours, Pierre Vernier et Michel Beaune. Il me faut faire face. Quand j’atteins le théâtre, il est dix-neuf heures. Ma fidèle habilleuse Paulette m’attend, ainsi que mon vieux camarade coiffeur Charly. Ils m’aident à me préparer. Je respire. Je vais y aller, je n’ai plus le choix maintenant. Plonger. Faire confiance au sort, qui jusqu’à présent m’a servi de bonnes cartes, et à moi. Je suis Kean.
Le fantôme de Pierre Brasseur — peut-être voisin de celui de Mounet-Sully — est là, il m’encourage, me décomplexe à occuper cet habit dans lequel je l’ai tant admiré. Celui de Papa aussi me sourit, heureux que j’aie repris un métier sérieux.
Des cent représentations prévues, nous sommes passés à trois cents. Nous ne pouvions plus nous arrêter, tant Kean était un triomphe.
Lors de la dernière, le 3 janvier 1988, la salle nous a arraché des larmes en chantant Ce n’est qu’un au revoir. En effet, deux ans plus tard, encore une fois guidé par Robert Hossein, j’ai repris le chemin du théâtre avec le rôle auquel je n’avais pas osé toucher : Cyrano, le chef-d’œuvre d’Edmond Rostand.
Tous les acteurs aiment Cyrano. C’est un grand poète, un autre Don Quichotte dont la vie est sublimée par l’échec. Il ne laisse rien derrière lui et rate même sa mort. Je pensais à ce personnage depuis longtemps. Philippe de Broca m’avait suggéré d’en faire un film. Mais je ne concevais pas un film en vers, ni un Cyrano sans vers ; alors j’avais abandonné l’idée.
Au théâtre, en tout cas dans le privé, hors subventions, il était rarement donné, compte tenu des moyens gigantesques qu’il implique : quarante-deux personnages et une multiplicité de décors. Il ne fallait pas moins de vingt techniciens et cinq costumières pour assurer les représentations — une production lourde et chère, que j’assumais avec une certaine inquiétude. J’ai de nouveau convoqué les copains et confié à Charly la délicate tâche de me confectionner un nez digne de Cyrano, assez long et visible du fond de la salle. Il m’a goupillé un nez qui pesait onze grammes et nécessitait, les premiers temps, une heure de pose.
Avec l’habitude, il a réussi à réduire l’opération à vingt-cinq minutes. Mon maître d’armes sur le tournage de Cartouche, Claude Carliez, se trouvait embauché aussi pour régler les scènes d’épée avec moi. Les répétitions ont été l’occasion de taquiner mon pote Michel Beaune, que j’empêchais d’énoncer sa réplique en enchaînant mon texte avant de m’arrêter brutalement et de lui lancer : « Michel, mon petit, ta réplique ! »
En juillet de l’année 1990, après Cyrano où il a eu le courage de tenir son rôle de Le Bret jusqu’au bout, malgré d’affreuses douleurs, il nous a joué le sale coup de nous lâcher, emporté par un cancer. Le quintette que nous formions avec lui, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort, Pierre Vernier et moi, se retrouve en deuil — la main privée d’un doigt. Son absence se rappelle quotidiennement à nous.
Comme pour Kean, le théâtre Marigny a connu pour Cyrano une remarquable affluence. Notre succès était à la hauteur de notre investissement, même au-delà, et nous procurait un plaisir renouvelable chaque soir. Au théâtre, on peut ne jamais s’arrêter, prolonger, et re-prolonger encore.
Au cinéma, quand un tournage est achevé, que les caméras et les costumes sont rangés, le réalisateur déjà occupé au montage, il ne reste que la nostalgie. À l’inverse, sur les planches, on peut revivre tous les jours la joie, d’une manière différente. Car, évidemment, pas une représentation n’est semblable à la précédente. Le théâtre est perpétuelle régénérescence.
Nous avons emmené Cyrano en tournée dans toute l’Europe, y compris dans des pays non francophones comme l’Italie et l’Autriche, et nous avons achevé notre circuit par le Japon, où nous avons joué la pièce une dernière fois.
Comme si le personnage de Cyrano trouvait une résonance à cette époque-là, Jean-Paul Rappeneau s’en est aussi saisi pour en réaliser un long métrage avec Gérard Depardieu. La coïncidence m’amusait, moi qui avais vu les premiers pas de l’acteur devant la caméra d’Alain Resnais dans Stavisky.
Nous avions même une scène ensemble que nous avions peiné à enregistrer, perdus dans nos répliques et secoués par des fous rires. Nous avions ainsi passé l’après-midi à en venir à bout.
Au crépuscule, j’avais laissé échapper un : « Voilà une journée qui m’a coûté cher », alors que j’avais soigneusement dissimulé mon rôle de producteur pour que personne ne se sente surveillé, et que Resnais puisse faire son job sans entraves.
Je suis toujours touché par les jeunes acteurs, comme j’ai pu l’être par Daniel Auteuil à qui j’ai ouvert ma porte. Je me revois, bien sûr, en eux.
Dans un type comme Jean Dujardin, qui rend hommage au Magnifique dans OSS 117, je vois du talent et des ressemblances avec ce que j’ai pu être au même âge.
En 2001, j’ai rencontré un jeune acteur doué en tournant dans une version télévisée de L’Aîné des Ferchaux, Samy Naceri. Son énergie m’a frappé. Il était très à l’aise et moi, j’appréciais d’être avec lui sur un plateau. Sur le petit écran, j’étais presque aussi novice que lui ! Je n’avais goûté à ce genre qu’une seule fois jusqu’alors : 1959, avec Claude Barma dans Les Trois Mousquetaires.
C’est cette transmission, ce lien d’une génération d’acteurs à une autre, qui a émergé dans une scène jouée avec Richard Anconina, dans le film pour lequel Claude Lelouch m’a engagé entre Kean et Cyrano : Itinéraire d’un enfant gâté.
Le réalisateur est une vieille connaissance, qui a commencé par tourner un documentaire sur moi pour Unifrance, me filmant à 200 kilomètres à l’heure dans mon Aston Martin avant de me faire tourner en compagnie d’Annie Girardot dans son Histoire d’aimer, devenue Un homme qui me plaît, en 1969, après mon expérience avec Truffaut dans La Sirène du Mississipi.
Nous avons voyagé pour les besoins du film aux États-Unis, où les syndicats du cinéma nous emmerdaient, nous obligeant à recruter autant de techniciens locaux que français dans notre équipe, me privant en conséquence de mon chauffeur.
Sur le plateau, au contraire de la rigidité américaine, Lelouch avançait, comme Godard, sans scénario, à tâtons, dans l’improvisation, dans le noir — qui ressemblait à la lumière. Il arrivait avec un pitch et, après, il suffisait de lui faire confiance.
Pour Itinéraire d’un enfant gâté, il s’est contenté d’un : « J’ai un personnage qui va t’aller comme un gant. C’est l’histoire d’un mec qui en a ras le bol et quitte tout. »
Elle m’a plu, son histoire. Ce Sam Lion avait en effet quelque chose de moi, à ce moment-là. Et quelque chose de Claude aussi. La lassitude du mec qui a tout vécu, tout eu, et ne sait plus quoi désirer.
Le tournage était un régal. D’abord, parce qu’il a fallu se débrouiller dans des séquences sportives, en haute mer, sur le voilier à bord duquel mon personnage se fait la malle. Ensuite, parce que nous avons fait le tour du monde (San Francisco, Zimbabwe, Tahiti…) avec des partenaires, comme Richard, qui étaient la douceur et la gentillesse mêmes. Enfin, parce qu’avec Lelouch il n’y avait pas d’efforts à produire pour imposer quoi que ce soit. Il disait « Action ! », et tout se passait. Souvent le meilleur.
Itinéraire d’un enfant gâté a touché un public large et nombreux. Aujourd’hui encore, il est considéré comme un « bon Lelouch ».
C’est également un rôle d’homme mûr que Lautner m’a offert deux ans après Lelouch. Dans L’Inconnu dans la maison, je campe un avocat alcoolique, ravagé par la mort de sa femme, inventé par Georges Simenon — auquel je n’ai pas eu affaire depuis L’Aîné des Ferchaux. Bernard Stora, Jean Lartéguy et Georges Lautner ont adapté son bouquin. Je retrouve mes copains Mario David et Pierre Vernier dans ce mélo qui me permet d’explorer des zones de jeu différentes et me ramène au tournage d’Un singe en hiver.
Je nous revois, ivres morts, Gabin et moi, nous marrer comme des baleines. Il n’est plus là, lui non plus, mais le Singe est toujours là, lui, si jamais j’ai besoin, un jour, de m’en souvenir. Et je fais la connaissance de jeunes actrices épatantes, Sandrine Kiberlain et Cristiana Reali, que je retrouverai quelques années plus tard au théâtre dans La Puce à l’oreille, en même temps que Béatrice Agenin, avec laquelle j’ai joué quatre pièces.
Dès lors que j’ai eu recommencé à fréquenter les planches, j’ai eu du mal à m’arrêter. Après avoir fêté en fanfare, comme le veut la coutume, mon anniversaire, mes soixante ans, je me suis follement amusé au Théâtre de Paris dans un Feydeau traité par Bernard Murat, Tailleur pour dames, et j’ai pris des initiatives pour le Théâtre des Variétés que j’avais acquis en 1991.
Je caressais depuis longtemps le projet d’avoir un théâtre où je puisse faire ce que je voulais et laisser mes copains monter les spectacles qu’ils souhaitaient. Comme je l’avais fait au cinéma avec Cerito, en produisant en 1985 le film de Robin Davis, Hors-la-loi, avec le talentueux Clovis Cornillac. Pour le théâtre, il me fallait d’abord trouver un lieu adéquat et disponible.
Quand l’occasion s’est présentée, j’ai foncé après avoir vendu Cerito à Canal Plus sur les conseils d’Alain Sarde, coproducteur de Joyeuses Pâques et de L’Inconnu dans la maison. J’ai été aidé dans cette opération financière par mon fidèle Luc Tenard, ancien banquier du Crédit Lyonnais, qui a géré avec talent les comptes de ma société de production, puis du Théâtre des Variétés, sous la houlette de son directeur, mon frère Alain.
J’étais ravi de mon investissement. Le meilleur depuis que j’étais en mesure d’investir. J’avais commencé par mettre mes sous dans le vin, contre l’avis de mon père qui m’incitait, lui, à acheter un Renoir qui était en vente à un prix accessible — ce qui s’était révélé être un placement désastreux. Ma société de production avait été, elle, bien plus intéressante en termes de revenus et de liberté.
Au Théâtre des Variétés, j’ai eu la chance de démarrer avec un énorme succès, Le Dîner de cons, écrit par Francis Veber, mis en scène par Pierre Mondy et interprété par l’inénarrable Jacques Villeret et mon copain Claude Brasseur. La pièce faisait salle comble tous les soirs, ce qui ajoutait à mon enthousiasme de cartonner dans mon Feydeau au Théâtre de Paris.
J’apprécie tant cet auteur que je me glisserai en 1996, chez moi, aux Variétés, dans La Puce à l’oreille, avec Bernard Murat à la manœuvre. Là encore, nous avons reçu l’approbation des spectateurs. Alors que j’avais prévu un taux de remplissage de 90 % pour amortir les coûts de production, j’ai eu la bonne surprise de le voir grimper à 100 % à chaque représentation, pendant un an. Ce qui m’a donné envie de collaborer à nouveau avec Murat — une dernière sur les planches pour moi, en 1996, dans l’œuvre d’Éric-Emmanuel Schmitt, à Marigny, Frédérick ou le Boulevard du Crime.
En attendant, je joue Tailleur pour dames et bénéficie du carton du Dîner de cons. Je suis ravi. J’ai le sentiment que tout me sourit, que le Destin m’arrange. Mais ça ne dure pas. Ma sérénité de sexagénaire comblé s’interrompt violemment. Sur un coup de fil à six heures du matin.
Un dimanche, le 31 octobre 1993. Ma petite chérie, ma fille Patricia, n’a pas eu le temps d’avoir quarante ans. Son appartement de la rue de Rennes a été la proie des flammes. Ma petite fille est morte. Elle qui faisait ma joie, travaillant comme moi dans le cinéma, mais derrière la caméra, mon enfant, je ne la prendrai plus dans mes bras.
Le médecin qui vient me voir ce matin-là m’exhorte à aller au théâtre, comme d’habitude, et à jouer. Il me dit : « Si vous ne jouez pas maintenant, vous ne jouerez plus jamais. »
Je l’ai écouté. Je suis monté sur scène cet après-midi-là, je suis resté jusqu’au bout.
On ne peut pas perdre un enfant. C’est interdit, contre-nature. On meurt avant ses enfants : c’est ce sens que le cours des événements doit suivre. Sinon, on devient fou. Cette peine-là ne se porte pas, elle vous porte. Elle est irrémédiable, absolue. Ce chagrin-là ne se dépasse pas, il demeure. Heureusement, je ne suis pas seul.
Mes enfants Florence et Paul, mon ex-femme, Élodie, mes potes de toujours, Charles Gérard en tête, et ma nouvelle compagne, Natty, essaient de m’épauler dans la souffrance qu’ils partagent. Mes proches en rangs serrés, je peux faire front. Continuer de vivre, imaginer un avenir sans ma fille.
Ma fiancée me témoigne une attention touchante. J’ai rencontré Nathalie Tardivel dans des circonstances autrement plus marrantes que celles qui nous rapprochent maintenant.
C’était à Roland-Garros, où je venais avec mes potes et Maya, un yorkshire dont j’avais hérité dans la séparation d’avec Carlos Sotto Mayor. Je me suis assis à ma place, où ma voisine avait posé son chien, la copie conforme du mien, que je n’ai pas vu et sur lequel j’ai failli m’asseoir. Nous devions avoir davantage en commun que les chiens pour nous être mariés et avoir eu ensemble en 2003 une petite fille, Stella, qui est mon rayon de soleil.
Pour ne pas rester inactif après le décès de Patricia, et parce que j’aime son travail, j’ai rejoint l’énorme équipe que Lelouch avait réunie pour ses Misérables.
J’y étais un Jean Valjean crédible, parce que blessé. J’ai ensuite repris le théâtre, comme un entraînement intense qui m’aiderait à dormir, et le cinéma aussi.
Néanmoins, j’avais ralenti le rythme des tournages. D’abord, parce que je commençais à fatiguer un peu. Légitimement, je suppose, après quatre-vingts films. Et puis parce que, après avoir joué dans Peut-être, une comédie fantaisiste et réjouissante d’un jeune réalisateur doué, Cédric Klapisch, dans un mauvais Broca, Amazone, et figuré dans le film de Bertrand Blier, Les Acteurs, j’ai eu de sérieux problèmes de santé. Victime d’une attaque qui m’a laissé à moitié paralysé, il a fallu que je consacre mon énergie à récupérer une partie de ma motricité, ma faculté de parler, mes réflexes.
Encore aujourd’hui, je surveille ma mobilité, mon autonomie, par des exercices réguliers. Francis Huster a osé, après 2001, me réclamer dans son long métrage, Un homme et son chien. J’ai accepté parce que cela m’amusait d’être à nouveau sur un plateau, traité avec tous les égards, dans ce climat de bienveillance dont je ne me lasse pas.
Tourner une nouvelle fois a stimulé mon rétablissement, m’a donné une raison de plus de bien recouvrer l’usage de la parole.
Mon fils Paul, lui aussi, m’a fait tourner l’année dernière. Dans un documentaire sur moi ! Il m’a ramené sur les lieux de mes forfaits, dans les Studios de la Victorine, à Nice, sur la Côte d’Azur, et ceux de mon honneur, comme le musée de mon père. Tous les potes, qui l’ont vu grandir, ont aussi répondu à ses questions sur moi. Ça m’a ému qu’il fasse ce film. Qui mieux que lui pouvait le faire ? Il garde et laisse une trace de ce que fut ma vie, de ce qu’elle encore : un moment de joie qui se prolonge, comme je veux.
Maintenant, je n’ai plus qu’à laisser filer les jours dans le bonheur de profiter de ma tribu, qui s’est agrandie avec six petits-enfants. Les enfants de Florence, Annabelle, mannequin, Christopher, dans la restauration, et Nicolas, étudiant, et les trois fils de Paul, Alessandro, bientôt chef étoilé, Victor, lancé dans le cinéma, et Giacomo, qui ne sait pas encore ce qu’il fera. Il est trop tôt. Il vient de passer son bac, comme moi à Saint-Nazaire ! Alors je suis fier de lui. De ses frères et de ses cousins. Mon neveu Olivier, le fils de mon frère Alain, lui, a ouvert un cours de théâtre. Il y aura donc toujours des artistes dans la famille.
Finalement, après avoir revisité ma vie, j’avoue n’avoir que trois regrets : l’adaptation de Voyage au bout de la nuit, Scapin évidemment, et Mesrine.
Mon agent Gérard Lebovici avait eu un contact, par le biais de ses étranges fréquentations, avec Jacques Mesrine, en fuite au Québec après avoir déjà largement entamé sa carrière de criminel. Via mon ami, j’avais ainsi eu la possibilité d’acheter les droits de son bouquin L’Instinct de mort, tandis que l’ennemi public numéro un rentrait au pays. Il s’y est fait choper après un braquage et a été envoyé en taule, d’où il a commencé à m’envoyer des lettres lunaires, dans lesquelles il écrivait par exemple : « J’ai entendu ici que quelqu’un veut te casser la gueule. Tu me fais signe, je l’aurai. »
Audiard et Godard étaient tous les deux emballés par le projet d’adaptation de L’Instinct de mort. Mais Jean-Luc a eu la maladresse de m’expliquer comment il voyait le film et mon rôle, qui consistait à être l’ombre de Mesrine ! Comme il n’était pas envisageable que je joue autre chose que l’original, le vrai Mesrine, j’ai laissé tomber. Le film ne s’est pas fait, pas tout de suite en tout cas. Et pas avec moi.
Il m’est resté de cette histoire la voix de Mesrine en cavale qui m’appelle chez Maxim’s le 1er janvier pour me souhaiter une bonne année, ou les mots dans ses courriers, cette phrase rédigée avant de s’évader, au sujet du scénario de L’Instinct de mort : « N’écrivez pas le mot “fin”. »