Nous ne sommes pas au point, malgré notre préparation. Mais ça ne m’inquiète pas plus que cela. On finit toujours par se débrouiller pour combler le blanc ou l’instant de confusion où plus personne ne sait ce qu’il doit faire ou dire, ni même quel est son rôle.
Au moment de répéter, nous ne nous soucions guère de l’absence de metteur en scène et personne n’a l’idée ou l’envie d’être le chef et de risquer d’être contredit d’abord, détesté ensuite.
Au fond, nous ne sommes que des gamins avec l’envie de nous amuser et, pour ça, il vaut mieux pour l’instant ne pas compter sur l’aide des adultes. La guerre ne nous arrange pas : elle nous appelle à la sagesse, nous dissuade d’ajouter des motifs de tracas à nos parents. Quand ils sont là, ou encore là.
Au contraire, nous cherchons, en petits anges que nous sommes, à les distraire, à leur faire oublier pendant vingt minutes leurs inquiétudes et leurs peines. Et, sans trop m’avancer, je crois que nous réussissons dans cette entreprise. Autant par notre habileté dans le jeu que par notre talent pour l’anarchie joyeuse.
À Clairefontaine, Alain et moi sommes en très bons termes avec les enfants des amis de nos parents dans le coin, notamment un dénommé Pierrot avec lequel nous formons un trio. Lorsque nous apprenons que les adultes ont prévu de dîner ensemble à la maison, nous nous lançons dans l’élaboration d’un spectacle à leur offrir à l’heure de l’apéritif. Nous commençons les répétitions le plus tôt possible, avec pourtant cette sensation permanente de nous y prendre trop tard.
Au programme de ces réjouissances théâtrales, nous mettons les quelques classiques que nous connaissons, sachant qu’ils n’y resteront pas longtemps. Nous avons une légère préférence pour les histoires dont les héros transgressent les règles, se comportent de manière chevaleresque, avec courage et majesté. J’adore Les Trois Mousquetaires, parce que le bouquin d’Alexandre Dumas contient tous les ingrédients requis. L’amitié du Gascon d’Artagnan avec les trois autres, la beauté de Milady, l’honneur à sauver de la reine. Tout, dans ce roman de cape et d’épée, m’enchante. Et pour nous, jeune troupe de campagne, il a l’avantage de proposer un nombre suffisant de rôles et d’exiger quelques accessoires faciles à fabriquer, le bois remplaçant le fer, les feuilles les plumes, et le papier le tissu des collerettes de mousquetaires.
Les rebondissements et multiples scènes de poursuite avec duels nous donnent le prétexte de nous agiter, de courir, de sauter, de déployer notre énergie. Je suis en train de trouver la meilleure couverture possible pour être un garnement, le meilleur moyen de déconner en toute impunité. Mieux, de déconner sous les applaudissements et les félicitations, sans faire disparaître le sourire de Maman. J’entrevois, de façon précoce, l’intérêt du métier que je vais exercer.
Je prends un tel plaisir à chahuter, déguisé, et à improviser généreusement quand mon texte s’est effacé de ma mémoire à cause de l’excitation éprouvée, que je me débrouille pour faire durer la représentation. Parfois même les adultes, suffisamment divertis, sont obligés d’y mettre eux-mêmes un terme.
Quand nous donnons Les Malheurs de Sophie, nous débordons légèrement moins, notre folie reste davantage contenue par le texte. Mais il n’est jamais question de calme sur les planches de brousse.
Là, nous oublions le reste. Nous sommes délestés de la gravité du monde, et de son histoire, par notre innocence enfantine et notre enthousiasme dans l’amusement. Nous regrettons seulement que les adultes ne se fréquentent pas plus souvent pour nous assurer des spectateurs permanents, toujours disponibles pour nous regarder faire les couillons, avec des vêtements trop grands et des moustaches dessinées au charbon.
Passer mon temps à faire l’idiot avec une bande de camarades, aussi bien intentionnés que moi, devient très vite un authentique vice chez moi. Il faut que je m’y adonne régulièrement et passionnément.
Là où nous passons nos vacances d’été, à l’hôtel Castel-Fleuri de Piriac-sur-Mer, dans la Loire-Atlantique, je suis si heureux de retrouver les copains que je redouble d’énergie. Il faut bien avouer que, sur les cinq trublions que nous sommes, chacun y met beaucoup du sien. Aussi la surenchère nous emmène-t-elle assez loin sur l’échelle de la pitrerie et des blagues. La liberté que nos parents nous accordent l’été, nous en faisons bon usage.
Dans la gentille horde que nous composons, je suis reconnu pour être le plus secoué et aussi le plus baratineur, capable de charmer l’autorité au moment où elle risque de s’abattre implacablement, ou de négocier pour obtenir une autorisation quelconque.
Je fais d’ailleurs officiellement mes preuves dans l’art de palabrer. Un jour, je passe devant l’annonce d’un concours organisé par les forains sur la place du village : celui du meilleur bonimenteur local. Mon sang ne fait qu’un tour, et je me présente tout naturellement, seul gamin au milieu de grands alléchés, eux, par les lots, tandis que je le suis seulement par la gloire.
Il s’agit de vendre le produit qu’on m’impose. Le mien a de quoi faire rire un môme : je dois vanter les bienfaits du slip. Toute mon éloquence pour un sous-vêtement !
Comme mes parents m’en ont toujours montré l’exemple, je prends alors le parti de jouer de la cocasserie de l’exploit à accomplir et demeure optimiste quant à mes chances d’en sortir vainqueur. Car, malgré les apparences, j’ai un immense avantage à devoir valoriser le slip : la familiarité.
Des slips, j’en porte tous les jours, des blancs de préférence. Autant dire que je suis incollable sur le produit. J’ai eu l’occasion de remarquer, par exemple, l’importance des élastiques, ou de la taille des trous pour les jambes, ou du volume de tissu devant, ou même derrière. Et cette intimité que j’entretiens, par force, avec les slips, je saurai la partager avec les gens qui m’écouteront en parler. Tout le monde connaît le moment embarrassant du slip qui lâche ou qui se met en boule sous le pantalon, ou qui remonte trop haut sur la taille en irritant la raie des fesses. Alors, il ne sera pas si compliqué de faire acheter à des gens quelque chose dont ils ne peuvent se passer et avec lequel il leur arrive d’avoir de petits tracas.
Mes arguments et ma force de persuasion me permettent d’atteindre la première marche du podium, avec fierté et un fou rire qui pointe, sous l’œil écarquillé de mes amis sidérés.
Grâce à mes talents d’orateur, j’ai gagné le lot le plus précieux, mais pas le plus intéressant : un service de table. Mais mon dépit n’a duré que les quelques secondes qu’il m’a fallu pour songer au moyen de tirer quelque chose de la récompense.
Dans l’établissement où nous logions pendant toutes les vacances, elle serait tout à fait la bienvenue. C’est comme ça que j’ai refourgué les assiettes et tout le bazar qui allait avec aux propriétaires du Castel-Fleuri, M. et Mme Loyer. Ils souriaient de ma débrouillardise, et moi de l’argent de poche obtenu à la tchatche, en faisant ce pour quoi j’étais doué : amuser la galerie.
Mais toutes mes bêtises ne débouchent pas sur des gains sonnants et trébuchants. Il arrive aussi que je les réalise pour rien, juste pour le plaisir de rire et de faire rire. Devant l’afflux des touristes, un jour, me vient l’idée d’une blague dont je pourrai jouir plusieurs fois dans l’été.
Sur la côte, nombreux sont les vacanciers qui flânent, visitent, se baignent. Je décide de me faire passer auprès d’eux pour un jeune Britannique envoyé en villégiature de l’autre côté de la Manche. Pas un pour ne pas gober mon personnage. Je suis assez habile pour contrefaire l’accent anglais, j’habille avec gourmandise toutes mes phrases de délicieuses intonations british.
Manifestement, je suis crédible dans la peau du jeune Anglais courtois qui s’efforce de parler la langue du pays sans pour autant effacer ses racines. Ce sketch marche très fort : les touristes ne doutent pas de mon authenticité et mes copains se gondolent en me voyant poser. Quant à mes parents et autres adultes au courant de ma véritable nationalité, ils admirent mon audace et rient de mes pitreries. Eux non plus ne s’en lassent pas. Mieux, ils s’en félicitent, me voyant heureux et terriblement vivant. Hélas, je finis par être démasqué quand un de ceux que j’ai bernés m’entend parler un français trop courant, sans accent. Il me passe alors un savon mémorable, ruinant ma réputation dans le coin, et ce jusqu’à l’année suivante.
Si je sème, dès que possible, la zizanie ailleurs, la plupart de mes idioties, je les réserve à mon terrain de jeux d’origine : Paris.
C’est à cette ville que je veux donner le meilleur, c’est là que je bande l’arc de mes talents de clown. À cette ville, et surtout à mon quartier que j’aime, cet immense jardin dans lequel j’ai pu grandir en liberté.
Pour moi, le quatorzième — et ses arrondissements limitrophes, cinquième et sixième — représentait le must, l’Éden, l’Olympe, Babylone. Rien n’égale la rue Daguerre et ses commerçants avenants, la place Denfert-Rochereau et le bronze du lion de Belfort sur lequel grimper. Les allées des jardins de l’Observatoire où nous allions le jeudi avec Maman servent de stade où je participe, grâce à ma petite sœur, à des courses de poussettes. Avec des camarades, nous laissons chacun notre cadet dans l’engin et courons comme des dératés. Impossible d’éviter à chaque fois les chutes : Muriel a ainsi pâti de ma maladresse, et s’en souvient encore aujourd’hui.
Les élégantes de la Coupole, les cafés et bistrots où s’agite une faune d’artistes et de clochards, l’agitation de la rue de Buci et le marché dominical du boulevard Raspail me ravissent. Nous vivons dans une partie de la capitale encore très privilégiée, car le calme et le chant des oiseaux y sont préservés, sans que l’ambiance y soit mortelle. Malgré le voisinage du cimetière, de l’autre côté de la rue Victor-Considérant, courant sur une cinquantaine de mètres, et sur lequel nous n’avons pas vue.
Là, je coule des jours d’enfant heureux. Je n’ai pas dix ans, mais je contemple le quartier comme s’il était mon royaume. J’en dénombre les richesses et en recense les sujets (ceux que je connais) ; j’en fais plusieurs fois le tour dans la semaine pour m’assurer que tout est intact et pour repérer des espaces inédits où s’amuser. Même s’il est inutile d’aller bien loin : mon immeuble offre déjà tout l’équipement ludique, constituant un chapiteau parfait et très pratique, puisque facile d’accès.
En matière de cirque, je ne dispose pas d’autre expérience que celle de spectateur. Ma mère, au moment des fêtes de Noël, nous emmène voir les clowns. Ils me fascinent, je ne peux détacher mes yeux de leur nez rouge et de leurs singeries en costume rayé et nœud papillon. Je rêve d’être des leurs ; de pouvoir, comme eux, déclencher des rires à l’envi et diffuser de la joie autour de moi. Je répète à Maman : « Moi aussi, je veux être clown. » Elle aurait pu répondre : « Tu l’es déjà, mon fils. »
Elle essaie à peine de freiner ma propension aux diableries en tout genre. Il lui arrive de réagir, de me gronder deux minutes quand, vraiment, je dépasse les limites, quand je me mets en danger. En ce temps-là, elle n’imagine pas que mon inconscience survivra à mon enfance.
Régulièrement, je m’adonne à une acrobatie spectaculaire dans la cage d’escalier de l’immeuble. Sur le palier du cinquième étage où notre logement est situé, je me suspends à la rambarde dans le vide. Soit je suis accroché par les mains, la tête en haut, soit par les jambes, la tête en bas. Ce qu’il convient d’appeler la position du « cochon pendu ». Cette dernière figure épouvante les voisins quand ils sortent de chez eux au mauvais moment. Souvent, ils se précipitent sur la sonnette de l’appartement pour prévenir ma mère que je suis en train de faire le zouave et que ça risque de « mal se terminer ».
Eux, ce sont des gens bien, et responsables. Qui s’étonnent peut-être de la placidité de Maman, que l’accumulation de mes bêtises a lassée, et qui se contente généralement d’un : « Jean-Paul, s’il te plaît, arrête de faire l’idiot. »
Je la soupçonne d’ailleurs d’intervenir par acquit de conscience, pour répondre le plus correctement possible aux attentes des voisins. En réalité, elle fait confiance à ma souplesse, à ma hardiesse et à ma chance. Et puis, elle n’est pas ce genre de mère étouffante qui couve ses chérubins de peur qu’ils ne s’abîment, qui prévoit avec un pessimisme fataliste tous les accidents possibles, et qui leur fait garder le lit au moindre petit rhume ou bobo.
Lorsque, bien des années plus tard, fidèle à mon penchant pour la voltige, je réaliserai les cascades moi-même dans les films, Maman n’éprouvera pas davantage de frayeur, ô combien détachée des considérations maternelles ordinaires.
Alors que je suis hospitalisé pour une hanche cassée après une pirouette qui a mal tourné, elle vient me rendre visite. Elle déboule en tornade dans ma chambre et me demande d’emblée, avec un air affolé : « Tes jambes ? Où sont tes jambes ? » Je suis un peu surpris par la brutalité de son entrée et par l’étrangeté de cette question, dont la réponse me semble si évidente. Je soulève le drap pour m’assurer avec elle que mes jambes se trouvent bien à l’endroit présumé. Elle paraît très soulagée, et s’exclame : « Ah, ça va, alors ! Je croyais qu’elles étaient cassées ! »
Là-dessus, Maman tourne les talons, passe la porte de ma chambre et disparaît. Sur mon lit, je reste soufflé. Ma hanche cassée ne mérite pas cinq minutes de présence à mes côtés, ni un soupçon de compassion. Le principal est que mes jambes soient sauves. Le reste, elle s’en moque.
Pour sortir ma mère de son stoïcisme, il faudrait que je réalise des prouesses bien plus spectaculaires qu’un pauvre petit cochon pendu à la rambarde du cinquième. J’essaie pourtant de mettre le paquet pour la surprendre, avec la complicité de mon frère qui lance à chaque fois l’alerte.
L’un de mes jeux favoris consiste, lorsqu’on m’appelle pour dîner, à passer par l’extérieur, en enjambant le balcon depuis la chambre de ma petite sœur Muriel. Mes parents me voient alors arriver par les airs plutôt que par le couloir. Papa explose de rire. Et Maman se contente d’émettre une remarque pour la forme, comme pour dire : « D’accord, je suis l’autorité. »
S’ils ne me poussent quand même pas à faire l’imbécile, mes parents ne me l’interdisent pas non plus et je ne manque pas d’interpréter leur mansuétude comme une sorte de permission tacite. La décontraction avec laquelle ils me regardent grandir, ou pas, témoigne de la confiance qu’ils accordent à ma destinée.
De toute leur vie, ils ne s’inquiéteront véritablement qu’une fois pour moi : en 1970, lors du trente-septième Gala des artistes. J’ai prévu pour l’occasion un numéro un peu osé de voltigeur qui fait semblant de ne pas maîtriser sa chute. Or, je n’ai pas eu le temps ou l’idée de prévenir mes parents, qui vont y assister. Je suis, il faut l’avouer, très excité à la perspective de cette saynète aérienne dans un cirque.
J’ai bien rôdé mon tour avec mon complice au sol, Mario David, en clown blanc, pour me donner la réplique. Je m’assois partout dans les gradins et, à chaque fois, il me demande de me relever : « Mais, monsieur Belmondo, ce n’est pas votre place. » Stratagème de clown pour me faire grimper sous le chapiteau. Je disparais, puis j’arrive finalement par les airs. Alors, je dois dire : « C’est un peu haut, là », et ajouter un truc du type : « Ah, on est là pour faire des acrobaties ! »
Le clown, lui, continue son manège et m’enjoint de redescendre. S’ensuivent quelques minutes où je dois coincer mon pied dans une corde. Puis me lancer dans les airs, retenu par une seule jambe. À la moitié du chemin, la tyrolienne se casse pour de faux, je crie et finis par atterrir à ras du sol. Tout content de mon sketch.
Sauf que, le soir du Gala, l’illusion a si bien convaincu Maman qu’elle a laissé échapper un cri de frayeur, tout à fait certaine que j’allais me briser la nuque devant elle. Après le spectacle, elle me passe un savon comme elle ne l’avait jamais fait au cours de ma si tendre enfance.