13. Complices

Je n’ai pas peur. J’ai confiance. Mon pote, mon maître ès cascades, Gil Delamare, est là, de l’autre côté. Il a vu que j’étais coincé. Il ne me laissera pas mourir. J’en suis sûr. Je n’ai pas peur, mais j’ai mal. Et puis, je préférerais quand même ne pas rester trop longtemps comme ça, en l’air. Je n’ai pas le cœur à profiter de la vue incroyable que m’offre l’altitude sur cette ville qui sort de terre, Brasilia.

Il y a quand même un vide de quarante étages sous moi. Ce matin, ce foutu câble a pourtant été vérifié avec mon poids en sacs de sable. Gil est un très bon professionnel : il calcule et s’assure plusieurs fois de la sécurité de l’acrobatie à réaliser.


Malgré tout, le câble s’est cabré quelques minutes plus tôt, alors que je progressais, une main après l’autre, du toit d’un immeuble à celui d’en face.

Et, maintenant, je suis bloqué au milieu. J’ai beau être entraîné, sportif et musclé, mes bras fatiguent. Le droit est en train de virer au blanc. L’engourdissement, ou le début de la fin. Il faut agir avant qu’il ne gagne aussi le gauche. Gil me hurle d’attraper le câble avec les jambes pour soulager le reste. Ce que j’arrive à faire, moyennant un effort accentué des muscles abdominaux. Dès que mes chevilles sont enroulées, je relâche le bras droit. Pas trop longtemps. Ne pas s’éterniser.

En me tirant avec les jambes, j’avance lentement sur le filin. Je m’encourage en jaugeant le peu de distance qu’il me reste à effectuer. Un mètre, puis l’autre. Et hop, je parviens à la corniche, où l’on me réceptionne avec bonheur : ils avaient tous arrêté de respirer.


Quel soulagement ! Gil, qui devait initialement réaliser les cascades, et Philippe se seraient bêtement sentis coupables de ma chute. Alors que c’est moi qui ai choisi de prendre des risques. En réalité, c’est Broca qui y a pensé tandis que je lui racontais comment, enfant, j’étais un acrobate patenté qui se pendait à la balustrade du cinquième étage, et Gil qui me l’a suggéré d’un : « Pourquoi tu ne le ferais pas toi-même ? »

Quand Alexandre Mnouchkine, le producteur, a su que je voulais être la doublure de Gil Delamare, il m’a engueulé. Mais j’ai réussi à le persuader de me laisser essayer. Et, devant un essai réussi en passant d’une fenêtre à une autre, sur la cime d’un immeuble, il a permis que je fasse toutes les cascades moi-même. Même les plus désagréables, telle la suspension dans un parachute au-dessus d’une rivière infestée de piranhas mobilisés pour me bouffer les orteils.

Ce genre d’épisodes dangereux nous donnait aussi des raisons de déconner. Parce que nous avions, Philippe de Broca et moi, la joie en bandoulière.

Pour des raisons communes, nous avions choisi de rester des enfants qui jouent, qui transgressent, qui se comportent de façon inconséquente.

Derrière nous, il y avait eu la guerre de 1939, et surtout l’Algérie. Lui, il était au service documentation de l’armée, qui lui commandait des films pédagogiques sur le chargement des armes. Dont il s’amusait à inverser les séquences de sorte que ça ne puisse pas fonctionner. Après avoir assisté à toutes les horreurs commises là-bas par des adultes, il n’a plus jamais voulu en être un.

Ce qui m’arrangeait considérablement. D’autant que le bonhomme qui produisait ses films avait, lui aussi, un formidable sens de la rigolade et une grande mansuétude à l’égard des idiots que nous étions, Philippe et moi. Alexandre Mnouchkine n’a cessé d’être le meilleur des alliés, le plus compréhensif de tous les producteurs que j’aie pu côtoyer.


En arrivant au Brésil, à Rio, en équipe réduite — compte tenu des coûts importants d’un tel déplacement — et chanceuse, treize, il nous a prévenus que les fonds destinés à régler l’hôtel n’avaient encore pas été transférés depuis la France.

Aussi nous a-t-il vivement recommandé d’être raisonnables, de ne rien abîmer, de rester sages et polis dans notre lieu d’hébergement. Nous avons dit d’accord ; personne n’y croyait, mais peu importait.

Au bout de deux jours de tournage, nos fausses bonnes résolutions s’étaient dissipées dans l’excitation de l’exotisme brésilien. Et dans notre nature profonde. Mnouchkine savait de quoi nous étions capables. Il connaissait notre passion des jeux stupides qui finissent mal, c’est-à-dire en dehors des convenances. À part le cinéma, nous ne respections rien.


L’un de mes préférés, auquel j’étais sérieusement entraîné, était le déménagement aérien. Le principe en était basique et facile ; les effets, jubilatoires. Celui des deux qui gagnait était celui qui balançait le plus vite tous les meubles de la chambre de l’autre par la fenêtre. Hormis les meubles trop lourds, tout finissait par sortir de manière expéditive, en volant. Le temps que le personnel de l’hôtel réagisse, les chambres avaient été vidées.

L’énervement dans lequel notre amusement a plongé le directeur de l’établissement carioca nous faisait poiler, jusqu’à ce que nous entendions le bruit des voitures de police. Là, nous avons aperçu une équipe de moustachus virils et armés qui ne comptaient pas s’être dérangés pour rien. Je suis retourné très vite dans ma chambre et me suis caché sous le lit que Broca n’avait pu déplacer. Les policiers se sont lassés de me chercher, largement apaisés par les sourires de ma femme qui se tenait fixement devant le lit et dont je voyais les petits pieds bouger devant les bottes, et ils sont partis.


Heureusement, nous avons fini par quitter Rio, ce qui nous a empêchés d’avoir de graves problèmes. Nous sommes allés déranger le nord du Brésil.

Je dois dire que, à Manaus, je me suis senti particulièrement inspiré. Nous avons réalisé avec Philippe l’une des blagues dont je suis le plus fier : fourrer de la farine dans les climatisations des chambres de l’hôtel, de sorte qu’il suffisait que les clients les mettent en route — la première chose qu’ils faisaient en entrant, vu les chaleurs excessives de ce genre de pays — pour qu’ils se retrouvent entièrement blanchis.

Mais ça ne me suffisait jamais, une dinguerie en entraînant une autre. En arpentant le marché amazonien de la ville, je me suis pris d’affection pour de ravissants petits crocodiles dont je redoutais qu’ils ne terminent aux pieds ou à la taille de quelque vilain capitaliste à cigare. J’ai décidé de dévier la destinée de l’un d’eux. Je lui ai choisi un nid parfait, au frais, un petit bassin cosy où s’ébrouer : la baignoire de la chambre de Simone Renant, compagne de Mnouchkine le producteur. Quand la dame a découvert le crocodile gentiment installé dans ses appartements, elle a poussé un cri à réveiller les morts. Après coup, elle en a ri, mais, à la vue de l’animal à grande bouche, elle a frôlé la syncope.


Notre séjour en Amérique du Sud pour mettre en boîte L’Homme de Rio, qui a été consacré « film préféré de ma mère », m’a laissé des souvenirs formidables, solaires. Comme nous n’étions qu’une poignée, la vie était fluide.

Nous fonctionnions comme une petite communauté en colonie de vacances : chacun faisait de tout, il n’y avait pas de hiérarchie ni de larbins attitrés. Je portais les bagages, dont ceux de ma partenaire dans le film, la charmante Françoise Dorléac.

Nos moyens étant chiches, il nous fallait sans cesse improviser, se débrouiller avec peu ; tout le monde participait. Et puis, cette façon que Broca, fan de Tintin, avait de faire de la bande dessinée en faisant des films, avec une innocence et une allégresse réjouissantes, ajoutait aux plaisirs du tournage.

Pour les aventures d’Adrien Dufourquet, le cinéaste ne s’était fixé qu’une seule règle : lui faire emprunter tous les moyens de locomotion possibles. Et trouver le motif d’aller tourner dans un pays lointain et attrayant, ce qui à l’époque représentait une excentricité. Une folie qui nous avait traversé l’esprit tandis que nous assurions la promotion au Chili de notre premier film ensemble, Cartouche.

D’abord, il avait été question de mettre à l’écran Les Trois Mousquetaires ; mais, pour des histoires de droits, ça ne s’était pas fait. En remplacement, Philippe de Broca avait déniché un autre sujet pour un cape et d’épée : la légende d’un bandit noble, Cartouche. La distribution me convenait très bien puisque j’y retrouvais Claudia Cardinale, avec laquelle j’avais sympathisé au moment de ma campagne d’Italie, et j’avais réussi à placer mon ami Jean Rochefort en remplacement de Jean-Pierre Marielle, pris sur un autre film.

De prime abord, le visage anguleux de Jean et son expression grave, pince-sans rire, a inquiété le réalisateur, qui m’a susurré à l’oreille : « Dis, il n’a pas l’air marrant, ton copain ! » Évidemment, il a vite corrigé son impression et découvert que Jean était un être drôle et charmant, parfait pour interpréter la Taupe.

Le tournage se déroulait d’abord dans une ville chère à Molière, Pézenas, où il a fallu que j’apprenne en accéléré à monter à cheval. Huit jours ont suffi, car j’y ai tout de suite pris goût. Jean, en revanche, craignait les canassons et grimpait dessus avec une maladresse comique et une tête compassée. Comme mon personnage était un voleur habile et vigoureux qui sautait, courait, se battait, bondissait et croisait le fer, j’étais dans mon élément.

On m’avait confié à un maître d’armes, Claude Carliez, qui m’enseignait l’escrime une heure par jour et, me considérant comme un bon élève — un avis totalement inédit —, n’hésitait pas à me montrer des tactiques de plus en plus élaborées et à me pousser toujours plus loin. Grâce à lui, j’ai pu réaliser toutes les cascades de Cartouche.


Ce trop-plein d’énergie dont on m’avait toujours fait grief devenait enfin une qualité. Car il en fallait, de la vitalité, pour jouer Cartouche. En la matière, c’est vrai, j’étais généreux — et satisfait, en l’occurrence, qu’on ne me le reproche plus. Non seulement Philippe de Broca validait avec enthousiasme mon travail d’acteur, mais mes camarades sur le tournage encourageaient mes fantaisies que permettait le scénario du film.

Le plateau était une fête permanente ; le Paris du XVIIIe siècle reconstitué dans lequel se passait l’action, un terrain de jeu génial. Ma fiancée dans le film, Claudia, gaie comme un pinson, accompagne et renchérit sur mes bêtises. C’est à qui sera le plus couillon.

Hélas, à cause de moi, elle meurt à la fin, et la scène dans laquelle je dois exprimer ma tristesse n’est pas simple à enregistrer. Car je n’ai pas le cœur à pleurer. Je viens à peine de sortir une vanne et ma partenaire pouffe alors qu’elle doit rendre son dernier souffle. Pour m’aider à afficher un visage grave et malheureux, Broca me gratifie d’un étrange conseil : « Pense à un autobus. » Je crois que ça a marché, puisque l’on ne voit pas mon bonheur à l’image. Une fois Cartouche achevé, impossible de nous arrêter dans la voie du chahut. À la soirée de première, trop coincée et mondaine pour nous, nous cherchons un moyen de fuir l’ennui.

Qui se présente sous la forme d’immenses jarres remplies de semoule prévue pour le couscous. Je fais signe à Claudia, qui vient se planquer sous une table avec moi à proximité des réservoirs. Dans notre cachette, nous initions un petit atelier « boulettes ». Avec la semoule que nous prenons soin de bien tasser, nous confectionnons une grande quantité de balles tièdes. Une fois assez armés, nous passons à l’attaque. Très vite, une pluie de semoule s’abat sur la pièce, ne laissant personne indemne. Chaque invité reçoit sa part sur le visage, le veston, le pantalon, la moustache… La présentation de Cartouche est une réussite totale, un événement marquant dont tous les gens présents se souviennent.

Mais je ne me contente pas de cette soirée mémorable ; je récidive lors d’une conférence de presse. Je défais ma ceinture sous la table, et finis par me mettre debout pour discuter avec les journalistes. Peu à peu, mon pantalon glisse sur mes jambes jusqu’à mes chaussures. Bien sûr, je fais mine de n’avoir rien remarqué et continue de répondre à la curiosité des médias, en slip. Je parle ainsi depuis deux minutes, quand je vois débouler du fond de la salle mon camarade Philippe de Broca qui, expert en surenchère, s’est totalement déshabillé. C’est à poil qu’il monte sur l’estrade pour parler de Cartouche. La salle a dû apprécier notre sketch improvisé, puisque les articles furent élogieux !

Le film lui-même devint rapidement populaire, entraînant plus de trois millions de spectateurs. Rien de mieux qu’un carton au box-office pour caresser l’ego et encourager à continuer. Car le seul avis qui vaut, c’est celui du public.

Broca, lui, ne sait pas être flatté, se contenter de ce qu’il a fait. Il se reproche ceci ou cela, et lorsqu’on lui dit : « J’ai raté ton dernier film », il a l’humour et l’humilité de répondre : « Moi aussi. »


Deux ans plus tard, il est inquiet lorsque, de retour à Paris, il monte les rushes et propose une première version à toute l’équipe. Il n’a pas le sentiment de regarder un vrai film, mais la vidéo de vacances d’une bande de joyeux abrutis. Le producteur, Alexandre Mnouchkine, trouve ça très bien, et tente de le rassurer. En vain. Pourtant, il a raison : L’Homme de Rio est plus que viable. Tout le monde l’aime.

En France, où les spectateurs font la queue de bon matin. Aux États-Unis aussi, grâce à la publicité faite à l’œil par le frère du président, Robert Kennedy, qui l’a adoré alors qu’il l’a vu en français.

Plus tard, Spielberg écrira à Broca qu’il l’a regardé neuf fois, qu’il s’en est imbibé au moment d’écrire ses Aventuriers de l’arche perdue.

Moi, j’étais ravi de constater que notre collaboration avec Philippe portait ses fruits, en or, et que la joie et la sincérité investies payaient. Grâce à ces deux films, en outre, j’avais ajouté une nouvelle source de plaisir pour moi : les cascades.


Épaulé par Gil Delamare et porté par la confiance de Broca, je suis désormais capable d’accomplir toutes les actions, y compris les plus périlleuses, de mes personnages. J’ai passé au Brésil mon baptême du feu en tutoyant le vide. Maintenant, je pourrai tout faire. Et tout m’intéresse. Il suffira qu’il y ait entre les réalisateurs et moi une amitié créatrice, une complicité assez forte et un respect mutuel, pour que tout soit possible. C’était le cas avec Philippe de Broca et avec Henri Verneuil, dont les Cent mille dollars au soleil, western contemporain dans lequel j’obtins un rôle, affrontait au firmament de la gloire L’Homme de Rio.


Au mois d’août 1963, une équipe là aussi folklorique, composée entre autres de Bernard Blier, Lino Ventura, tout juste sortis des mythiques Tontons flingueurs, et moi-même, débarquait à Ouarzazate, dans le Sud marocain, pour tourner un rodéo de camions, émaillé des dialogues savoureux de Michel Audiard. Verneuil étant un type professionnel, et profondément humain, il est facile pour moi de travailler avec lui. Il ne prétend pas diriger les acteurs, mais les choisit en fonction de la manière dont ils se dirigent eux-mêmes. Il apprécie les belles natures, les acteurs qui ne jouent pas, et se frotte les mains de nous réunir, Lino, que je retrouve avec joie, Blier et moi.

Entre les scènes, les deux bons vivants que sont mes partenaires, en manque de gueuletons franchouillards, parlent de bouffe. Bernard décrit avec un talent incomparable le bruit d’une baguette fraîche que l’on croque, le rose lisse des rillettes et la délicieuse odeur du boudin. Au point de nous rassasier et de dédaigner les sandwiches fournis par la production.

Le soir, Lino l’Italien, lassé par le pois chiche, fait cuire les pâtes dont il a apporté tout un stock. Pour le taquiner, Blier le pince-sans-rire fait mine de critiquer sa cuisson et le met hors de lui pour de vrai.

Avec moi, c’est quand on répète une scène qu’il me fait croire que je suis nul. Bernard me regarde méchamment et, avec un ton réfrigérant, il me crucifie : « Tu ne vas quand même pas jouer comme ça ? » En fait, il plaisante ; il s’entraîne à jouer, teste sa crédibilité sur les copains. Parce que c’est ce qui manque au septième art, la présence réactive d’un public. Nous le remplaçons par nos partenaires sur lesquels nous vérifions notre justesse. Les rires que l’on entend au théâtre, je les cherche sur le plateau. Alors, comme Blier, je les prends chez les copains entre les prises, ou pendant.


Je lance notamment des concours de pets in situ, exercice très utile pour développer ses capacités de concentration et de flegme au travail.

La première fois, j’ai vu le sourcil de Bernard se soulever subrepticement ; mais, la surprise passée, il a surenchéri d’une telle manière, sonore et martiale, que j’ai su avoir un adversaire à ma taille. Il a d’ailleurs remporté le titre au classement général. J’aurais pu sombrer dans la nostalgie, le tournage achevé, tant il avait été une rigolade incroyable avec des acteurs formidables, si Henri Verneuil ne m’avait pas emmené faire un autre film avec des copains.

Le décor de Week-end à Zuydcoote détonne, lui, sur les paysages d’Afrique du Nord ; mais, pour ce qui est de la déconnade, le niveau est maintenu. C’est à Dunkerque que l’on tourne cette adaptation très sérieuse de Robert Merle, laquelle retrace un épisode tristounet de notre histoire : la débâcle de 1940.

Verneuil a obtenu un budget pharaonique qui lui permet de louer tous les équipements de guerre nécessaires à la crédibilité de l’action et de recruter une belle palette de comédiens ainsi qu’une légion de figurants, trouvés sur place, payés le premier jour, ivres morts les suivants. Nous sommes une vaste bande de joyeux lurons. Parmi eux, de très bons potes, Jean-Pierre Marielle et Pierre Vernier, auxquels s’ajoutent Pierre Mondy, François Périer, Georges Geret, Jean-Paul Roussillon… Pas une scène n’échappe à nos conneries.

Marielle interprète un prêtre qui, à un moment du film, retrouve les affaires d’un soldat mort, incarné par Périer. Derrière lui, des avions passent et un bruit d’explosion se fait entendre. Il doit prendre le portefeuille du héros défunt en disant : « Je vais envoyer ses papiers à sa femme », et l’ouvrir sur la photo — choisie par Verneuil — d’une épouse visuellement compatible avec Périer.


L’action commence et mon camarade Marielle joue à la perfection le curé compatissant et triste, soudain investi d’une belle et touchante mission. Comme convenu dans le scénario, il saisit délicatement le portefeuille et énonce sa phrase d’une voix grave et responsable. Mais, quand il ouvre les papiers, il sursaute, crie : « Oh non ! Arrêtez ! », et se met à trembler et à pleurer de rire. Verneuil lance : « Coupez ! », puis « Jean-Paul ! », d’un ton accusateur. Innocemment, je me défends : « Mais pourquoi tu me regardes comme ça ? » Bien sûr, il a deviné que c’est moi qui ai substitué à la photo de l’honorable compagne du décédé une image pornographique où l’on voit une femme dénudée très occupée par un type.


Henri Verneuil me gronde pour la forme, mais ne s’énerve pas complètement. Sauf une fois, parce que notre propension à faire les cons prend ce jour-là les allures d’un sabotage.

La logistique de Week-end à Zuydcoote était spécialement complexe et lourde. Des pneus devaient brûler dans la ville pour reconstituer l’atmosphère irrespirable des combats, et des avions sillonner un grand espace aérien contrôlé par différentes bases. Le réalisateur avait lui aussi l’obligation de se mettre dans la peau d’un général, planifiant et passant des ordres à la radio. Le timing est serré et précis. Des avions sont coordonnés avec des explosions et un peuple de figurants. La scène est très compliquée, délicate, et ne peut donner lieu à trop de prises.

Mais quand ce n’est pas moi qui fais l’idiot, c’est un autre. Et là, c’est François Périer qui balance une vanne à Pierre Mondy, qui part dans un fou rire qui m’entraîne aussi.

Le problème, c’est que la situation, la pression de tous ces gens et coucous en place pour tourner nous empêchent de nous arrêter de rire. Comme à l’école, quand on se gondole d’autant plus qu’on n’en a pas le droit.

D’abord patient, Verneuil finit par gueuler. Ce qui n’a d’autre effet que d’aggraver notre hystérie. Nous nous tordons tous les trois, nous tenant le ventre et pleurant de rire. Le moment dure une éternité pendant laquelle, en effet, nous bloquons le tournage. Mais nous fabriquons un souvenir heureux.

Après ce fou rire magistral, Pierre Mondy se mettra des cotons dans les oreilles pour ne pas entendre nos blagues et rester concentré sur son rôle.


L’une de nos farces favorites pendant ce Week-end à Zuydcoote était d’asperger avec les lances à eau de pompiers des flics qui se tenaient là et auxquels on faisait croire, après les avoir entièrement mouillés, que c’était par erreur, que nous les avions pris pour des figurants. Ils goûtaient fort peu notre méprise répétée et ont fini par se révolter.

Tout comme la mairesse de ce village du Nord que le film mettait à feu et à sang, pourrissant son environnement sonore et visuel, dérangeant ses directions, distrayant bizarrement ses habitants avec une fausse guerre. Mais, quand elle s’est déplacée pour se plaindre de ce tournage insupportable, je l’ai accueillie avec des pétards qui ont failli la convaincre de nous l’interdire. Mais Verneuil a pu finir son film, nous nos facéties, et tout le monde était heureux. Surtout les spectateurs quand ils l’ont découvert.

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