Une pluie fine a commencé de tomber sur le bitume gras qui ne l’absorbe pas encore. Ma Dauphine Gordini orange est un petit bijou de précision que je conduis comme elle le mérite, vite et bien, en tenant la route.
Le paysage charentais, avec ses nombreuses courbes, se prête parfaitement à cette virée automobile. Je profite de l’après-midi de repos accordé par la production pour emmener en balade à la mer Jérôme, dix ans, le fils de Jeanne Moreau, qui est venu avec elle sur le tournage dirigé par Peter Brook de Moderato cantabile, une adaptation du livre de Marguerite Duras, alors au sommet de sa renommée après Hiroshima mon amour, avec Alain Resnais.
Agacée de n’avoir pas été associée aux recettes conséquentes du film de Louis Malle, Les Amants, dont elle était l’héroïne, l’actrice avait décidé de coproduire avec Raoul Lévy Moderato cantabile et avait glissé mon nom à l’auteure et au réalisateur pour interpréter le personnage principal. Ils avaient souhaité me rencontrer pour se faire une idée, ce qui m’a valu de passer une soirée fort désagréable.
Je les avais rejoints à la table d’un restaurant, où je supposais qu’ils chercheraient à me découvrir en me questionnant. Mais ils n’ont rien demandé du repas, sauf au serveur. J’ai donc partagé un dîner avec une galerie de stalactites qui, pour arranger l’ambiance, me fixait continûment.
Au bout d’une heure et demie de cette excessive convivialité, Marguerite Duras s’est levée de sa chaise et, s’adressant à moi, s’est exclamée d’un ton martial : « Tu n’es pas du tout le personnage ! » Peter Brook, sans bouger, a répété après elle : « Pas du tout. »
Je me suis levé et les ai quittés sans un mot, ni regret. Jeanne Moreau m’a rattrapé : « Ne t’inquiète pas ; moi, je pense que tu es le personnage. »
Elle est assez têtue, elle aussi. Elle a réussi à les convaincre tous les deux de l’intérêt de prendre l’acteur « fabuleux » d’À bout de souffle. Je rêvais de jouer avec elle, alors j’ai signé mon contrat avec bonheur et même laissé tomber pour elle les répétitions d’une pièce de Françoise Sagan, Un château en Suède.
Ma joie, hélas, a viré à l’ennui et à la crispation. Je n’avais avec Peter Brook aucune espèce d’affinité, et entre nous régnait une forme très avancée d’incommunicabilité. Sa première assistante, Françoise Malraux, était plus aimable que lui.
Par ailleurs, l’absence cruelle d’action dramatique, l’insoutenable gravité de personnages dont l’introspection était assez peu cinématographique, l’histoire d’amour plate pour n’être pas platonique, l’hermétisme total et magnifique d’un texte qui, pour être si obscur et assommant, devait être très intelligent, ont sapé mon enthousiasme initial. Jamais tournage ne m’a autant accablé.
Moderato cantabile me semblait encore plus chiant que l’ensemble du corps professoral français qui avait essayé de gâcher mon enfance. La sévérité de Peter Brook me convenait mal et les complexités de Marguerite Duras m’exténuaient.
Le plateau était engoncé dans un intellectualisme ridicule. Et le français approximatif du réalisateur ne favorisait pas nos échanges. Il lui arrivait de me demander si je comprenais mes répliques, comme s’il m’avait demandé de les lui traduire en anglais parce qu’elles lui échappaient à lui. Il avançait à tâtons en simulant la maîtrise, ce qui me dérangeait, compte tenu de mon goût limité pour les hypocrites et les prétentieux. En raison de ses hésitations, il ne craignait pas de nous persécuter en multipliant les prises jusqu’à épuisement.
Une nuit où nous sommes encore en train d’errer dans le sens, je craque. Comme je ne perçois aucunement l’intention de Peter Brook, ni lui d’ailleurs, et nous vois veiller jusqu’au petit déjeuner, j’annonce que je vais me coucher. D’un ton pincé, il me lance : « Comment ça, vous allez vous coucher ? Vous qui êtes boxeur ? » Ce à quoi je réponds avec un calme qui ressemble à de la somnolence : « Oui, quand les combats étaient trop durs, j’abandonnais. »
Avec cette association de neurasthéniques, je déprime et en viens presque à regretter la gaieté du cinéma italien, que j’ai pourtant quittée de bon cœur, tenaillé par un genre de mal du pays. Le succès d’À bout de souffle avait traversé les frontières et atteint Rome, d’où l’on avait commencé à me réclamer. Par fidélité à mes aspirations de jeune homme et nostalgie de notre voyage en Frégate avec Marielle, j’ai fini par enchaîner les tournages avec des réalisateurs italiens. La presse de la Botte m’avait surnommé « il Bruto », ce que j’ai spontanément mal traduit en « la Brute », appellation qui me semblait inadéquate, mais drôle. Quand j’ai su qu’il fallait comprendre « le Laid », j’ai cessé de rire.
Les journalistes italiens se délectaient des couples que je formais, moi, le vilain, avec leurs plus grandes stars féminines, des beautés redoutables et pétillantes, tigresses indomptables telles que Gina Lollobrigida, Claudia Cardinale, Sophia Loren.
En comparaison avec l’Hexagone, le milieu du cinéma italien brille de mille feux et paillettes. Les actrices s’y comportent en divas, se promènent en Rolls, boivent du champagne comme s’il coulait au robinet, et mettent des capes rouges pour exciter la frénésie des paparazzis.
Au début, je ne suis pas très à l’aise dans cette ambiance clinquante. Mais je trouve à m’accorder avec mes partenaires féminines, en plaisantant avec elles. De Sophia Loren, qui bénéficie du pouvoir qu’a son époux, le producteur du film, Carlo Ponti, je me moque un peu avec des jeux de mots gentils tels que : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine. »
Le tournage de La Ciociara me permet de frayer avec le grand Vittorio De Sica. Et c’est l’aplomb du commendatore qui m’impressionne le plus. Polygame assumé qui nous présente sa famille officielle le premier week-end et l’officieuse le deuxième, il est aussi capable de s’endormir pendant les prises d’une scène cruciale de déclaration d’amour, de se réveiller au bout de trente minutes pendant lesquelles personne n’a osé bouger une oreille, et de dire : « Coupez ! Perfetto ! »
Je m’amuse davantage en interprétant un jeune paysan aux côtés de Claudia Cardinale dans La Viaccia, dirigée par le charmant Mauro Bolognini. Il me plaît par son sens de l’esthétisme, de la poésie, et par la douceur qui émane de lui.
D’abord, je rechignais à accepter le rôle, car je voulais faire une pause, arrêter de travailler après avoir tourné quatre films dans l’année. Je m’étais marié sans avoir jamais eu le temps de partir en voyage de noces avec Élodie. C’était le moment.
En rentrant à Paris, je passe à la production pour régler des affaires et confirmer mon refus. Un type est assis sur une chaise, qui m’attend. Il essaie de me convaincre d’accepter La Viaccia. À chaque argument, je réponds fermement : « Non, je ne peux pas. » Mais, à un moment, mon interlocuteur, très sûr de lui, pose sur la table une mallette remplie de billets. Je regarde tout ce pognon, je réfléchis quelques secondes, je me dis que nos vacances peuvent être reportées et qu’elles n’en seraient que plus méritées et… confortables. J’accepte cette proposition sonnante et trébuchante.
Sur le tournage, avec Claudia Cardinale, dont le tempérament n’est pas si éloigné du mien, je suis comme un poisson dans l’eau. Elle gratifie mes blagues d’un beau rire grave, cassé et communicatif ; nous retombons en enfance avec un plaisir inégalable. Le film vient prendre une place particulière dans mon cœur. Finalement, j’ai regretté d’avoir failli le rater.
Alors qu’il aurait mieux valu que ma circonspection s’attache au long métrage de Renato Castellani, La Mer à boire, qui échoua à se trouver un public. Le tournage avec Gina Lollobrigida fut l’occasion de comprendre que les acteurs disaient souvent n’importe quoi sur le plateau, leurs voix n’étant pas enregistrées en son direct. Pendant les prises, je parlais français, Gina italien, et, peu à peu, nos répliques sont devenues absurdes. J’avais découvert un nouvel amusement. Et j’en abusais déjà.
Au bout d’un moment, j’ai quitté l’Italie afin de revenir là où j’avais aussi des projets qui m’attendaient : la France. Avec Henri-Georges Clouzot, par exemple, qui préparait son film La Vérité avec la superstar de l’époque, Brigitte Bardot, dans le rôle principal. Elle espérait faire engager son petit ami, Jean-Louis Trintignant, pour s’assurer un certain confort dans des scènes d’amour assez « poussées ».
Mais le réalisateur, un brin manipulateur, savoure de faire durer le casting et d’imposer à B.B. une myriade d’essais avec tout ce que Paris pouvait compter de jeunes types acteurs. Dont moi.
Évidemment, pour emmerder Bardot, Clouzot a choisi de nous faire passer une scène torride. C’est en ne me forçant pas beaucoup que j’ai enlacé, caressé et embrassé cette femme magnifique. J’étais en train de faire mentir Pierre Dux, qui m’avait condamné à cause de mon physique. En Italie, j’avais tenu dans mes bras des beautés mondialement reconnues, et ça continuait chez nous. Brigitte Bardot.
Plus tard, j’ai pu me targuer d’avoir tourné avec toutes les plus belles actrices contemporaines. Comme Romy Schneider, avec laquelle j’ai joué dans Mademoiselle Ange juste après le Charlotte et son jules de Godard. Elle était splendide et jouait formidablement bien, mais se comportait alors un peu, sur le tournage à Monaco, comme une star, capricieuse et méprisante. Henri Vidal, l’autre vedette du film, se plaignait qu’elle le traitait « comme une femme de chambre ».
Clouzot, satisfait de mes essais avec Bardot, me prend à part pour me présenter le rôle. Celui d’un chef d’orchestre. Je ne m’en sens pas capable, vu mon ignorance crasse en matière de musique, que je n’ai aucunement l’intention de combler en étudiant. J’avoue au réalisateur que je ne suis pas très partant, mais que je vais réfléchir. Ce jour-là, je suis pressé — il le sait —, car j’ai rendez-vous pour passer une autre audition dans la foulée pour le long métrage de Peter Brook, Moderato cantabile. Mais Clouzot a décidé que je ne partirais pas sans avoir accepté. Il me retient tant qu’il peut jusqu’à ce que je me lève et cherche à m’en aller quand même, puisqu’on m’attend ailleurs. J’essaie d’ouvrir la porte, sans succès : il nous a enfermés. L’irritation me gagne ; je le menace de casser la porte ou de sauter par la fenêtre.
Devant ma fureur, il finit par se résoudre à sortir la clé de sa poche. Il me laisse partir, sans se priver de m’insulter et de prédire la mort de ma carrière.
Je viens d’échapper à Clouzot, pour mieux tomber dans les griffes de Peter Brook. Qui n’est ni plus agréable ni moins caractériel.
Et, dès que j’en ai l’occasion, je saute dans ma bagnole pour échapper aux rigueurs du duo maléfique que forme le réalisateur avec l’auteur, Marguerite Duras.
J’ai proposé à Jérôme — qui s’emmerde presque autant que moi, reclus avec des dingues à la mine sombre et au sens de l’humour proche du néant — de l’emmener à la plage cet après-midi. Ma voiture a le mérite d’être nerveuse ; alors, pour distraire le petit, je pousse le compte-tours. J’ai l’habitude : je m’entraîne à être pilote amateur de F1 depuis mon premier bolide.
J’ai la vitesse dans le sang ; or l’adrénaline me manque cruellement sur le tournage du film. Jusque-là, j’ai assuré les tournants sans déraper. Mais, à la sortie de Lorignac, je me laisse surprendre par un virage plus court que prévu, que j’attrape trop rapidement, à 90 kilomètres à l’heure ; je glisse et braque d’un coup pour éviter le fossé. Là, mon engin s’emballe, échappe à mon contrôle, fait plusieurs tonneaux avant d’atterrir au milieu d’un champ au nom prémonitoire : « L’Homme-Chute ».
Je me réveille à l’hôpital de Saintes et en panique. « Et l’enfant ? », je crie, à peine les yeux ouverts. Les nouvelles ne sont pas bonnes : on l’a retrouvé inanimé, la tête en sang, allongé à quelques mètres de ma voiture. Il est dans le coma en service de radiologie. Les médecins redoutent un grave traumatisme crânien. Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute mon existence. La douleur de mon poignet cassé est masquée par l’autre, bien plus aiguë et intenable : culpabilité, inquiétude et tristesse. Je ne cesse de revoir l’accident et de me refaire le film pour en modifier l’issue.
Pourtant, je n’allais pas très vite. La voiture n’aurait pas dû quitter la route comme cela. Ça n’aurait pas dû arriver. Pour une fois que je respectais un minimum de prudence, responsable gamin.
Mon empathie pour Jeanne Moreau n’était pas contrainte. J’étais père, moi aussi.
À cette époque, mes deux filles, Patricia et Florence, étaient nées. J’étaient un papa heureux, attendri, souvent laxiste, et aimant. J’avais grandi d’un coup, j’étais devenu un adulte qui a des devoirs. En me mariant, déjà, je m’étais un peu calmé sur les bêtises, les sorties, le whisky. Être père, en revanche, m’incitait plutôt à faire le zouave pour égayer les mouflets.
Là, je n’ai plus du tout envie de rire. Je pense à mes filles, à Jérôme, à Jeanne, et l’angoisse m’envahit.
Les médecins adoucissent les affres dans lesquelles je me noie en m’injectant des barbituriques. Mais le calvaire dure une semaine pendant laquelle je serais prêt à mourir pour sauver le petit. Il est dans le coma et personne ne peut garantir qu’il va s’en sortir. Je n’ose plus regarder ses parents dans les yeux, je me morfonds, je suis bouffé de l’intérieur.
Jeanne, livide et agitée, demeure au chevet de son enfant jour et nuit sans jamais me faire un seul reproche, ou mentionner mon imprudence.
Heureusement, la vie de l’enfant et la mienne ne se sont pas brisées là. Grâce à Jérôme, qui s’en est sorti, et au témoignage du conducteur de la 2CV qui me suivait au moment de l’accident, confirmant que je ne roulais pas vite. Je serai juste convoqué au tribunal de Saintes pour répondre à l’accusation d’homicide involontaire.
L’affaire se solde gentiment pour moi. Jeanne Moreau n’avait pas porté plainte et Jérôme retourne à l’école après trois mois de convalescence à mon plus grand bonheur. Je n’ai jamais été aussi heureux de voir un enfant retourner à l’école.
Le tournage a été écourté par le drame sans compromettre le film, que Peter Brook a emmené au Festival de Cannes. Moderato cantabile y a reçu des sifflets, des lazzis, mais mon amie Jeanne Moreau en est repartie avec le prix d’interprétation féminine.
D’aucuns se désolaient que Brook ait été invité à monter les marches alors que Godard le méritait avec À bout de souffle. Mais, comme l’avait déclaré Jean Cocteau à la projection : « C’est exactement comme si vous faisiez baptiser votre enfant par les cannibales. À la fin de la cérémonie, vous ne le retrouverez plus. » Le chef-d’œuvre de Jean-Luc échappe aux dents du jury et l’aidera, de fait, à se projeter dans son deuxième long métrage, une comédie, pour lequel il me veut encore.
Cette fois, pour interpréter le rôle féminin de son Une femme est une femme, il a déniché un ancien mannequin de chez Cardin, Anna Karina, dont il est, comme à son habitude, passionnément amoureux. Et j’ai, en plus de cette ravissante et talentueuse actrice, un partenaire de jeu masculin en la personne de Jean-Claude Brialy, vieux copain avec lequel je suis certain de m’amuser.
Godard, lui, n’a pas changé : il est toujours ce grand échalas bizarre, mutique et féru d’actualité sportive, en particulier le tennis et la boxe. Sur le plateau, il lâche toujours autant la bride au hasard. En revanche, je ne m’habitue pas à son culte du silence, qui me paraît parfois confiner au mépris.
Un jour où, à Brialy et à moi, il n’accorde pas la moindre attention, je lui signale que nous ne sommes pas des meubles, que nous ne faisons pas partie du décor, et que nous sommes dignes d’être des interlocuteurs.
Dans le sillage d’À bout de souffle, il a concocté une œuvre détonante, subversive, choquante, révolutionnaire. Mais, cette fois, il est allé trop loin dans les concepts, dans les innovations post-modernes ; et ses apartés, ses références dans le film à la vraie vie, aux acteurs derrière les personnages, n’ont pas convaincu les spectateurs habitués à une folie plus directe, moins pensée.
Avec ce deuxième film, il s’est coupé du grand public. Au contraire des critiques qui, eux, jouissaient pleinement de la multitude d’observations et de raisonnements auxquels Une femme est une femme se prêtait.
Et un prix lui a été décerné à Berlin pour des motifs qui ne pouvaient que satisfaire Godard : « L’originalité, la jeunesse, l’audace et l’impertinence du film, qui secoue les normes de la classique comédie filmée. »