La patience qu’il faut à mon père pour travailler des matériaux revêches et imposants pendant des semaines m’impressionne. Moi, gamin bouillonnant et impatient, qui ai tant rechigné avec mes boucles à poser pour lui, à six ans, j’observe la lenteur, la précision de ses gestes de sculpteur, sa constance, avec un émerveillement continuel.
Il ne cherche pas à dominer la glaise, à la soumettre à sa volonté d’artiste. Au contraire, il semble l’écouter comme si c’était elle qui lui chantait une forme. Il voit au fond d’elle l’image de ce qu’elle deviendra. Entre eux se tisse un dialogue dont la sculpture, finalement, est l’issue. Et ce lien exige un labeur âpre et quotidien, dont je m’étonne qu’il ne décourage jamais mon père.
Quel amour de son métier faut-il pour qu’il se rende tous les matins à heure fixe à son atelier, où aucun patron ne l’attend ! Il œuvre avec la régularité et la discipline d’un fonctionnaire attaché à l’armement nucléaire.
De prime abord, personne ne peut deviner qu’il est artiste : il n’en a ni la mise, ni les mauvaises habitudes supposées. S’il se montre coulant avec ses enfants, il est sévère avec lui-même, abhorrant la facilité, conspuant le talent qui voudrait se priver de besogne. Son credo, répété des centaines de fois dans nos oreilles : « Le don, c’est comme un diamant : si on ne le travaille pas, il ne sert à rien. »
Papa prend la sculpture tellement au sérieux qu’il y investit toute son énergie et garde devant elle une attitude révérencieuse. L’obstination qu’il met dans son travail ne ressemble pas à un combat dont l’enjeu serait de combler son orgueil, mais plutôt à un chemin de modestie. Il n’est jamais satisfait de lui-même et de ses productions, et il n’aurait jamais prétendu avoir fait le tour de quelque chose, être spécialiste de quoi que ce soit. Il se considère comme un perpétuel apprenti auquel les connaissances manquent encore et toujours.
Papa est un boulimique de travail et il m’arrive d’en pâtir quand, enfant, je me retrouve à déambuler, gavé de peintures et de sculptures, quasi titubant dans les immenses galeries du Louvre, parce qu’il a décidé que nous y irions tous les dimanches, sans exception.
Son enthousiasme ne subit aucune érosion. Dès le samedi, il annonce gaiement le nom du département que nous allons visiter : « Demain, je vous montrerai les peintres flamands. » Il continue de s’extasier à haute voix devant les tableaux de maîtres, découvrant de nouveaux micro-détails qui lui ont échappé jusqu’alors, les interprétant en rapport avec l’histoire de l’œuvre et des arts en général, les rapprochant ou les opposant, les louant pour leur beauté spécifique.
Sa passion, il la souhaite contagieuse. Mais je confesse que pour moi, l’enfant de cirque, ce plat de culture hebdomadaire, après le repas dominical, à l’heure précise de la sieste, est trop copieux. Je ne dis rien, bien sûr, afin de ne pas décevoir mon père. Il ne peut concevoir que nous laissions flotter sa voix dans nos oreilles sans prêter attention à ce qu’elle nous raconte, y attrapant au gré de notre somnolence quelques noms de peintres illustres qui deviennent à force, malgré nous, familiers.
Nous ne faisons que picorer ce que notre père, lui, engloutit. Ce qui provoque chez lui d’intenses émotions esthétiques, une ardente stimulation intellectuelle, suscite chez nous un profond ramollissement, que n’endigue pas l’impossibilité de faire les pitres dans ces galeries qui s’y prêtent pourtant parfaitement.
Quand l’un de nous ose demander à Papa : « Mais pourquoi retournes-tu tout le temps au Louvre ? », il répond invariablement : « Pour apprendre, mon petit. » Réponse qui nous laisse perplexes, enfants paresseux que nous sommes, mauvaises graines sympathiques, gorgées d’amour et d’admiration pour leurs parents modèles dont ils craignent d’être incapables de suivre l’exemple.
Un jour, les enfants étant devenus des quinquagénaires, nous déjeunons un dimanche au restaurant avec notre père quelques mois avant sa mort. Nous le questionnons sur son programme de l’après-midi, ce à quoi il répond : « Je vais au Louvre. » Spontanément, je lâche un : « Pour quoi faire ? » Il me regarde, me sourit et me rétorque : « Mais, pour apprendre, mon petit. » À quatre-vingt-trois ans, il se trouve toujours aussi vierge devant la connaissance et la beauté.
Il a dessiné tant qu’il a pu et sur tout ce qui lui tombait sous la main, y compris des bouts de nappe en papier. C’est à cela, quand à la question de son copain Valentin : « Pourquoi tu ne dessines pas ? », il a répondu : « Pourquoi ? Pour quoi faire ? », que j’ai compris qu’il allait s’en aller.
Le pèlerinage du dimanche au Louvre m’a certes enseigné l’humilité nécessaire devant la somme de tous les savoirs, mais il me dégoûte aussi durablement de la peinture. Pendant longtemps, alors que, d’après mes références administratives, je suis déjà un adulte mature, je demeure un traumatisé des musées, et il faut me menacer de mort pour me faire passer les arcades en pierre de la rue de Rivoli.
Pauvre Papa qui tentait de nous léguer son goût ! Et qui se fiait à notre air d’anges égarés sur terre lorsque nous lui rendions visite à l’atelier sous prétexte de l’embrasser après quelques galipettes sur la pelouse des jardins de l’Observatoire et avant de rentrer à la maison…
En réalité, ce qui nous attire au 77 de l’avenue Denfert-Rochereau, à cinq cents mètres de Port-Royal, au fond de ce parc aux arbres centenaires qui abrite une vingtaine d’ateliers aménagés dans d’anciennes écuries, c’est l’odeur de la chair nue des modèles opulents de notre père. Et tout est motif à pénétrer dans la vaste pièce où il officie — une lettre à apporter, une question urgente à poser, une carafe à remplir…
Quel ravissement que d’être autorisé à se rincer l’œil, tranquillement, sous prétexte d’être un enfant, sous prétexte d’art ! Je crois que c’est en ce lieu où Papa fait venir ces admirables déesses, ces perfections charnelles, ces beautés intemporelles, que je contracte cette philanthropie dédiée aux femmes. Cette vénération pour ce qu’il est convenu d’appeler injustement le « sexe faible », mais qui incarne pour moi un continent de délices, une promesse d’allégresse, une félicité sans pareille.
La beauté, mon père sait la créer, la rendre. Car ces femmes, que je trouve bien gentilles de souffrir l’interminable temps de la pose, épreuve parfaitement sensible et concrète, embellissent encore plus entre les mains de Papa. Elles gagnent souvent un charisme, un éclat qu’elles n’ont pas toujours dans la réalité. Ce qui nous bluffe le plus, mon frère Alain et moi, c’est qu’il soit capable de déceler la joliesse chez un individu de sexe féminin à laquelle nous sommes, nous, restés aveugles.
Un jour où nous faisons un détour par son atelier, nous tombons sur la dame qui fait le ménage chez nous. Elle est là, dans le plus simple appareil d’une femme qu’on vient d’arracher au sommeil, devant mon père, revêtu, lui, de son inénarrable blouse blanche de sculpteur. Elle se pose, se repose. Elle, si discrète, sombre et courbée, dans le cadre où elle nous apparaît d’habitude, nous crève soudain les yeux, mise en lumière par notre père. Finalement, nous n’avions jamais remarqué ce qu’il a repéré, lui, tapi dans l’ombre d’un quotidien terne : sa lumineuse beauté.
Mon regard, perché sur la vertigineuse corniche de ses mamelons, peut enfin envoyer à mon cerveau la note suivante : « Penser à mater ses seins sous sa blouse à la prochaine occasion. Et ses fesses aussi. Et puis… si ça me revient. »
Les fois d’après, quand nous passerons le seuil de l’atelier, nous repenserons à notre surprise ce jour-là et redouterons de trouver, allongées et nues, la charcutière de la rue de Buci, la maraîchère du marché Raspail, la poissonnière de la rue Delambre, la concierge de notre immeuble, ou encore ma maîtresse d’école.
Encore aujourd’hui, j’admire Maman qui n’éprouvait pas la moindre jalousie alors que son mari passait le plus clair de son temps au contact de femmes dévêtues, souvent désirables et très conciliantes. Là encore, elle faisait preuve d’une assurance et d’une confiance remarquables. Son adoration pour mon père, auquel elle avait sacrifié sa propre carrière artistique, l’empêchait d’émettre le moindre doute ou soupçon.
Je ne les ai jamais entendus se quereller et quand, plus tard, je serai assez prompt à casser de la vaisselle, des meubles, à faire des scènes et de magistrales crises de jalousie, au moindre signe, réel ou inventé, de tromperie, je ne pourrai m’empêcher de penser à eux, et à leur harmonie sereine. Ils se complétaient sans se disputer les prérogatives, ils se mettaient d’accord sans avoir à en discuter, ils se répartissaient notre éducation sans devoir le théoriser.
Si à Papa est dévolu l’enseignement de la peinture, de la sculpture et des choses de la vie, à Maman revient naturellement l’initiation au septième art et au théâtre. C’est avec elle que je vais au cinéma à Denfert-Rochereau me régaler de films comme Volpone avec Louis Jouvet, La Femme du boulanger avec Raimu, Les Visiteurs du soir avec Jules Berry ; et à la Comédie-Française aussi, où je suis marqué par une représentation des Femmes savantes de Molière. Et où le charme de ces planches qui portent depuis trois siècles la crème des comédiens fait sur moi forte impression.
Mais ma mère ne se contente pas de m’emmener au Français dès l’âge de douze ans. Comme mon père, elle préconise d’approfondir la matière choisie : nous faisons un tour complet des théâtres parisiens.
Grâce au caractère consciencieux de Maman, j’ai ainsi la chance de voir Pierre Brasseur dans Le Bossu au théâtre Marigny et dans Kean, Michel Simon au théâtre Antoine dans le mythique et savoureux Fric-frac, Charles Dullin à l’Atelier interpréter un inoubliable Avare. Entre autres.
La liste serait longue de ceux qui ont gravé en moi, au théâtre ou au cinéma, des images qui m’ont par la suite servi de phares, de rampes auxquelles me tenir, jeune comédien à genoux devant le génie d’un Michel Simon, dont j’ai perpétuellement cherché à m’inspirer, d’un Fernandel, qui me faisait hurler de rire dans Les Dégourdis de la 11e, ou encore d’un Jules Berry, le diable des Visiteurs du soir.
En résumé, je suis bien nourri par mes parents, qui veillent à ce que la vie ne soit pas engluée dans trop de réel ou de matériel. Ce qui se passe dans un film, finalement, a tout autant d’importance qu’un fait d’actualité, quel qu’il soit. Quand la réalité est déplaisante, la fiction demeure le recours idéal. La réalité, de toute façon, n’est jamais venue d’elle-même : elle se crée, comme mon père façonne ses bustes. La joie est une fiction à laquelle on finit toujours par croire. Le bonheur, une réalité qu’on a inventée.
Mes parents nous nourrissent de leurs passions. Et notre appartement de la rue Victor-Considérant constitue en outre un lieu ouvert où une multitude d’artistes en tout genre, amis de mes parents, sont toujours les bienvenus à table et acceptent de rester pour un, voire plusieurs cognacs, captés par les discussions. Vlaminck, que mon père a pour voisin avenue Denfert-Rochereau, ou Pierre Brasseur, que ma mère a connu au cours de sa carrière éclair de figurante, passent ainsi souvent par notre salon et se régalent des saillies enflammées de Papa, pourtant si calme et doux, sur le travail de Bourdelle ou L’Enfer de Rodin.
C’est toujours drôle de le voir s’animer et s’impatienter quand il a l’impression de n’être pas assez finement compris. Parfois, par malice, Maman le provoque, feint de s’opposer à l’une de ses ardentes analyses.
Mon enfance, en compagnie de ces parents-là, fut des plus heureuses. Tout m’a été donné d’office, sans que j’aie eu à produire le moindre effort. Je ne me rappelle pas m’être senti une seule fois brimé ou frustré. Ou plutôt si, une seule fois. Parce que je désirais quelque chose qu’on ne pouvait se procurer, même avec la meilleure volonté du monde. Ce quelque chose n’était rien de moins qu’un train électrique grand comme la table du salon que j’avais repéré dans un catalogue. Mais nous étions en guerre et les jouets avaient déserté les rayons des magasins. Je serais donc bien malhonnête de faire de ce train électrique une fausse note dans la partition du parfait bonheur de mon enfance.
C’est probablement ce qui m’a aidé par la suite à lutter contre les mauvais coups du sort. J’en ai tiré une force tranquille qu’aucun événement, même le plus terrible, n’a pu jusqu’à maintenant anéantir. Une enfance heureuse est le plus beau cadeau que le destin puisse réserver à un homme. De manière aléatoire, injuste. Et je plains ceux que l’évocation de leur enfance fait frémir, ceux qui ont grandi privés d’amour, de liberté. À eux, je suis prêt à tout pardonner.
Il m’est arrivé de me lier à des anciens de la DASS, à des hommes qui ont été des gosses des rues. Avec l’un d’eux, Alain Delon, le lien est devenu une amitié fidèle, faussement interrompue par une brouille montée en épingle dans les médias. En fait, tout nous rassemblait, seules nos enfances s’opposaient. Et sur ce plan, oui, de très loin, j’ai eu le beau rôle.