Nul.
Le mot est tombé sur moi avec une puissance qu’il n’a jamais eue. Combien de fois pourtant l’ai-je entendu auparavant, ou lu sur mes bulletins scolaires ? Il n’y a qu’en matière sportive que j’ai pu échapper à ce qualificatif.
Mais, jusqu’alors, je n’en avais que faire, pour l’écrire poliment. Ne prétendant à rien, je m’habituais à tout et demeurais totalement insensible aux appréciations ou étiquettes qui me délivraient toutes des badges de cancre, d’inadapté à la vie scolaire, d’élève remuant, dérangeant et dérangé.
Le mécontentement, la déception, tous sentiments désagréables que j’avais l’air de susciter chez le personnel encadrant, ne me troublaient pas, mais me laissaient aussi froid qu’un poisson congelé ou, mieux, m’amusaient. Je jouais à faire l’idiot, à décontenancer les adultes qui cherchaient à m’évaluer, à manipuler ceux qui tentaient de me maîtriser par la ruse.
À l’époque où je traînais encore mes shorts dans les locaux du collège Pascal, mon père avait fini par être touché par les remarques désobligeantes de professeurs à mon sujet et avait voulu vérifier que je n’étais pas aussi idiot, indécrottable, débile léger qu’ils le prétendaient. Il avait cédé à la tentation de me faire passer l’un de ces fameux tests de quotient intellectuel qui faisaient alors déjà fureur. C’est l’un de ses amis ingénieurs qui était responsable de mon évaluation. Le pauvre. Il n’avait jamais vu ça.
L’exercice consistait en une batterie de questions dont les réponses étaient censées trahir mon profil psychologique, mon intelligence et l’orientation qu’il conviendrait de me donner. Mais je n’avais aucunement l’intention de me soumettre à ce genre de cirque. D’autant que je n’accordais aucun crédit à ce type d’analyse psychologique. Leurs grilles symboliques sont si rudimentaires qu’elles en sont drôles : le dessin d’une maison avec plein de fenêtres et un grand ciel bleu garantit que l’individu concerné est idéaliste, ambitieux, structuré, et qu’ainsi il a toutes les chances de réussir sa vie, alors que le dessin d’une maison avec des barreaux ou ressemblant à un terrier signale que l’individu en question est dangereux, négatif, toxique, et qu’il est préférable de l’empêcher immédiatement de nuire.
Naturellement, donc, j’étais obligé de faire l’abruti. J’ai veillé à être le plus possible à côté de la plaque, à satisfaire la curiosité de l’ingénieur d’un amas de bêtises créatives. Le type était affolé et, quand il a fait son compte rendu à Papa, il a précisé que, si je n’avais pas été son fils, il m’aurait envoyé manu militari à l’hôpital psychiatrique le plus proche pour qu’on m’y interne. Son diagnostic était sans appel : j’étais fou et j’avais un grave défaut d’intelligence. J’étais un cas d’école. Un demi-monstre à habiller d’une camisole.
Mon père, lui, avait compris que je m’étais amusé pour qu’on me foute la paix, qu’on n’essaie surtout pas de me contenir, de me délimiter. Et il avait vu dans mon stratagème la preuve de mon habileté à jouer la comédie.
Mais là, c’est différent. Cette fois, nul, je ne l’ai pas été volontairement. J’espérais l’inverse. J’ai même travaillé pour en arriver à ce verdict terrible. Quatre jours et quatre nuits.
La perspective d’avoir pour juré unique une pointure du théâtre telle qu’André Brunot, monument quadragénaire, ex-doyen de la Comédie-Française qui partageait l’affiche du Bossu avec Pierre Brasseur au Théâtre de l’Odéon et avait été un grand Cyrano de Bergerac, me faisait particulièrement peur.
D’ailleurs, au moment de me mettre en route vers l’appartement du grand homme, je ne voulais plus y aller. Il a fallu que mes parents me supplient pour que je consente à dépasser mon trac. Une fois sur place, André Brunot n’était pas disponible et l’attente a lâché la bride à mon angoisse. Une fois devant lui, j’étais aussi mal à l’aise que si l’on m’avait découvert nu et ivre en train d’embrasser un pot. Comme le vieil homme était humain, affable et gentil, il m’a incité à me lancer directement : « Vas-y, mon petit, je t’écoute. » Et, là, ma peur s’est évanouie. Malheureusement. Il aurait été préférable que je reste plus timoré, j’aurais ainsi évité l’écueil de l’outrance.
Ça n’a pas duré longtemps. Je n’ai pu dire que le début de la fable de La Fontaine qu’il m’avait demandé d’apprendre. Mais ces premiers vers du Savetier et du Financier, je les ai déclamés de tout mon cœur, avec panache et grandiloquence. Je m’impressionnais moi-même. Quand Brunot m’a arrêté, j’ai cru que c’était parce qu’il en avait assez vu pour me déclarer apte à être comédien. J’attendais ses compliments, que je reçus comme une correction donnée par une congrégation entière de jésuites. Il commença par : « Nul. » Puis il entra dans les détails et m’attribua la palme du massacre de fable en me suppliant de choisir une autre destinée que celle des planches, par exemple les expéditions polaires ou l’industrie privée. Il ajouta même que j’étais exceptionnel dans le mauvais, puissant dans la nullité.
Le pire, c’est que cet homme était connu pour sa clémence, sa douceur et sa gentillesse. En plus, étant un ami de mon père, il était bien disposé. Ce qui signifiait que j’avais dû passer le mur du son de l’incompétence pour qu’il insiste autant, aussi clairement.
À la fin de l’entretien, je rentre chez moi très abattu. Mes parents m’attendent ; ils savent, pour avoir reçu un coup de fil d’André Brunot, que j’ai lamentablement raté mon audition. Le grand comédien a, en des termes surannés, souligné mon incompatibilité totale avec ma voie : « Persuade ton fils de ses errements. Il me paraît être constitué pour un métier manuel. »
Sa deuxième phrase tend cependant à décrédibiliser la première, sachant que je n’ai jamais réussi à planter un clou sans m’arracher la main. La honte et la tristesse d’avoir échoué finissent même par me chasser dans ma chambre, où je passe la nuit à pleurer toutes les larmes de mon corps.
Au matin, en me voyant le visage chiffonné par cette douloureuse insomnie, Maman m’offre la solution : « La volonté, mon petit. Tu veux le faire, n’est-ce pas ? Être comédien ? Eh bien, tu y arriveras ; tu le feras, tu verras. »
Quant à mon père, lui, il estime très rationnellement que mon affliction est saine, qu’elle prouve la fermeté de mon désir d’être comédien. Mes larmes, selon lui, sont de bon augure pour la suite.
Et, en effet, je n’admets pas la sentence du bonhomme. Je me suis planté, oui, mais parce que cette fable-là ne me convient pas. Qu’on me donne autre chose à dire, et on verra ce qu’on verra. Et même La Fontaine, ses fables les moins plaisantes, avec du travail, je n’en ferai qu’une bouchée.
J’en apprendrai quarante. Les moins drôles et les plus ardues. Celles qui sont compliquées à la lecture seule, celles qui ne sont pas fluides.
J’ajoute aux œuvres du moraliste les trois quarts de L’Aiglon d’Edmond Rostand, dont j’apprécie les morceaux de bravoure.
Pendant trois mois, je travaille d’arrache-pied, fortifiant ma mémoire, répétant sur tous les tons chacun des mots, jusqu’à me sentir prêt.
Pendant ce temps, touché par ma détresse, mon père se renseigne sur les écoles de théâtre. Il apprend par l’un de ses amis chef d’orchestre que le cours de Raymond Girard est le plus réputé et qu’il a en outre l’avantage d’être situé tout près de chez nous, à Montparnasse. Deux bonnes raisons de me décider à y tenter ma chance.
À la fois refroidi et échaudé par la séquence Brunot, je débarque au 26 de la rue Vavin avec la détermination d’un homme en sursis. J’ai retenu un passage du Cid, convaincu que j’ai plus de chances avec un bon texte classique. J’interprète Don Diègue, le personnage le plus vieux de la pièce de Corneille, devant un Girard stoïque. Et à peine ai-je fini que je l’entends dire un « Admis » qui efface un « Nul ».
En réalité, il me l’avouera des années plus tard, il avait eu peine à réprimer un fou rire en m’écoutant, ma dégaine, ma tête et moi, réciter des alexandrins avec des expressions tragiques et des élans lyriques. Mais, comme il ne souhaitait pas me contrarier d’emblée dans mon envie de jouer des rôles compassés de gens qui vont de toute façon mourir, il m’a confié le Phèdre de Racine à répéter.
Je suis si heureux d’être accepté dans le cours de Raymond Girard que je me mets immédiatement à l’ouvrage. Je me passionne pour le texte, que je grave dans ma mémoire et dans mes gestes, me préparant à impressionner mon professeur et les autres élèves qui travaillent, eux, depuis le début de l’année. Je veux casser la baraque avec Phèdre.
Je monte sur l’estrade pour leur tirer des larmes, mais c’est leur rire que je récolte. Dès les premiers vers, je perçois des gloussements dans la salle et un sourire s’esquisse sur le visage de Raymond Girard. Cabot-né, je ne peux chercher à susciter d’autres réactions, quelles qu’elles soient — pleurs, attaques cardiaques, crises d’épilepsie, pâmoisons, tremblements de joie, colère hystérique, coma éthylique…
Soit, puisque je les fais marrer, mieux vaut continuer. Et c’est ainsi que je me retrouve à caricaturer mon personnage tragique, à le décaler vers le comique en exagérant mes mouvements, en laissant des silences, en usant d’onomatopées, en imitant de loin mes maîtres Jules Berry et Michel Simon. Je suis ravi d’entendre la salle se gondoler, avec le désir de prolonger la pièce. Mais il fallait bien que Racine clôture ses scènes. Raymond Girard me complimente, affirmant que j’ai un évident talent comique, que je suis né pour ça.
Enfin, je suis compris. Et il n’a pas l’air de ranger la comédie dans une catégorie inférieure à la tragédie où la légende conduisait tous les apprentis comédiens ambitieux. Et puis, pour la première fois de tout mon passé d’élève, je suis réceptif à l’enseignement : j’y vois d’innombrables richesses, je ne m’endors plus à côté des radiateurs, je ne me bats plus à la moindre occasion. Mes bons rapports avec l’autorité, incarnée par Raymond Girard, sont eux aussi inédits. Ses conseils me paraissent judicieux, solides et intelligents. Il m’encourage avec douceur et finesse, et me transmet les bases du métier, m’apprenant à déclamer, à me positionner dans l’espace, à poser ma voix et à jouer avec.
Surtout, il sait que je ne suis pas ce nul incurable, ce jeune homme sans avenir ; il a vu mon énergie, ma volonté décuplée, mon goût immodéré pour les planches. Quand il se moque, il reste dans le cadre de la bienveillance, et le sobriquet de Nounours dont il m’a affublé ne me vexe pas le moins du monde.
Il n’est pas du genre à se fâcher, parce qu’il n’en est pas vraiment capable ; et, quand un motif de mécontentement survient, il lui faut faire des efforts pour l’exprimer fermement.
Alors que, à cause de moi, la majorité de ses élèves s’est fait porter pâle à l’un de ses cours du dimanche matin, il a du mal à m’engueuler correctement le lundi. J’ai organisé une grosse fête, folle et alcoolisée, dans l’atelier de mon père le samedi soir. La plupart de mes congénères de la rue Vavin ne l’auraient manquée pour rien au monde — pas même un dimanche matin avec Girard ou une entrée au Conservatoire en sautant le concours.
La gueule de bois collective qui en a résulté m’a naturellement été imputée, tout comme la métamorphose de mes camarades, passionnés par leur art, en loques. Je ne suis jamais peu fier de ce genre d’exploits, qui sont aussi jouissifs que de retourner un public. Je suis jeune, j’en ai l’arrogance racée.
Nous sommes quelques-uns comme ça, dans le cours, à prendre au sérieux notre désir de tout changer, de laisser notre marque. On s’assoit aux tables de la Coupole pendant des heures, consommant le moins possible, et inventant un monde dans lequel nous sommes déjà importants, déjà célèbres. Nous sommes Dullin ou l’un de ces maîtres du Cartel. Nous sommes des artistes qui vont briller de mille feux, qui vont compter. C’est écrit sur les pavés de Montparnasse où nous musardons avant de gagner la rue Vavin en fin d’après-midi pour écouter Girard nous dispenser les recettes miracles pour devenir les prodiges qui vont intégrer directement le Conservatoire.
En attendant, Papa me voit heureux, mais trop léger. Je manque de bagages. Je n’ai pas mon bac, ni aucun autre diplôme susceptible de me rattraper si je ne perce pas dans la profession hautement aléatoire de comédien. Les cours de théâtre me laissent du temps libre qui, dans mon cas, ne le reste jamais bien longtemps, perpétuellement occupé à se rendre agréable.
Pour me dispenser de cette trop grande créativité dans mon emploi du temps, Papa me déniche un boulot à la hauteur de n’importe quel idiot : je suis chargé de confectionner des boîtes dans une entreprise de paquetage place Clichy. On m’a fait miroiter, si je m’y investis, un poste beaucoup plus élevé. Autant dire que j’y ai été aussi sensible qu’un gars de la Légion étrangère à un roman courtois. Je fais évidemment du pis que je peux. J’entraîne le quota de perte de matériel dans une ascension vertigineuse. Et onéreuse. Ce gâchis de boîtes en carton dont je m’efforce de maintenir le rythme contraindra la direction, au bout de deux semaines, à me renvoyer.
Comme d’habitude, mon père aura droit à l’avis du patron qui lui a rendu service en m’embauchant et, pour la énième fois, quelqu’un sera effaré de mon niveau élevé d’inaptitude et de maladresse. Que je ne sois pas capable de fabriquer une simple boîte avec des éléments prédécoupés prouvait que, définitivement, je n’étais « bon à rien » !
Mon père ne le croit pas, mais il n’insiste plus pour que je mette un œuf dans un autre panier que celui du théâtre. De mon côté, je n’ai plus d’autre alternative que de réussir dans cette voie escarpée et de rassurer mes parents, qui méritent une certaine tranquillité d’esprit que mon cheminement chaotique leur ôte de temps à autre.
Je déploie tout mon talent pour me faire embaucher dans des pièces, pour leur prouver qu’ils n’ont pas tort de me laisser libre. Même quand je vais si vite que je peine à me rattraper.
Et, à force d’efforts et d’auditions, je décroche, en interprétant Les Fourberies de Scapin, un beau rôle dans un spectacle tiré de La Belle au bois dormant : Le Prince charmant. Non seulement j’ai hérité du personnage le plus sympa de la pièce, mais en plus je suis rémunéré pour cela. Pour la première fois, je touche un revenu de ma passion.
Je passe un fort appréciable mois de juillet 1950 à me produire sur la scène de plusieurs lieux parisiens qui ne sont pas des théâtres, plutôt des maisons de retraite et des hôpitaux. L’épisode m’encourage à m’obstiner en subissant le parcours du combattant-acteur, l’épuisante tournée des auditions, ces épreuves de patience humiliantes qui lasseraient même un moine bouddhiste zen, mais qu’il est obligatoire d’endurer pour obtenir un petit rôle quelque part, n’importe où.
J’ai, heureusement, assez de motivation et d’énergie en moi pour ne pas me laisser abattre par le nombre de refus essuyés en comparaison des réussites. Persévérer est l’axiome ; espérer, une religion.
L’été d’après, je suis récompensé pour avoir marché sur des clous. On m’accepte dans une comédie d’André Haguet, Mon ami le cambrioleur. Une tournée de la pièce est prévue dans les Pyrénées, ce qui me réjouit au plus haut point, moi qui ai tant aimé mon séjour montagnard. Et, comble de chance, je découvre que l’un de mes partenaires me ressemble en tous points.
Il ne se trouve pas à Paris depuis longtemps, venant d’Algérie, et officie, lui, à l’école de la rue Blanche. Sur son visage, il porte l’envie de ne rien prendre au sérieux ; il a l’œil qui frise, même quand il se tait, et je peux lire dans son silence la vanne qu’il s’apprête à me sortir et le coup à préparer. Guy Bedos, mon alter ego. À nous deux, nous avons vite formé une bande entière, agitée, créative et incontrôlable.
Au bout de quelques jours de Mon ami le cambrioleur, je bénis le ciel de ne pas m’avoir laissé sans camarade dans d’abyssaux moments de solitude. Car nous jouons dans des lieux qui n’ont pas grand-chose à voir avec des théâtres, certes plus pittoresques les uns que les autres, mais surtout vides. En tout cas, les soirs où nous nous y produisons.
Nous écumons ainsi les bars tenus par trois vieux piliers, blasés et bougonnant dans leur barbe décolorée par l’eau-de-vie, les granges sombres et poussiéreuses où nos costumes se tapissent de paille et nos souliers de crotte, et les garages où il arrive que les propriétaires viennent récupérer leur voiture en plein milieu de la pièce.
La tournée a été organisée pour animer les congés payés des familles françaises qui ont opté pour les Pyrénées, chasser l’ennui de leur existence estivale où ils tentent d’apprendre la paresse après avoir sué toute l’année comme des bêtes de somme. Mais lorsqu’ils se trouvent là, devant nous, par hasard, ils se révèlent assez hermétiques à notre histoire de cambrioleur, nous tournant carrément le dos, voire se levant pour s’éloigner de nous qui les empêchons de s’entendre avec nos voix de comédiens parisiens, ou, encore mieux, nous jetant des projectiles du type avions en papier. Chaque soir est un joyeux désastre (que nous essayons d’oublier en nageant dans une ivresse épaisse).
Un soir, nous frôlons le fond de la misère du comédien. Je ne sais à quel alcool local l’acteur principal avait goûté, mais il intervertit le premier et le dernier acte, sacrifiant de fait le premier et réduisant la pièce à peau de chagrin, totalement incompréhensible pour notre public pelé. Lorsque le rideau tombe après quinze minutes de représentation et d’actions rendues obscures par l’amputation de la situation initiale et des péripéties, les spectateurs réagissent au plus mal.
Le volume des sifflements, des « Ouuuuuuhhhh », et la densification de l’espace aérien traversé par nombre d’objets, plus ou moins coupants, nous font craindre une lapidation collective. Pas le choix : il faut improviser pour nous éviter de rentrer blessés à Paris.
Nous quittons l’espace qui fait office de coulisses et rejoignons aussitôt le public, devant lequel nous commençons à faire les couillons. Je me mets spontanément dans la peau d’un comique célèbre de l’époque, Roger Nicolas, qui fait des sketchs très amusants, dans lesquels il raconte des histoires qui démarrent invariablement par : « Écoute, écoute… » Il fait des têtes de fou sous son chapeau, en faisant rouler ses yeux dans leurs orbites.
En quelques minutes, les spectateurs, prêts à nous lyncher, se mettent à rire bruyamment. Le spectacle est sauvé. Mon acolyte de bouffonneries se lance, lui, dans des improvisations hilarantes qui manifestent la richesse de son imagination débridée. Les gens sont satisfaits, ils sont divertis.
En dépit de cette liberté dont nous profitons pour nous exercer à être drôles en complétant Mon ami le cambrioleur ou en reprenant le fameux duo Pierre Dac/Francis Blanche dans le sketch du Sar Rabindranath Duval à qui il est demandé : « Vous pouvez le dire ? », et qui devine tout et n’importe quoi, sur la place des villages, nous demeurons frustrés de végéter dans des salles de dernière zone, et supportons difficilement, Guy et moi, la vie de camping.
Tous les jours après le spectacle, il faut monter une tente à l’endroit, alors que les verres d’alcool engloutis nous altèrent autant que désaltèrent, nous empêchant souvent de nous rappeler nos prénoms et le lieu où nous sommes, et que la chasse aux jeunes filles nous a fatigués.
En outre, dormir sans matelas est un plaisir que je laisse volontiers aux ascètes du monde entier et je dois avouer que me plier aux corvées contrarie fort ma nature qui, à l’air libre, se laisse couler.
Pour finir le tableau, nous sommes très déçus, mon copain et moi, de n’être pas reconnus pour nos qualités vocales dont nous donnons la preuve à la terrasse des bistrots, le soir, chargés comme des canons allemands. Les individus qui pourraient se sentir flattés d’être gratifiés de tant de beauté, et nous récompenser de quelques deniers, nous maudissent plutôt et cherchent à nous chasser par tous les moyens.
En un mois, nous ne jouons qu’une seule fois dans un vrai théâtre. À Amélie-les-Bains. Nous sommes tout à la fois contents de pouvoir nous prendre au sérieux, et exaspérés. Le contraste flagrant entre les endroits tristes où nous avons dépensé notre énergie jusqu’alors et la scène authentique, avec son rideau, ses coulisses, ses coursives, ses éclairages, nous plombe. Ce soir-là, nous savons ce que nous avons à faire en rentrant à Paris : intégrer le Conservatoire pour que notre carrière décolle, et ne plus nous retrouver dans des plans aussi foireux que cette tournée pyrénéenne. Ce haut lieu du théâtre est le nec plus ultra de l’apprentissage, et la voie impériale pour passer les portes de la Comédie-Française, sanctuaire que seuls les très bons pénètrent. Nous en serons, de ceux-là. Ou nous ferons autre chose. C’est le pacte. On se serre la main, et on se promet que ce sera : « Le Conservatoire, ou rien ! »
Nous rentrons à Paris dans un camion à farine, de quoi nous faire courir au concours d’entrée qui aura lieu le 15 octobre suivant. Raymond Girard, depuis deux ans, m’y prépare, puisque c’est l’objectif plus ou moins implicite de la plupart des cours de théâtre. Mais, jusqu’alors, la nécessité de m’y présenter ne m’était pas venue aussi nettement à l’esprit.
Je connais la difficulté des épreuves qu’il s’agit de remporter l’une après l’autre jusqu’au bout pour être lauréat parmi les neuf cents candidats qui se présentent en 1951. Un texte classique est exigé, et le ou les passages devant le jury peuvent être interrompus abruptement par le son d’une clochette, qui a la même signification qu’un roulement de tambour avant une exécution. Le système, vu le degré de convoitise, est impitoyable.
Je franchis haut la main les deux premiers jalons, mais le troisième, plus ric-rac, avec une scène de L’Avare qui n’obtient que sept voix, le minimum vital pour rester dans la course. M’est donc ouvert le quatrième et dernier tour, celui qui peut me permettre d’entrer dans le Saint des saints, pour lequel je propose deux scènes, l’une imposée, l’autre de mon choix. Avec mes Précieuses ridicules et mon Retour imprévu de Jean-François Regnard, je tente ma chance devant quatorze jurés, parmi une vingtaine d’autres candidats sérieux.
Et je n’attrape qu’à moitié la queue du Mickey : je récolte six voix contre huit, me plaçant à égalité avec sept comédiens. Il nous est proposé un ticket d’entrée de deuxième catégorie, à savoir : assister en auditeurs libres aux cours dispensés par le Conservatoire, sans pouvoir passer des scènes devant les professeurs. L’on m’attribue — par chance, me dis-je — la classe de René Simon.
Je déchante rapidement. Ce comédien, beau comme un dieu, méprise la laideur et, plus concrètement, ses élèves dont il se moque, un à un, prenant le reste de la troupe à témoin de son humour sadique. L’éphèbe consacre ainsi les cours à perfectionner ses piques ironiques. J’ai droit, comme tout le monde, à son regard cruel. Et, contrairement à lui qui se comporte en dandy, je ne prête aucune attention à mon apparence, qui tient à ce moment-là plus du chat sauvage, maigre et agile, avec un nez de boxeur, que du jeune artiste en lice pour se faire admirer du plus grand nombre. La salve acerbe qu’il me balance s’inscrit dans un registre assez peu noble, puisqu’il ne peut s’empêcher de m’égratigner à propos de mon physique particulier, soulignant qu’il est inconcevable d’être comédien avec une gueule pareille, riant de mon air bourru qui lui donne l’impression que je suis sur le point de débiter des gauches rapides et efficaces plutôt qu’un texte de Marivaux.
En clair, il décourage plus qu’il ne stimule ses ouailles, comme s’il était le seul à pouvoir justifier sa profession par son immense et incomparable talent. Celle de comédien, parce que, en tant qu’enseignant, il est aussi exécrable que moi en matière de mode.
Au bout de six mois à ce rythme infernal de contre-productivité, je décide de changer les choses. Je n’en peux plus d’attendre je ne sais plus quoi, puisque aucun commentaire positif sur mes capacités de comédien ne vient étayer mon choix. Je suis résolu à affronter le jugement de René Simon, de façon à trancher et à fouetter mon destin pour qu’il se presse un peu de me mener quelque part.
On ne peut pas reprocher son incohérence à ce professeur du Conservatoire. Quand je lui demande enfin ce qu’il pense de ma vocation, il n’hésite pas cinq secondes à me laminer. Il répond précisément — ce sont des mots que l’on n’oublie guère : « Mais, mon petit, tu n’es pas fait pour ce métier ! Je ne peux rien faire pour toi. Tu ne feras carrière qu’à cinquante ans. En attendant, engage-toi dans l’armée, devance l’appel. »
Je confesse avoir une tendance à la radicalité et à l’impulsivité. Je ne l’approuve ni ne la regrette, mais elle explique pourquoi j’ai écouté le conseil dégueulasse de mon professeur et me suis engagé, dans la foulée, pour trois ans dans l’armée.
À peine suis-je incorporé et affecté à la caserne de Dupleix que je regrette vivement mon coup de tête. Tout ce que j’ai haï à l’école s’impose de nouveau à moi, puissance mille. Il me faut obéir aux ordres, respecter les horaires, veiller à être sans cesse impeccable — toutes choses que, avec ma mauvaise volonté, je me trouve dans l’incapacité de réussir. Je suis probablement la pire recrue de l’histoire des bleus ; je fais tourner en bourrique les adjudants les plus indulgents et montre un fort mauvais exemple. Au fur et à mesure que la conscience me revient, j’évalue la gravité de mon erreur et le chant des planches parvient jusqu’à mon oreille d’Ulysse du pauvre.
Après quelques jours, il m’est impossible de ne pas retourner au Conservatoire en parallèle de mes journées à la caserne. Et de ne pas retenter ma chance, à la session de rattrapage de janvier prévue pour les auditeurs libres. À laquelle j’échoue de nouveau.
Le désespoir me guette, moi qui ne réussis pas à convaincre le jury de me prendre pour de bon et qui suis maintenant condamné à porter l’uniforme. C’est alors qu’une proposition tombe du ciel, grâce à l’amitié d’Henri Poirier, l’un de mes colocataires de l’appartement du deuxième étage.
Il a lui-même glané un rôle dans une pièce qui se joue au Caveau de la Huchette, un théâtre de poche pour quatre-vingts spectateurs à Saint-Germain-des-Prés, par l’intermédiaire d’un autre élève du Conservatoire, Jean-Pierre Mocky. La pièce en question, de Cyril Tourneur, s’intitule Glorianna sera vengée et se veut une parodie du théâtre à costumes. Le mien, de costume, ne me va d’ailleurs pas du tout, et pour cause : il a été confectionné avec ce qui reste dans la penderie, c’est-à-dire une jupette et un casque de soldat trop grand pour moi qui se transforme en casquette.
Le ridicule de mon accoutrement ne manque pas de déclencher des rires à chaque apparition sur scène. J’interprète un soldat qui parle peu au début, et plus du tout à la fin, puisqu’il meurt en se laissant tomber sur un tas de cadavres à casque aussi. De toute façon, tout le monde meurt dans cette pièce, sauf Jean-Pierre Mocky.
Malgré le renom de la salle dans laquelle nous donnons cette Glorianna, elle ne charme pas grand monde. Certains soirs, il arrive que nous soyons plus nombreux sur scène, dix-huit, que dans le public. Un spectateur des premiers rangs nous fait même, un soir, l’affront de lire son journal pendant les deux heures de la représentation.
Bien que le succès de la pièce soit très relatif, je suis bien heureux d’y figurer, de me marrer en coulisses et de retrouver ce plaisir charnel du théâtre.
Glorianna est rapidement retirée du programme de la Huchette, et moi, renvoyé à mes quartiers de Dupleix, aux brimades des gradés qui me font gratter le sol avec un minuscule bout de verre, et à ma mélancolie de soldat. L’un de mes supérieurs hiérarchiques ne m’a manifestement pas du tout à la bonne et s’acharne sur moi dès qu’il en a l’occasion. Il est agacé par ma désinvolture, mon « côté artiste », qu’il me fait payer cher.
Une nuit que je suis de garde dans la guérite, je m’endors, fatigué par toutes les corvées ingrates dont le petit chef m’a accablé. Évidemment, tel le roquet qui ne lâche pas le bas de pantalon de sa proie, il surveille que je remplis bien ma mission. Quand il me voit, la tête inclinée, le fusil en berne entre les jambes, il a un réflexe de brute épaisse : il relève d’un coup mon arme, qui vient violemment cogner mon nez. Le choc me fait presque défaillir. Je sens que ma cloison nasale a été heurtée trop fort pour être indemne. Je m’en plains, mais mon bourreau me suspecte d’être un mythomane professionnel et s’obstine à m’interdire de me rendre à l’infirmerie pour y recevoir les soins dont je sais avoir besoin.
Encore une fois, c’est grâce à l’intervention d’un camarade qui a des relations à l’état-major que je parviens à voir un médecin, qui décide immédiatement mon hospitalisation au Val-de-Grâce. Mais, coup du sort qui me fera bien rire quelques années plus tard, sur le chemin de l’établissement militaire, l’ambulance qui me transportera prendra feu. On me sortira sur le trottoir, où des badauds s’agglutineront autour de mon brancard et de mon nez en sang, horrifiés et choqués par ce qu’ils croiront être les conséquences de l’accident.
À l’hôpital, mon état empire, à cause d’une infection causée par des mèches que les chirurgiens ont posées dans mon nez pour le remettre en place. Et la proximité avec des soldats esquintés en Indochine, qui hurlent d’avoir perdu une jambe, agonisent sous mes yeux, réclament leur mère, leur père, leur dieu, même quand ils n’en ont pas, est impropre à me remonter le moral.
Je suis las de rester coincé au Val-de-Grâce, mais je n’apprécie pas plus l’idée de retourner traîner mon treillis à la caserne de Dupleix. Alors je manœuvre en exigeant de l’armée une pension d’invalidité. Je deviens terriblement gênant — assez pour qu’ils fassent n’importe quoi pour ne plus m’avoir dans les pattes. Après un examen de mon appendice nasal par un conseil de médecins militaires, je suis renvoyé à des docteurs du civil.
Et comme j’en suis à un an de tortures pour troufion, durée officielle du service militaire, je parviens à me carapater et, enfin, à échapper à l’enfer de l’armée. Je suis libre d’essayer, pour la troisième fois, le concours maudit du Conservatoire.
Avec succès, cette fois, et de loin, en remportant dix voix sur quinze, et en sortant à la quatrième place. Je suis soulagé et satisfait de donner enfin à mes parents une caution, un signe tangible que je ne commets pas une erreur en optant pour l’art dramatique, que je ne terminerai pas nécessairement sous les ponts, imbibé de mauvais vin jusqu’à l’os.
Dans ce cru de l’année 1952 se trouvent deux individus que je ne quitterai plus, jusqu’à la mort du premier. Un dénommé Michel Beaune, jeune type jovial qui, comme moi, peut se targuer d’avoir une drôle de gueule, assez inquiétante pour lui valoir d’interpréter par la suite des personnages étranges, louches, au mieux énigmatiques. Et Jean-Pierre Marielle, qui m’a déjà été présenté par un ami commun, et que j’ai d’abord trouvé parfaitement antipathique, tout habillé qu’il était dans un style beaucoup trop sophistiqué, à l’instar des personnages des romans noirs qu’il lisait.
Dans tout le Conservatoire, il y a presque une centaine d’élèves répartis entre six classes qui mélangent les première, deuxième et troisième années. La plupart des professeurs se font appeler « maître » en raison de leur précieux savoir et de leur expérience nourrie, sauf cet abruti d’Apollon d’opérette mégalomaniaque, René Simon, qui réclame du « patron ».
Dans l’ensemble, le corps enseignant a les cheveux gris ou blancs, et appuie son autorité sur une maturité assez avancée pour être sage et savante. Le dernier intronisé parmi ces maîtres chenus est Pierre Dux qui, à quarante-quatre ans, n’a pas encore atteint le troisième âge ni ses privilèges. Car les maîtres choisissent les arrivants qu’ils prendront dans leur cours et, les plus croulants étant prioritaires, ils se servent d’abord. Et, malgré la qualité de ma prestation, clé de mon accession à ces murs fantasmés, aucun de ces honorés vieillards ne m’a délibérément voulu. Il ne restait plus que Junior, ou Pierre Dux, pour me récupérer. Il faut bien qu’on me mette quelque part, maintenant que j’y suis. Lui n’a pas l’air contre, s’il n’a pas non plus l’air pour. Je sens qu’il est presque vexé d’avoir à me récupérer sans m’avoir élu.
D’emblée, entre mon maître et moi, le courant ne passe pas. Peut-être parce qu’il me voit dans les rôles comiques de valet, qui sont précisément sa spécialité, lui qui a beaucoup endossé le costume dans les pièces de Marivaux.
Et puis, mon apparente décontraction, ma démarche de dilettante et mon unique pull à col roulé vert révoltent sa profonde rigueur. Il décide donc que je ne jouerai que les valets. Chose dont, évidemment, je me lasse au bout d’un certain temps, languissant de ne pouvoir ouvrir mon répertoire à la tragédie ou au drame romantique. J’aimerais tant m’essayer à être Lorenzaccio ou Perdican.
Dans d’autres classes, des camarades essentiels, membres de cette tribu de comédiens versés dans la dérision et la rigolade qui se soude alors, subissent le même genre de discrimination, abonnés à l’emploi de leur gueule. Jean Rochefort se retrouve sans cesse coiffé d’un chapeau pointu et caché par une longue tunique noire à jouer les médecins de Molière. À mon pauvre Jean-Pierre Marielle revient systématiquement le personnage de vieux barbon. Claude Rich, quant à lui, joue ce que le maître a joué : les valets de Marivaux.
Et moi, je suis abonné au costume de cancre. Car nous avons, en plus de nos cours de théâtre, une leçon de littérature donnée par un professeur qui n’apprécie pas toujours mes goûts de lecture. Il nous questionne un par un sur les œuvres qu’il nous a conseillé de lire et, quand mon tour vient, la conversation tourne court :
« Alors, monsieur Belmondo, qu’est-ce que vous avez lu et dont vous pouvez nous parler ?
— L’Équipe. »
Dans le cours de Dux coexistent en parallèle deux classes de jeunes comédiens : ceux qui sont dignes d’intérêt et détiennent le privilège d’attirer l’attention et les conseils détaillés du maître ; et les autres, les intouchables, les transparents, ceux qui n’obtiennent, après avoir chauffé l’estrade, qu’un os jeté distraitement, le regard porté ailleurs. J’appartiens, vous l’avez compris, à la seconde catégorie, ces placardisés qui n’ont d’autre choix que d’apprendre par eux-mêmes.
Il est ardu de progresser en se fondant sur des remarques pédagogiques telles que : « Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? », ou : « Vous avez fait quinze vers faux. » Avec les copains, nous décidons donc de tracer notre chemin, sans prêter plus d’attention à Pierre Dux qu’il ne nous en prête. Et si nous prenons de faux plis, une manière quelque peu post-moderne de déclamer les classiques, ce n’est pas de notre fait. Car c’est bien ce qui nous amuse : exagérer pour parodier, caricaturer pour dénaturer, déplacer les textes à côté de leur sens ou, mieux, au-dessus.
Les rapports entre Pierre Dux et moi étaient donc parfaitement insignifiants et neutres jusqu’à ce qu’il émette cette fameuse prédiction fausse au sujet des femmes que je ne pourrais jamais tenir dans mes bras, des rôles de jeune premier dont je serais toujours privé.
Là, en dépit des quelques aventures qui me rassurent sur mes charmes virils, je hausse le ton. Son commentaire, qui me paraît inepte et inconvenant dans la bouche d’un maître, me fait l’effet d’un coup déloyal, au-dessous de la ceinture, ou par-derrière. Je ne lui pardonnerai jamais de s’être permis cela, pour faire le malin devant ses élèves ou pour autre chose, je ne sais pas. Peu importe.
Lui m’en voudra pour un motif plus léger, trop léger — une blague. Un jour, je m’amuse à inviter un clochard à une fête du Conservatoire. Je prétends qu’il s’agit de mon père et fais mine d’être un peu gêné de le montrer à tout le monde. Avec un air timide et rougissant, je présente le pauvre gars à mon distingué professeur. Lequel se trouve d’abord très mal à l’aise, puis s’émeut de l’indigence de mon cher et pitoyable papa. Je tiens mon rôle de fils courageux jusqu’au bout de la soirée, ce qui arrange bien mon père adoptif, presque aussi alcoolisé que moi.
Quand Pierre Dux apprend que je me suis moqué de lui, il me déclare la guerre. Certainement a-t-il dû culpabiliser, en voyant ce dernier, de faire aussi peu d’efforts avec moi, loin d’être son favori.
Le fonctionnement du Conservatoire me donne la chance de ne pas connaître, en cette première année, seulement l’enseignement de Pierre Dux. Il nous arrive d’être mis entre d’autres mains, comme celles de Jean Yonnel, avec lequel j’apprends davantage et m’amuse énormément. Pourtant, cet homme à la voix basse préfère l’extrême gravité du drame au superflu de la comédie. En plus d’être ténébreux, il est quelque peu mystique, croyant aux esprits et communiquant avec les morts. Il racontera un jour, par exemple, avec beaucoup de sérieux, que le fantôme d’un célèbre tragédien, Mounet-Sully, décédé en 1916, est venu le complimenter sur sa prestation de la veille dans Hamlet. Cette histoire me réjouira au point de m’amener à monter un canular.
Tandis que les élèves répétent leurs scènes avec Yonnel, je monte me cacher tout en haut du théâtre. De là, je fais de petits bruits pour capter son attention. Tout à coup, il s’inquiète : « Que se passe-t-il, là-haut ? » Alors qu’il n’attend probablement pas de réponse, il m’entend dire d’une voix d’outre-tombe : « C’est Mounet. » Mais, pour être tout à fait sûr, il demande : « Qui ? » Et je répète : « Mounet. » Alors, il me met au défi d’apparaître : « Montre-toi ! » Pour ne pas me démasquer, je tente d’argumenter : « Je ne peux pas, je suis mort. » Cette réplique produit un double effet. La classe entière part dans un fou rire et le maître, lui, comprend que le fantôme de son idole et ami imaginaire n’est que moi, le bougre Belmondo.
Hormis Yonnel, je profite aussi cette année-là des lumières d’Henri Rollan, un technicien hors pair et un maître avisé qui nous forme à la diction sans sévérité, avec bienveillance et humour. Bien qu’il soit un tragédien réputé, il est capable d’être drôle, apprécie ce qui sort du lot ou choque, n’est pas engoncé comme ses pairs dans un classicisme poussiéreux et ennuyeux. Son truc, qui nous plaît beaucoup, à mes jeunes potes et à moi, est de déclarer à ses poulains que nous sommes, mais que sont aussi de jeunes vierges du seizième arrondissement : « Travaille tes labiales à la bougie : papa, pantalon, pine de pape. » Nous pleurons de rire à chaque occurrence de l’injonction.
Non seulement il peut être hilarant, mais il a aussi le sens de la formule juste et brillante. Tandis que je lui offre ma version d’un personnage qui est resté, jusqu’à aujourd’hui, mon rôle fétiche, celui que je regrette de n’avoir pas vraiment tenu en dehors de quelques scènes — Scapin, le valet magnifique de Molière —, Henri Rollan a des mots surprenants et mémorables : « Mon grand, je t’ai demandé un Tintoret et tu me fais un Picasso », ou : « J’ai l’impression que tu me joues un air d’accordéon sur un Stradivarius. » Il m’aime bien, alors il ne me dit rien de méchant. Au contraire, il loue ma façon naturelle d’être. À la place des : « Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? » de Pierre Dux, je reçois des : « Écoute-moi, je n’ai rien à dire. Je ne veux surtout pas détruire ça. »
En même temps qu’Henri Rollan, la chance continue de me sourire. En cette troisième année, j’assiste à la bonne classe d’ensemble, celle où l’on peut me comprendre et m’aider à me développer, avec le maître le plus extravagant du Conservatoire, et aussi le plus attachant : Georges Le Roy. Vieux sociétaire de la Comédie-Française, auteur d’un bouquin sur la diction, ancien élève de Mounet-Sully de son vivant et de Sarah Bernhardt, il dénote par son goût pour la marginalité, l’originalité. Il nous réclame de le surprendre plutôt que de lui délivrer une interprétation prémâchée et conventionnelle d’une scène.
Nous sommes faits pour nous entendre puisque j’ai l’effet de surprise pour passion. Il arrive même que je m’étonne moi-même de ce que je suis en train de faire, tant je lâche la bride à mon fameux et dangereux naturel. La liberté ne laisse personne indifférent. Mes premiers maîtres me la reprochent, les derniers — mais qui seront les premiers — en font l’éloge. Quant aux autres, mes égaux, elle les attire mieux qu’un aphrodisiaque, ou les horripile.
Le Roy vivait très instinctivement. A posteriori, je le soupçonne d’avoir été authentiquement fou. Il était quand même capable de se tenir sous l’Arc de Triomphe, en costume d’époque, avec des jabots dans tous les sens, une perruque poudrée et de fins souliers pointus en chintz vert d’eau. Quand la police arrivait et cherchait à contrôler son identité, il affirmait non sans une certaine emphase : « Je suis Le Roy ! » Cette excentricité extrême le rendait attendrissant et le conduisait à tolérer la dinguerie d’autrui. Aussi, quand je me livrais à des singeries spectaculaires, il ne m’admonestait pas ; au contraire, il se fendait la pipe avec nous.
Une fois, j’avais parié avec Bruno Cremer, nouvel élément ajouté à notre groupe de couillons, que j’étais capable de sauter du deuxième étage sur les rideaux. En attendant que notre prof arrive dans le théâtre, j’ai voulu prouver à mon ami mon don pour la voltige et j’ai exécuté mon acrobatie. Je l’aurais terminée dignement si le rideau avait été solide, ou réparé. Mais ce n’était pas le cas et, au moment où je l’ai agrippé, j’ai senti qu’il se décrochait au-dessus de moi et s’affalait en dessous. Je me suis explosé au sol avec toute la poussière agglutinée dans le velours depuis Mounet-Sully.
Quand Le Roy est entré, il m’a trouvé assis et noirci. Par simple curiosité, il m’a interrogé sur les causes de cette position et de ce maquillage inhabituels. J’ai répondu : « Maître, j’ai voulu tirer le rideau et tout s’est écroulé ! »
Une fois, il nous avait invités, Pierre Vernier et moi, dans sa maison de campagne à Eygalières, pour travailler avec lui. Il nous jugeait un peu trop dissipés et nous blâmait pour notre manque total de concentration. Pour contrer ce défaut, supposé aussi gênant chez les comédiens que chez les chirurgiens, il avait une méthode spéciale : il m’emmenait dans le jardin, me plantait devant une magnifique rose rouge bien éclose et me disait : « Tu vois cette fleur. Eh bien, tu la regardes. Tu ne bouges pas, tu la regardes comme ça, pendant deux heures. Après, tu es concentré. » Je n’étais pas très à l’aise avec ce procédé, incapable que j’étais depuis l’enfance de rester immobile une minute. Mon côté contemplatif ne jouissait pas de la campagne comme de la montagne. Peut-être manquait-il à ce tableau rural la présence d’une vache pour agrémenter la rose d’un mouvement léger ? Peut-être étais-je trop primesautier pour passer deux heures à fixer une rose ?
Le séjour chez Le Roy n’avait pas été que nourrissant. Car, s’il n’était pas avare de judicieuses suggestions en matière de jeu, il faisait de la rétention de bouffe. À chaque dîner, la frustration était la même. Il s’étonnait de n’avoir pas prévu assez, de n’avoir qu’un œuf pour trois, et nous, nous souffrions à mort d’une faim tenace dont nous savions qu’elle ne serait pas plus comblée le lendemain que le surlendemain.
Régulièrement, Gérard Philipe, qu’il côtoyait, séjournait dans cette maison et, pour se concentrer, s’enfermait à clé dans sa chambre. Le Roy, nous voyant revenir essoufflés, suants et excités d’une bonne course à vélo, nous a punis en nous rendant prisonniers de la chambre de Gérard Philipe. Comme ça, nous serions bien obligés de nous calmer et de nous concentrer. Il mésestimait notre sens de la révolte et nos aptitudes sportives. Nous nous sommes échappés par la fenêtre et en avons profité pour aller nous remplir un peu la panse que notre honoré professeur négligeait.
Il devait se convaincre qu’un bon comédien est un comédien affamé, ou qu’il fallait nous entraîner à la pénurie dont nous ne manquerions pas d’être victimes, comme tout artiste qui se respecte.
Au Conservatoire, il était d’autant plus difficile de ne pas être fauché qu’il était formellement interdit de travailler ailleurs en touchant des émoluments. Comme cette institution fonctionnait d’une façon soviétique, tout contrevenant se voyait exposé à des châtiments allant du retrait des bourses au renvoi. Une sorte d’œil de Moscou, vieille fille acariâtre et antipathique appelée Mademoiselle Suzanne, veillait au grain. Il était impossible d’échapper à sa surveillance et son zèle a, hélas, engendré des générations successives de comédiens sans le sou, qui ont rêvé de la poignarder collectivement comme si elle s’était nommée Jules César. Elle était l’âme damnée du Conservatoire.