10. Et puis, Godard

Tout, chez lui, m’horripile.

D’abord, il s’adresse à moi sans jamais ôter ses lunettes de soleil, ce qui me semble de la plus grande impolitesse et parfaitement suspect. Comment savoir à qui l’on parle lorsque l’on n’a pas accès à ses yeux ? Comment être certain que je ne vais pas arracher ces lunettes et les jeter dehors, dans le caniveau ? Ensuite, il paraît cultiver son aspect négligé en ne se rasant ni ne se coiffant, mais en fumant des cargaisons entières d’épouvantable Boyard jaunes.

Et puis, son élocution est d’une lenteur telle que, avec lui, Le Soulier de satin durerait sept jours et que, à moi, il faudrait de l’opium pour supporter sans bondir cette mollesse verbale. Enfin, l’air triste qui émane de toute sa longue personne donne l’impression que l’on vient d’écraser son chien, tuer sa femme et ruiner l’avenir.

Cette évidente neurasthénie n’est, en outre, pas contredite par sa voix, qu’il a très basse.

Il vient de m’intercepter dans la rue alors que nous nous croisions. Je l’observe, dubitatif. Et ma sensation ne s’arrange pas alors qu’il énonce une proposition douteuse : « Venez dans ma chambre d’hôtel, on tournera et je vous donnerai 50 000 francs. » Je ne réponds pas clairement, mais j’abrège l’entretien et rentre chez moi : je suis certain que c’est une proposition douteuse.


À la maison, mon épouse Élodie, à laquelle je raconte l’entrevue, tente de me rassurer. Elle me rappelle mes talents de boxeur et ma facilité à pratiquer le coup de poing. Elle ajoute que, si le réalisateur de la Nouvelle Vague tentait une quelconque approche, je serais en capacité de me défendre.

Ses critiques dans Les Cahiers du cinéma font un bruit assez particulier pour que ma femme, intuitive et intelligente, l’ait remarqué. Elle perçoit sa modernité et parie sur son talent, m’incitant à m’y associer. Je l’écoute et me pointe à l’hôtel du boulevard Raspail dans lequel il a élu résidence.


En arrivant dans sa chambre, je comprends instantanément que ce n’est pas un traquenard. Un court métrage est bien tourné ici : il n’est pas seul, mais entouré de toute une équipe de jeunes gens joyeux et sympas. Ce qui se dégage de ce rendez-vous cinématographique en chambre est une atmosphère de liberté et de gaieté attenante.

L’histoire de Charlotte et son jules, un marivaudage misogyne dans lequel une femme quitte un homme en haut pour un autre en bas, en emportant sa brosse à dents, y contribue. Mais c’est la façon de diriger, en ne dirigeant pas, de Godard qui la permet. Pour lui, rien n’est jamais écrit ; les actions doivent naître dans l’instant et les personnages demeurer aussi flottants, aussi complexes, aussi peu caractérisables que dans la vraie vie. Masques nous sommes, masques nous resterons. Les notions de rôle et de scénario, il les dynamite. Il ne se trouve qu’en se perdant ; il évite soigneusement de savoir où il va pour être certain d’atteindre son but. Il recherche l’incessante surprise, l’improvisation, le vivant.

Cette manière de faire du cinéma, naturelle, me plaît tellement que je lâche la bride à mon jeu. C’est un plaisir inconnu, nouveau. À la fin de ce bref et enthousiasmant tournage, Godard me dit avec son accent suisse du Vaudois : « Le jour où je ferai mon premier long métrage, ce sera avec toi. »

Cette promesse, je le confesse, me fait chaud au cœur, mais je la reçois comme un vœu pieu, un serment de cinéma, une illusion du moment. Les moyens manquent souvent aux artistes, et la constance encore davantage.


Quelques semaines plus tard, pourtant, il récidive — cette fois par écrit. Alors que je suis en train de suer en Algérie, j’ai droit à une lettre de Godard dans laquelle il me demande l’autorisation de me doubler lui-même dans Charlotte et son jules. Il achève sa lettre par un engagement à me confier le rôle principal de son premier long métrage.

De là où je me trouve, au fond du trou, son message me ravit, mais me semble encore plus lunaire que la première fois. Je lui donne évidemment mon accord pour me remplacer, moi qui suis coincé au bled, afin que son court métrage puisse sortir.

Non seulement Charlotte et son jules est achevé, mais il recueille un avis favorable chez les critiques. En revanche, m’entendre débiter en version suisse mon monologue, entrecoupé d’exclamations dites avec nonchalance, me fait un drôle d’effet. Et aux autres aussi. Jacques Becker, qui souhaite m’embaucher pour jouer dans son film Le Trou, renonce à moi à cause de cette voix qui n’est pas ma voix. On remarque donc ma prestation dans le court métrage de Godard, mais un malentendu se crée autour du contraste entre mon physique et mon timbre.


Peu de temps après la sortie du film et mon retour d’Algérie, Claude Chabrol — lequel appartient au même courant libertaire que mon nouvel ami suisse et doit être au courant que j’ai été doublé dans Charlotte et son jules — valide la proposition des frères Hakim, les producteurs de son film À double tour.

Sur eux, je suis aussi tombé grâce au hasard qui me fait traîner avenue des Champs-Élysées. Un jour, j’y rencontre Jean-Claude Brialy, que j’ai souvent côtoyé du côté de la rue Saint-Benoît. Il semble très mal en point : il souffre d’un affreux mal de dos qui nécessite une opération et le contraint à abandonner, trois jours avant le tournage, son rôle dans le long métrage de Chabrol. « Appelle les producteurs, les frères Hakim, me dit-il ; ils cherchent quelqu’un pour me remplacer de toute urgence ! »

Je le remercie du tuyau et m’exécute. Quand j’arrive dans le bureau des nababs, ils commencent par me trouver laid, et l’expriment. En conséquence, je m’apprête à leur montrer mon dos, mais ils me rattrapent avec des paroles mielleuses. Quelques instants plus tard, ils profitent de ma crédulité de débutant du septième art pour économiser sur mon cachet. Ils me racontent que le réalisateur a émis de sérieuses réserves à mon sujet, qu’il ne veut pas de moi dans ce rôle, que la seule manière qu’ils ont de m’imposer, en tant que producteurs, c’est l’argument du coût. Si je suis bon marché, alors…


Ce n’est que plus tard, en discutant avec Claude Chabrol, que j’ai compris l’arnaque. Le principal était gagné : j’avais le contrat pour interpréter un personnage avec lequel je me sentais des affinités, un individu perturbateur qui dénonce les tartuferies de la société, un pur rebelle.

Chez Chabrol aussi, la liberté de ton me permet d’expérimenter ma folie, de pousser mes intuitions à l’excès, d’aller plus loin que demandé. Et parfois au-delà des bienséances. Une fois, comme ça, je retire mon slip devant Madeleine Robinson, qui ne s’y attend pas et pique un tel fard qu’il en est visible à l’image.

Mon copain le plus dingue, Mario David, a lui aussi un rôle dans ce À double tour, ce qui finit de me déchaîner. Et Philippe de Broca en est l’assistant réalisateur…

La fin de ce tournage nous laisse aussi tristes qu’un adieu sur un quai de gare un jour de mobilisation. Et me convainc définitivement que la Nouvelle Vague, j’aime ça. Ses génies, Chabrol, Truffaut et Godard, s’entraident pour mener à bien leur révolution. Ils écrivent ensemble, s’inspirent les uns des autres, font bénéficier aux autres du succès des uns.


Jean-Luc Godard n’a pas menti. Le bruit court que son projet de long métrage dont Truffaut a écrit le scénario et que cautionne Chabrol, auréolé du triomphe du Beau Serge et des Cousins, est en voie de se concrétiser. Un petit producteur a accepté de financer l’affaire et le réalisateur cherche son actrice. Il a déjà essuyé un refus d’Annette Stroyberg — ou plutôt de Roger Vadim, qui craint de mettre sa petite amie dans les pattes du cœur d’artichaut du Vaudois. Quant à son acteur, je n’ai rien entendu à son sujet, mais suppose qu’il se jettera sur n’importe quelle célébrité consentante. J’ai déjà assez d’expérience pour ne pas me fier à ses déclarations.

Sauf que, cette fois, l’offre paraît sérieuse, maintenue depuis qu’il en a eu l’idée. Godard me téléphone pour m’annoncer que je serai, si je suis d’accord, son acteur dans À bout de souffle. Je n’en apprendrai pas tellement davantage avant le début du tournage. Sans me donner le scénario de Truffaut, il me résumera l’histoire de son film en ces termes : « C’est l’histoire d’un type. Il est à Marseille. Il vole une voiture pour retrouver sa fiancée. Il va tuer un flic. À la fin, il meurt ou il tue la fille, on verra. » Avant de me fixer rendez-vous au Fouquet’s pour conclure notre accord.


Que je signe contre l’avis de mon agent. Celle-ci affirme que je fais la plus grosse erreur de ma vie, parce qu’elle aurait préféré me voir figurer dans un film de Duvivier dans lequel elle tentait de me placer, et parce qu’elle estime le montant de mon cachet ridiculement bas — 400 000 francs anciens.

En effet, Georges de Beauregard est un producteur pauvre qui trouve des stratagèmes afin d’économiser l’argent qu’il n’a pas. Il valide le choix de Godard, peu onéreux, mais s’inquiète aussi de louer une actrice bon marché.

Le réalisateur qui, pour être branque, n’en est pas moins malin, lui suggère alors Jean Seberg, qui a acquis une notoriété avec la Jeanne d’Arc et le Bonjour tristesse d’Otto Preminger. Il arguë que, habitant Paris, elle ne vaut plus rien aux États-Unis et qu’elle sera facile à reprendre à Columbia, avec qui elle est sous contrat, à peu de frais.


À l’écoute de la ruse du cinéaste, Beauregard retire ses lunettes, ce qui équivaut à une opinion très favorable. Il demande même à l’intellectuel futé, pour ne pas paraître trop prosaïque, trop marchand de soupe, si ce n’est pas une concession trop douloureuse pour lui que de prendre Jean Seberg dans À bout de souffle. Ce qui revient à poser la question à un ours de savoir s’il apprécie le miel : le réalisateur, à cette époque, brûle secrètement d’amour pour l’Américaine et rêve de la faire tourner pour se rapprocher d’elle.

Georges de Beauregard se fend d’un télégramme de vingt pages à destination de la Columbia pour obtenir qu’elle lui cède Jean. Et elle accepte, trop content de se débarrasser d’une actrice qui leur coûte un bras et ne rapporte plus un clou.


Godard est plus que satisfait. Il m’avouera avant le début du tournage : « Ce que j’aime en elle, c’est le mystère qu’elle dégage. On peut tout lui faire jouer avec vraisemblance. Elle peut aussi bien être une garce, un ange, une putain. Une pucelle attardée ou une nymphomane. »

En fait, elle correspond trait pour trait à l’image qu’à l’époque Godard se fait des femmes — assez mauvaise. Il reproche au sexe faible d’être impénétrable, égoïste et assez lâche pour tout sacrifier à sa sécurité. Il souffre, je crois, de ne pas faire aux femmes l’effet qu’il fait aux producteurs et aux journaux. À sa décharge, on dirait qu’elles préfèrent quand même un beau garçon musclé et bronzé à un cérébral gris et torturé. À leur décharge, on dirait que Godard ne fait pas toujours assez d’efforts pour se rendre aimable et amadouer leur timidité. Sa propension au mutisme n’aidant pas.


Un soir, il m’emmène dîner. Je suis content d’aller dans cette pizzeria de la rue Saint-Benoît avec lui, mais je déchante rapidement : il ne prend pas la peine de décrocher un mot. Être avec moi à table semble lui suffire. Peut-être converse-t-il avec moi en télépathie ? Ma soirée sera mortelle, mais originale. Au moment de nous quitter, il semble ravi puisqu’il me dit : « On a fait un très bon repas, tu ne trouves pas ? »


Rien n’est jamais ordinaire, avec lui. Je découvre ainsi que le fameux scénario écrit par Truffaut et dont il est censé tirer À bout de souffle n’est en réalité qu’un bout de papier comportant un résumé de l’histoire, ou plutôt son point de départ : « À Marseille, un jeune gangster vole une voiture américaine pour se rendre à Paris. Pour échapper en route à un contrôle de police, il tue un motard. À Paris, il retrouve une jeune Américaine qu’il aime et qu’il essaie de décider à s’expatrier avec lui. La fille hésite, mais n’hésite pas à le dénoncer pour échapper à une manœuvre de chantage de la PJ. Le jeune gangster, trahi par sa maîtresse et dégoûté, se laisse assassiner par les deux policiers lancés à ses trousses. » L’autre mensonge dans le générique annonçant le film était la « supervision de Claude Chabrol ».

Évidemment, Godard est assez dégourdi pour se passer d’un chaperon. Et d’un script.


La veille du premier jour de tournage, il n’a encore rien écrit du tout. Moi qui suis habitué à voir les réalisateurs débouler avec des tonnes de paperasse, paquets d’adaptations polycopiées, je m’étonne qu’il vienne les mains vides et lui demande, par curiosité : « Tu sais au moins ce que tu vas faire ? » Je repars avec une très longue réponse : « Non », qui ne fait que m’attiser.

Le lendemain, le 17 août 1959, il apporte avec lui des feuilles de cahier noircies de notes diverses et de dessins. Mais il ne les utilise jamais. Les seules certitudes qu’il a concernent la psychologie de ses deux héros et les trois lignes de l’histoire. Le reste viendra tout seul in vivo. Dès les premières minutes de tournage, le ton du film de Godard m’est donné : la liberté absolue, parfois déconcertante. Il me dit, en me désignant l’Univers, boulevard Saint-Germain :

« Tu vois ce bar, tu rentres dedans.

— Et j’y fais quoi ?

— Ce que tu veux.

Ensuite, c’est dans une cabine téléphonique qu’il m’incite à me rendre. Pareil, j’interroge :

— Et je dis quoi ?

— Ce que tu veux. »


La journée se déroule comme elle a démarré, dans le vagabondage. Ça me convient. Je ne réfléchis pas à ce que veut Godard, qui n’a pas l’air de le savoir lui-même. Je joue, j’improvise, je lance des phrases. Je retrouve la pureté de nos spectacles d’été à Clairefontaine avec les autres enfants, notre créativité débridée, notre audace encouragée par la bienveillance acquise de notre public composé de parents.

À nouveau, je suis un môme qu’on ne grondera pas, un délinquant qu’on ne peut pas condamner, un criminel sans crime, un meurtrier aux mains propres, un enfant prodigue. Godard est en train de m’accorder une formidable impunité à être moi-même. Je détiens les pleins pouvoirs sur mon être, l’authentique, celui qu’une caméra peut saisir sans emprisonner. Je suis dédouané du réel ; je peux pisser dans un lavabo, fumer torse nu au lit pendant un quart d’heure, faire l’amour sous les draps et injurier les spectateurs : « Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, allez vous faire foutre ! »


Ce premier jour ressemble à des vacances. Plusieurs heures avant la fin présumée du tournage, le réalisateur décide à notre grande surprise que l’on arrête. Il nous refera le coup plusieurs fois au cours du tournage sans que cela nous choque ni nous embête, au contraire.

Le seul qui prendra mal cette réduction du temps de travail sera le producteur.


Jean Seberg et moi nous entendons assez bien pour nous amuser comme des gamins. Je dois bien avouer aussi que nous sommes dubitatifs quant au destin de ce film cinglé. Nous avons conscience de toutes les transgressions cumulées par À bout de souffle et imaginons qu’il va se planter. Alors nous en ajoutons à la folie — nous n’avons plus rien à perdre.

L’équipe technique, réduite au minimum avec un cameraman, Raoul Coutard, armé d’une Caméflex, peut nous suivre en toute légèreté dans nos turpitudes.


Le résultat, dont nous doutons pourtant avec Jean, est à moitié donné lors de la projection presse du film. La réaction des critiques présents — dont un rire quand, au début, je me mets au volant de la voiture que je viens de piquer en disant : « Et maintenant, tu fonces, Alphonse » — prouve que nous ne venons pas de participer à un navet.

Contrairement à ce que pense mon agent, très virulente, qui s’oppose à ce que le film sorte. Elle me menace, m’affirme qu’il signera ma fin précoce, qu’il est honteux et ruinera ma carrière en une fois.


Quand, le 16 mars 1960, À bout de souffle sort au cinéma, dans quatre salles à Paris, j’envoie Élodie observer et écouter les spectateurs qui sont, pour la plupart, des intellos snobinards dont je sais que l’avis déterminera l’accueil du grand public.

De mon côté, je me trouve sur les Champs-Élysées avec mon pote Charles Gérard de l’Avia Club.

En début d’après-midi, nous rôdons autour du cinéma Le Balzac, où le film va être projeté. Là, nous voyons une foule déjà agglutinée devant l’entrée. Je n’en reviens pas ; je serais presque tenté de compter les gens. Le patron de la salle — qui connaît Charles —, nous voyant traîner autour des gens, nous jette un : « P’tits cons, au lieu de payer des figurants pour faire la queue, vous auriez mieux fait de faire de la pub ! », qui nous interloque d’abord et nous flatte ensuite.

Quand ma femme revient avec un sourire ne passant plus par la porte, je sais que c’est gagné. Je la questionne : « Alors, qu’ont-ils dit ? » Et elle : « Je ne me rappelle plus, ils parlaient tellement et tous en même temps ! »

Le lendemain, on me donne davantage de détails et l’on m’apprend notamment que, à l’une des projections, Jean Cocteau s’est exclamé devant son parterre d’admirateurs : « Il a réussi ce que tous les autres ont raté », évoquant Godard. À mon sujet, il aurait dit : « Et ce jeune homme, dont je ne veux même pas savoir le nom, il est au-dessus de tous les autres. »


Ce film était d’une nouvelle espèce et constituait une véritable explosion libératrice. Chacun s’indignait ou s’extasiait. Tous avaient un avis. Les règles, morales et cinématographiques, avaient été soigneusement dynamitées. Même ceux qui ne pouvaient que jalouser le génie de Godard, ses confrères réalisateurs, le portèrent au pinacle.

Cette fois, il y avait une matière qui dépassait le simple cadre d’un écran ; on assistait à un phénomène, à un film perfusé à la vie et qui y retournait en agissant sur elle. Rien ne serait plus jamais pareil après À bout de souffle, dont l’effet était, belle ironie, inversement proportionnel à son titre.


Dès le lendemain de la sortie, ma tête figure en première page de tous les journaux. Mais c’est l’article d’un journal crédible et sérieux, L’Express, qui me flatte le plus.

La journaliste Madeleine Chapsal ne se contente pas de célébrer la modernité du film ; elle s’attache à me décrire comme le chantre d’une génération, le héros d’un nouveau genre, fort et fragile à la fois. Et elle relate ce que j’ai répondu à la question, assez stupide il est vrai : « Que pensez-vous de votre physique ? » Depuis le Conservatoire, on me gratifie d’épithètes non homériques : « jeune premier laid », « débutant aux traits ingrats », « drôle de gueule ». Ces incessants commentaires ne me blessent pas, mais continuent de m’étonner. Les comparaisons — en ma défaveur — avec Alain Delon n’ont pas encore commencé ; je suis encore un laid non relatif. Édith Piaf n’a pas encore dit : « Je sors avec Delon, mais je rentre avec Belmondo. »

Mais le rôle fort romantique que j’occupe dans À bout de souffle vient de me placer dans la catégorie « séducteur avec physique grossier ». Ma laideur prend un nouveau crédit. Et moi, des rougeurs dues à la honte de ma réponse à la fameuse question : « Je crois que j’ai du charme. »


Du jour au lendemain de la projection d’À bout de souffle, tout change. Mon téléphone ne connaît plus la paix. À un point qui me convainc de changer de numéro. Les contrats affluent comme dans une pêche miraculeuse, et les cachets proposés me semblent faramineux. Après dix années à lutter pour tenter de décrocher un petit rôle par-ci, un petit rôle par-là, et à pâtir de ma façon trop naturelle de jouer, je suis enfin reconnu, aimé, recherché. Désormais, l’on viendra à moi. Et je ne m’épuiserai plus à dénicher les occasions de gagner ma vie en faisant mon métier. Le chef-d’œuvre de Godard est ma palme.

La gloire me porte, pour l’instant. Il faudra qu’elle dure un peu pour me rassurer complètement. J’ai assez d’années de galère derrière moi pour ne pas être confiant d’un coup et avoir intégré le sens des mots « provisoire », « éphémère ». Et, surtout, je voue une reconnaissance éternelle aux réalisateurs qui m’ont choisi alors que je mijotais encore dans l’ombre, qui ont eu le courage de me faire confiance avant À bout de souffle.


Claude Sautet est de ces types audacieux, capables d’affronter ses producteurs pour imposer ses acteurs. Il me veut pour donner la réplique à Lino Ventura dans une adaptation, qu’il a travaillée avec l’auteur, d’un roman de José Giovanni narrant une amitié entre un vieux gangster abandonné et un jeune truand généreux, Classe tous risques.

Mais les producteurs mettent un veto sur mon nom qui, ne valant rien, ne rapportera rien. Ils veulent Gérard Blain, ou Laurent Terzieff, ou Dario Moreno, et restent sourds aux souhaits de Sautet. Lequel n’en démord pas, soutenu par Ventura, dont l’agent dit qu’elle me tiendra pour responsable de l’échec du film, et Giovanni. Durant des semaines, mon nom envenime la plupart des conversations avec les financeurs. Mais Claude tient sa ligne, fermement. Et c’est lui qui gagne, parce qu’il se sent libre de ne pas faire son film s’ils lui refusent ma pomme. Avec moi, ou sans film.


Évidemment, je suis flatté et heureux d’être autant désiré pour ce film qui, de surcroît, me plaît beaucoup. Ce personnage de voyou qui se révèle être plus moral que prévu, et ces rapports d’affection virile silencieuse avec son aîné, m’émeuvent assez pour que je m’y engage avec énergie et enthousiasme.

Mon partenaire de jeu, Lino Ventura, dont le cinéaste a essayé d’adoucir le côté « brute épaisse », est aussi aimable qu’il n’en a pas l’air, gentil et déconneur comme j’aime. En plus, il acceptera noblement de partager le haut de l’affiche à égalité avec moi quand Classe tous risques sortira, en même temps qu’À bout de souffle, remportant un succès équivalent en nombre d’entrées : deux millions.

L’année 1959 fut donc mon année érotique à moi, celle qui me comble et me donne l’impression d’être aussi riche qu’un maharadja et aussi désirable que Brigitte Bardot dans Et Dieu créa la femme.

De quoi nourrir ma fureur de vivre en achetant ma première AC Bristol, de couleur grise, splendide voiture dans laquelle je vais flirter avec le danger, à 200 kilomètres à l’heure.

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