Gérard de Villiers Rendez-vous a San Francisco

CHAPITRE PREMIER

Jack Links contemplait avec tristesse le rideau pourpre qui ternissait peu à peu la blancheur immaculée des grands buildings de San Francisco, de l’autre côté de la baie.

Le soleil plongeait dans le Pacifique. Ses derniers rayons prenaient en enfilade le pont de la Golden Gate – la porte d’Or – Alcatraz et la ville. La charpente métallique de l’immense pont ressemblait à une toile d’araignée féerique. Les sinistres bâtiments de l’île-prison d’Alcatraz, maintenant désaffectée, paraissaient plus gais et les premières lumières donnaient à San Francisco un air de fête. Même l’eau de la baie avait des reflets moirés, cachant ses courants mortels et sa température glaciale.

Dans un quart d’heure, tout cela s’engloutirait dans l’ombre. Jack Links en souffrait d’avance. Il aimait San Francisco comme une femme. Il connaissait tous les vices et les secrets de cette étrange cité qui, serrée entre le Pacifique et la baie intérieure, a tiré parti du moindre pouce de ses collines et construit ses rues en sentiers de chèvres.

De toutes les villes des U.S.A., San Francisco est la seule, avec New York, qui ait sa personnalité. Elle a été la capitale déchaînée des chercheurs d’or, au siècle dernier, et est restée depuis, une ville sophistiquée et amorale, mystérieuse et accueillante, une tête de pont de l’Extrême-Orient, où tout peut arriver.

Après trente-huit ans passés en Chine, Jack Links avait eu le coup de foudre pour cette ville où les gargotes de Chinatown – le quartier chinois – avaient le fumet d’inconnu et d’imprévu de sa jeunesse. Car San Francisco est aussi une ville chinoise, la plus grande en dehors de la Chine.

Jack habitait au nord de la baie, à Sausalito. Pour aller à Chinatown, il devait franchir la Golden Gate. Il avait beau effectuer le trajet fréquemment, il s’arrêtait chaque fois sur le parking panoramique de la route 101, juste avant l’énorme pont, pour regarder « sa » ville. Après, il donnait de bon cœur ses 25 cents au péage.

Ce soir-là, justement il s’adonnait à son péché mignon. D’ailleurs, il n’était pas pressé. Le blanchisseur chinois chez qui il allait chercher son costume ne fermait jamais avant neuf heures. Même si la boutique était close, il connaissait la taverne cantonaise où le rondouillard Chong allait laper son chop-suey.

Ce voyage bihebdomadaire à Chinatown était la plus grande joie de Jack Links. Pendant un quart d’heure, il pouvait se croire encore à Tchoung-king ou à Hong-Kong. Sur dix kilomètres carrés, Chinatown ondule entre Russian Hill, Telegraph Hill et Nob Hill, trois des collines de San Francisco. Tout y est chinois : les journaux, les enseignes, les cinémas, les banques et la population. Même les cabines téléphoniques ont la forme de pagode.

Mentalement, Jack Links s’entraînait, avant d’entrer dans la boutique, aux inflexions un peu traînantes de l’accent cantonais. Chong, le teinturier, le saluait toujours dans sa langue natale. Les deux hommes échangeaient quelques phrases polies sous les yeux étonnés des clients chinois : peu d’Américains à San Francisco étaient capables de s’exprimer dans la langue du Kwang-tung.

Ensuite, Jack passait dans l’arrière-boutique où on lui tendait son costume fraîchement nettoyé et où il abandonnait celui qu’il avait en arrivant. C’était une vieille manie : il avait horreur de porter des paquets. Ainsi, il entrait avec un costume sale et ressortait vêtu de propre.

La méditation paisible de Jack Links fut troublée soudain par l’irruption dans le parking d’une famille d’Orégonais qui sortit d’un break antédiluvien avec des ululements d’admiration. Dégoûté, il tourna sa clef de contact et se mit en marche vers le pont. C’était encore une de ses folies d’habiter en dehors de la ville.

Mais Sausalito en valait la peine.

L’agglomération se trouve sur une petite route qui descend à gauche de la route 101. Il n’y a guère que des maisons en bois, des hangars à bateaux et à hydravions et quelques restaurants envahis le dimanche par les citadins de l’autre côté du pont. Jack habitait l’une des maisons de bois dans Main Street, tout un premier étage. Le soir, il pouvait voir de sa fenêtre la longue ligne lumineuse de Bay-bridge, le pont qui relie San Francisco à Oakland, la ville jumelle, et les gratte-ciel illuminés.

A soixante-cinq ans, Jack Links n’attendait plus grand-chose de la vie, sinon un peu de farniente. Pendant trente-huit ans, il avait couru les pires dangers, dans différents postes des Services de Renseignements de l’U.S. Army. Il avait été l’un des premiers à appuyer le général Chenault avec son corps franc d’aviateurs se battant en Chine contre les Japonais.

Plus tard, Jack avait été fait prisonnier par les communistes chinois. Un de ses vieux amis – un Chinois lui aussi à qui il avait rendu le distingué service d’envoyer son fils étudier en Amérique – l’avait tiré d’affaire, au moment où on se préparait à le décapiter au sabre.

Jack sourit en tendant ses 25 cents au péage du pont. C’était du passé, tout ça. Maintenant il meublait sa retraite en aidant encore un peu la C.I.A. On lui envoyait régulièrement des journaux chinois à traduire. Récemment, il avait reçu la visite d’un homme du service « Action » qui ne demandait rien de moins que d’être parachuté en Chine pour rejoindre de problématiques guérilleros. Jack lui avait expliqué qu’il avait à peu près une chance sur un million de survivre. L’autre était parti quand même. On ne l’avait jamais revu. Les Américains sous-estimaient les Chinois. Lui, Jack, les connaissait bien. Et il les craignait.

Un de ses meilleurs amis était le major Fu-Chaw qui habitait Los Angeles, à 470 milles au sud. Peu de gens savaient que Fu-Chaw était le patron pour la côte ouest des Services de Renseignements de la Chine nationaliste. Officiellement, il s’occupait d’une petite fabrique d’objets d’ameublement en perles de bois, de plastique ou d’ivoire. Ce qui lui permettait d’avoir de nombreux contacts avec Hong-Kong. Toute sa famille avait été assassinée par les communistes à Canton. Aussi passait-il pour un antirouge convaincu.

Justement, Jack avait dîné avec lui la semaine précédente, au Lotus d’Or, dans la rue Grant, où l’on mangeait le meilleur canard fumé du Se-Tchouen.

Ils se voyaient régulièrement une fois par mois, environ. Pour Jack, c’était une occasion de parler de la Chine, d’évoquer les souvenirs de sa vie aventureuse, avec quelqu’un qui avait vécu de la même façon que lui.

Fu-Chaw venait souvent à San Francisco, pour ses affaires. Mais Jack Links le questionnait peu. Ils parlaient rarement « boutique » et évoquaient plutôt les pulpeuses créatures du « Dragon Joyeux » de Tchoung-king en 1944.

À leur dernière rencontre, Jack avait fait une exception à la règle. Parce que c’était quelque chose qui amuserait Fu-Chaw.

— On ne me considère pas encore comme un vieux gâteux, lui avait-il fait remarquer. Un correspondant local de la C.I.A. m’a apporté un travail demandant de hautes capacités : il s’agit de traduire du chinois un texte codé sur lequel tout le monde s’est cassé les dents. Si j’y arrive, je pourrai changer de voiture.

Fu-Chaw avait levé un instant ses lourdes paupières. Tout ce qui était chinois l’intéressait. Il avait posé quelques questions à Jack Links qui l’avait renseigné de son mieux. Il s’agissait d’un texte certainement codé d’une façon « artisanale ». Il avait résisté aux efforts des meilleurs sinologues de la C.I.A. On avait fait appel à Jack Links parce qu’en plus de ses connaissances parfaites de la langue mandarine, il avait vécu assez longtemps en Extrême-Orient pour être au courant de certains langages secrets et peu usités.

— Même si j’y arrive, j’en ai pour un mois ou deux, avait conclu Jack.

L’œil de Fu-Chaw avait eu un éclair rapide et il avait fait remarquer :

— Je crois qu’il s’agit d’une affaire dont je me suis occupé moi-même il y a quelques mois, également sur la demande de la C.I.A. La traduction que j’en avais fait faire n’a pas dû paraître suffisante. Je vous souhaite sincèrement de faire mieux.

Jack le sentit vexé et l’assura que ses modestes connaissances ne suffiraient certainement pas.

Ils se replongèrent d’un commun accord dans le porc découpé en petits cubes.

L’enveloppe contenant le texte était toujours dans le bureau de Jack. Il avait préféré profiter des premiers beaux jours et avait appris en Orient que le temps comptait moins qu’on ne le pensait.

Il descendit Park Presidio Boulevard, pris dans une file de voitures, passant la grande flaque pompeusement appelée Mountain Lake et tourna à droite dans California Street, interminable et vallonnée. Au bout il y avait Chinatown. Attendri, il suivit un moment un petit tramway à câbles qui grimpait Nob Hill en bringuebalant. Les pieds dans le vide, des couples d’amoureux s’embrassaient sur les banquettes transversales.

Grant Street, la rue principale de Chinatown, ruisselait de néons en caractères chinois et anglais. Devant un cinéma un gamin, d’une voix aiguë, vendait des journaux chinois.

Jack gara sa Plymouth presque en face de la teinturerie Chong.

La boutique était déserte, et Jack en fut un peu surpris. D’habitude, c’était une cohue aimable et piaillante. Chong repassait derrière le comptoir. Il lâcha son fer pour s’incliner devant Jack et ils échangèrent leurs saluts rituels. Les yeux baissés, Chong assura Jack qu’il priait jour et nuit pour que les Sept Félicités comblent tous ses vœux. L’Américain n’en demandait pas tant.

— Tu n’as pas vendu mon complet pour t’acheter une pipe, vieille canaille ? interrogea-t-il.

Chong découvrit des dents encore plus jaunes que sa peau, repoussant avec horreur une telle éventualité et disparut dans l’arrière-boutique.

Il ressortit, tenant solennellement à bout de bras le costume de shantung gris de Jack. Le tissu était brillant et bien repassé.

Jack entra dans la minuscule cabine de déshabillage qui servait de salle d’attente à ceux qui n’avaient qu’un seul costume et il se changea rapidement. Le vêtement qu’il enfila sentait le propre et semblait avoir été parfumé avec une de ces essences dont les Chinois ont le secret. Délicate attention, pensa Jack.

— On va se prendre un chop-suey[1] ? proposa-t-il. Il est huit heures moins le quart, tu n’auras plus beaucoup de clients maintenant…

Chong secoua la tête.

— J’ai encore beaucoup de repassage, protesta-t-il. Et j’attends un ami.

— Ah bon, fit Jack, déçu.

Il n’aimait pas dîner seul. Chong lui racontait tous les petits potins du quartier et ça le distrayait. Mais le Chinois devait avoir envie d’une pipe d’opium dans la fumerie qui se trouvait au-dessus de la boutique de fruits.

— À la semaine prochaine, alors, dit-il.

— Hé, monsieur Jack !

Il se retourna. Chong le regardait, l’air gêné.

— Oui ?

— Ça fait 1 dollar 50.

Jack fronça les sourcils. C’était bien la première fois que Chong lui réclamait de l’argent. Il réglait quand il en avait envie et d’ailleurs il avait payé son arriéré la dernière fois.

— Je suis fauché, expliqua Chong avec un sourire triste. J’ai perdu au Mah-jong.

— Tu veux que je te prête 20 dollars ?

Jack avait déjà la main dans la poche. Mais Chong agita ses petits doigts fébrilement.

— Non, non, je ne saurais comment vous les rendre…

Agréablement surpris par ces scrupules, Jack tendit un billet de cinq dollars.

Chong fit tinter son tiroir-caisse et rendit la monnaie à Jack. Celui-ci enfourna les billets pliés dans sa poche et le salua.

Dehors, l’air sentait la soupe chinoise. Ce n’était pas encore l’heure des touristes et toutes les ménagères du quartier faisaient leurs achats dans la grande épicerie à côté de la boutique de Chong.

Jack adorait se replonger dans la foule orientale. À chaque visite chez le teinturier, il flânait une demi-heure le long des vitrines de pacotille, des kimonos japonais à trois dollars et des faux jades fabriqués dans les caves de Powell Street.

Il était à cent mètres environ de la boutique de Chong quand il sentit une présence derrière lui. Une sensation indéfinissable le fit se retourner.

Le visage lunaire d’une commère chinoise le contemplait sans le voir. Elle le heurta et continua son chemin, un cabas plein de légumes bizarres accroché à son bras. Jack dut baisser les yeux pour trouver la « présence » : un magnifique chat noir.

Il s’arrêtait déjà pour caresser l’animal lorsqu’il eut un geste de recul : le chat avait une allure curieuse. Ses poils étaient hérissés et il poussait une sorte de feulement continu. Pourtant il ne chercha pas à mordre la main tendue vers lui. Au contraire, il se mit à la lécher furieusement, d’une langue rose et râpeuse.

Jack sourit : c’était tout simplement un minet en chaleur. Il avait de la chance d’avoir échappé au cuisinier de Sam-Wo, le restaurant en face de Chong, où l’on faisait le ragoût de chat comme à Hong-Kong. Un délice pour les palais exercés, surtout la cervelle.

Peu concerné par ces horribles pensées, le minet se frottait de plus belle contre Jack. Quand celui-ci se redressa après une dernière caresse, le chat lui emboîta le pas, se faufilant entre les jambes des passants. Il semblait inexplicablement attiré par l’Américain.

Jack flâna encore un peu. Il n’avait pas remarqué que le chat le suivait toujours. Avec un peu de nostalgie, il lorgnait les jeunes filles vêtues à l’européenne. Combien la jupe fendue à mi-cuisse avait plus de charme…

Il arrivait au carrefour de Colombus Avenue, où commençait le district italien. Il fit demi-tour pour rejoindre sa voiture. Toutes les enseignes lumineuses étaient maintenant allumées donnant à Grant Street un air de Hong-Kong.

Le chat noir miaula et fit mine de s’élancer sur Jack. Mais le brusque demi-tour de celui-ci lui fit manquer son élan. Ses pattes de devant retombèrent doucement sur l’asphalte et il fit demi-tour, lui aussi…

A l’angle de Grant et de Pacific Avenue, il y avait un grand cinéma en forme de pagode. Jack pénétra dans le hall et s’attarda devant les photos. On jouait un film en chinois, une histoire de mandarins en costume ancien. Brusquement cela le tenta. Après tout, il n’avait rien de très urgent à part son fichu document à traduire.

Pendant qu’il réfléchissait, deux Chinois le frôlèrent et allèrent jusqu’à la caisse.

Ils n’achetèrent pas de billet, échangèrent quelques mots avec la caissière et repartirent, bousculant presque Jack qui s’approchait à son tour de la cage vitrée.

— Une place, s’il vous plaît, demanda-t-il en anglais.

La Chinoise entre deux âges secoua la tête comme si elle ne comprenait pas.

Il répéta sa demande en cantonais.

Les yeux de la caissière papillonnèrent de surprise, et, après une seconde de silence elle répliqua d’une voix aiguë :

— Il n’y a plus de place maintenant. Il faut revenir dans deux heures.

C’était manifestement un mensonge. Mais Jack avait trop pratiqué l’Extrême-Orient pour insister. Après tout, c’était un théâtre chinois. Il y avait peut-être une de ces mystérieuses séances de Société Secrète dont les Jaunes raffolent.

En ressortant, il vit le chat.

L’animal ouvrait des yeux immenses. Sa queue battait ses flancs nerveusement. Il regardait Jack comme un Hindou regarde la statue de Vishnou. Il eut un frémissement de l’arrière-train et Jack comprit qu’il allait sauter sur lui. Instinctivement, il envoya le pied en avant.

Effrayé, le chat fit demi-tour et disparut dans l’ombre de la rue.

Sans vouloir se l’avouer, Jack en fut soulagé. Il n’aimait pas les choses inexplicables. Et l’attitude du chat était vraiment curieuse. Il ne paraissait ni enragé ni méchant mais son amour soudain pour Jack était quand même étrange.

En sortant du cinéma, l’Américain hâta le pas. Le chat avait disparu. La voiture de Jack était à trois cents mètres. Avant d’y arriver, il passa devant la vitrine de Sam-Wo et eut envie d’entrer.

Il resta quelques secondes à contempler les quatre lignes de caractères chinois soigneusement peints au-dessous de l’enseigne anglaise. Chaque caractère représentait une spécialité de la maison. Les plats avaient des noms charmants : le ragoût de la « complète compréhension » ; le canard du « doux désir ». Jack savait que derrière ces noms pompeux, il y avait une cuisine soignée et délicate.

Au moment d’entrer, il se ravisa. Brusquement, il était mal à l’aise. Son expérience lui avait appris à suivre ses pressentiments. Mais il chercha à se raisonner. Que pouvait-il craindre en plein centre de Chinatown, à San Francisco, avec trois cents personnes autour de lui ? Et pourquoi craindrait-il quelque chose ? Il n’était plus qu’un paisible retraité.

Il haussa les épaules.

À ce moment une masse noire bondit à travers le trottoir, atterrit sur le dos de Jack et y resta accrochée. L’Américain poussa un cri de douleur. Il envoya la main qui rencontra une masse de poils : le chat noir.

Une sensation inattendue fit frémir Jack : accroché par ses dix griffes sur son dos, le félin lui léchait la nuque amoureusement.

Jack tourna sur lui-même pour faire tomber l’animal. Mais il tenait bon. Alors, il le saisit de toutes ses forces et tira. Il y eut un bruit de déchirement et le chat miaula d’une façon affreuse.

Jack étouffa un grognement de douleur. Son dos était labouré de coups de griffes. D’un dernier effort, il parvint à jeter l’animal au loin.

Le chat rebondit sur le capot d’une voiture et resta sur le trottoir, assommé, bougeant faiblement.

Appuyé au mur, Jack reprenait son souffle. Soudain, un Chinois surgit de la porte à côté de lui. Il avait une veste blanche de cuisinier et un long couteau effilé à la main.

Il se pencha sur le chat et promena la lame du couteau sur sa gorge d’un geste presque doux. Un flot de sang jaillit et la tête se détacha presque du corps. L’animal eut une série de convulsions et retomba dans le ruisseau, palpitant encore.

C’en était trop pour Jack. Sans changer de place, il vomit. Souriant, le Chinois s’inclina devant lui et lui dit en anglais :

— Cet animal était devenu fou. Heureusement que j’ai vu qu’il vous attaquait. Il aurait pu vous crever les yeux. Venez prendre un verre d’alcool pour vous remettre.

Jack remercia de la tête. Il évita soigneusement la tache de sang sur le trottoir et entra dans le restaurant.

On lui apporta tout de suite du « Hong-Tsieu[2] » dans un verre minuscule. Il le but d’un coup et l’alcool le réchauffa. Aussitôt, on lui en donna un second verre qui le sortit définitivement du brouillard.

Sans trop se l’avouer, il avait eu très peur. L’attaque inexplicable de ce chat avait quelque chose de démoniaque. Les marques de ses griffes lui brûlaient encore le dos.

Il se leva et laissa deux billets d’un dollar sur la table. Maintenant, il avait hâte de rentrer chez lui et de prendre un bon bain.

Quand il sortit, le cadavre du chat avait disparu. Il ne restait qu’une flaque sombre sur le trottoir. La pauvre bête allait faire les délices d’une famille nécessiteuse.

Bien installé sur le siège de sa voiture, Jack se sentit revivre. Les néons de Grant Street lui paraissaient de nouveau sympathiques. Au fond, il aurait dû rester chez Sam-Wo pour dîner. C’était idiot de rentrer dans son appartement de célibataire ouvrir des boîtes de conserves.

Jack tourna deux fois à droite pour reprendre California Street. Il passa devant l’hôtel Fairmont, brillamment illuminé et entreprit de survivre aux montagnes russes qui se succédaient jusqu’à Park Presidio Boulevard.

Il était près de dix heures et la circulation était assez fluide. Jack croisa dans le Park une voiture de police qui roulait doucement à la recherche des amoureux trop exubérants. Lui non plus ne roulait pas vite. Il aimait respirer l’air du soir sous les grands arbres.

Il fut soudain secoué d’un long frisson. Il releva aussitôt la glace de sa portière. Quelques secondes plus tard, un second frisson le fit trembler de la tête aux pieds. Il eut du mal à garder les mains sur le volant.

On aurait dit un accès de paludisme, quelque chose qu’il n’avait pas éprouvé depuis une bonne dizaine d’années.

En même temps, une sensation de froid désagréable l’envahit. Il ouvrit son chauffage au maximum, mais le froid persista, partant de ses jambes. On était pourtant au mois de mai : et par miracle, il n’y avait pas de brouillard.

Il eut un nouveau frisson juste au moment de rejoindre l’embranchement de Doyle Drive. La voiture fit une petite embardée et Jack se sentit confus. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et s’aperçut avec un mélange de soulagement et de nervosité qu’une voiture de police était derrière lui. Mais son phare rouge tournant n’était pas allumé.

Les feux rouges et verts des guichets de péage de la Golden Gate étaient tout proches. Jack eut du mal à fouiller ses poches pour trouver une pièce de 25 cents. Le froid l’envahissait de plus en plus, engourdissant tous ses mouvements.

Indifférent, le Noir de service prit sa pièce et dit :

— Thank you.

Jack redémarra.

Il eut encore un long frisson, très violent, qui le laissa glacé et sans force. Il aurait donné n’importe quoi pour être chez lui bien au chaud. Il accéléra un peu, pour traverser plus vite l’immense pont.

À droite, il y avait les lumières de San Francisco. Jack serra le trottoir au maximum, pour pouvoir les contempler.

Soudain il se passa une chose folle, comme dans un film qui s’éteint, Jack vit les lumières de la ville faiblir, clignoter et finalement disparaître.

— Bon sang, pensa-t-il, qu’est-ce qui arrive à San Francisco ?

Il détourna les yeux pour vérifier sa direction. Mais au-dessus de lui, les milliers d’ampoules éclairant les câbles étaient invisibles, elles aussi.

De nouveau, une vague glacée submergea Jack. Et cette fois il comprit que c’était à lui qu’il arrivait quelque chose. Ses mains étaient paralysées sur le volant et le froid gagnait sa poitrine. Il n’avait pas mal mais se sentait glisser tout doucement dans un gouffre.

Sa tête s’inclina sur sa poitrine. La voiture fila vers le parapet.

Jack n’entendit pas la sirène de la voiture de police derrière lui. Il ne vit pas le feu clignotant rouge qui lui donnait l’ordre de stopper.

Sirène hurlante, la Ford de patrouille tentait de doubler la voiture folle qui zigzaguait entre les quatre bandes de roulement.

Un des policiers alertait déjà par radio les deux extrémités du pont et réclamait une ambulance.

La voiture de Jack monta sur le parapet gauche, rebondit, traversa la chaussée, heurta l’arrière de la Chrysler qui le précédait, repartit à droite, perdit sa roue avant droite sur le trottoir et se retourna sur le toit.

Dix secondes plus tard, les deux policiers jaillirent de leur voiture, des extincteurs à la main, et se ruèrent vers le véhicule accidenté. Ils tirèrent assez facilement le corps de Jack, resté sur son siège, et l’étendirent sur le trottoir. Il ne portait aucune blessure apparente, à part une coupure au front, mais il était livide.

Derrière la voiture de police, la file de véhicules s’allongeait rapidement. Un homme sortit d’une Cadillac noire et s’approcha des policiers.

— Je suis le docteur G. Robinson, déclara-t-il en sortant sa carte, puis-je vous être utile ?

Le sergent le regarda avec reconnaissance.

— Sûr. Ce type-là ne va pas bien du tout. Je l’avais repéré tout à l’heure dans le parc. Il roulait très doucement et j’ai cru qu’il draguait les petites filles. Puis, il s’est mis à zigzaguer un peu et j’ai pensé à un ivrogne. Je n’ai pas eu le temps de l’arrêter au péage mais je lui ai mis mon phare dans la gueule… Oh pardon…

Le médecin ne releva pas. Penché sur Jack il l’examinait.

— C’est comme si j’avais rien fait, continua le sergent. Au contraire, il a zigzagué plus fort jusqu’à ce qu’il se retourne. Il a dû avoir un malaise.

— Il a eu plus qu’un malaise, dit calmement le médecin. Il est mort. Arrêt du cœur ou attaque, d’après les symptômes que vous décrivez.

— Pauvre type, fit le sergent, il a même pas pu dire au revoir à sa femme et à ses gosses. Moi, j’aimerais pas mourir comme ça.

Le médecin ne répondit pas et referma la chemise du mort.

La sirène d’une ambulance se rapprochait, venant de la ville. Elle arriva quelques minutes plus tard, suivie de deux voitures de police.

Il y eut un bref conciliabule entre les policiers, le médecin et un coroner arrivé dans l’ambulance. Les deux médecins, sur le témoignage du sergent et après leur examen décidèrent de signer le permis d’inhumer.

— Inutile de faire des paperasses inutiles, conclut le coroner. Cela ne le ressuscitera pas. Prévenez sa famille, s’il en a. Portait pas d’alliance.

L’ambulance chargea le corps de Jack Links, le capitaine de la seconde voiture de patrouille empocha ses papiers, un camion-grue entreprit de remorquer l’épave de sa voiture à l’extrémité du pont, et le sergent prit la route de Sausalito pour aller prévenir la famille du mort. Lorsqu’il repassa au même endroit vingt minutes plus tard, la circulation était redevenue normale sur la Golden Gate. Il ne restait aucune trace de l’accident. Le corps de Jack était déjà à la morgue de San Francisco, attendant d’être réclamé par un parent ou un ami.

À Sausalito, le sergent avait trouvé porte close. L’immeuble où habitait Jack Links ne comportait qu’un étage. Personne n’avait répondu au coup de sonnette du policier qui avait fini par glisser sous la porte une convocation urgente. Comme le permis de conduire de Jack portait la mention « célibataire », il y avait peu de chances qu’un parent se manifeste rapidement.

Par acquis de conscience, le sergent inspecta le rez-de-chaussée. Il se composait d’un magasin d’antiquités, fermé, bien entendu, et d’un appartement, derrière la boutique où personne ne répondit non plus.

Le sergent repartit en se disant qu’au fond, cela ne changeait pas grand-chose pour Jack Links.

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