CHAPITRE XII

Il n’y avait aucun signe de vie dans Telegraph Place quand Chris Jones arrêta la Ford devant la maison de Lili Hua. Milton avait tenu à être de l’expédition. Il avait le ventre tout bleu et l’impression d’avoir été bousculé par un bulldozer.

Malko descendit, accompagné des deux gorilles. Ils empruntèrent l’escalier grinçant et Malko frappa.

Rien. Il refrappa plus fort. Rien. Jones s’y mit avec son tact habituel, faillit faire sortir la porte de ses gonds, sans succès.

— Enfonçons la porte, proposa Milton.

Jones prenait déjà son élan quand il y eut un bruit léger derrière la porte et une voix demanda :

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est l’ami de Lili, cria Malko à travers la porte. Je dois vous voir immédiatement.

La porte s’ouvrit doucement et le grand-père apparut, très digne dans un kimono effiloché qui avait dû être jaune, des années plus tôt. Ses yeux n’étaient que deux minuscules taches noires, grosses comme des têtes d’épingle. Il était visiblement bourré d’opium. Sa peau était presque transparente, tant il était maigre et on pouvait compter les os de son visage. Il resta là, dodelinant doucement de la tête. Malko dut le pousser pour entrer dans l’appartement.

— Avez-vous trouvé ce que je vous avais demandé ? demanda-t-il au vieillard.

Le Chinois sembla se réveiller.

— Je crois que je suis sur la voie, crachota-t-il. Mais un vieil homme comme moi ne sait jamais s’il a raison. Il est bien tard pour parler de ces choses.

Malko fit appel à des siècles de bonne éducation pour ne pas saisir le bonhomme à la gorge.

— Cela m’arrangerait beaucoup ce soir, insista-t-il, poliment.

M. Shu secoua la tête.

— Non. Je suis fatigué. J’ai besoin de dormir. Demain.

Il trottina jusqu’à sa chambre, fit un petit salut et s’allongea sur son bat-flanc de fumeur. L’odeur lourde de l’opium montait encore du plateau posé près du lit. Le Chinois se tourna sur le côté et s’endormit.

Les gorilles en restèrent baba.

— Si on foutait le feu à sa barbichette ? proposa gentiment Jones.

L’intention était louable, mais Malko s’y opposa fermement. Cela n’aurait d’ailleurs rien changé.

— M. Shu vaut son poids en or, s’il a trouvé la clef de ce code. Rien que pour ça, la C.I.A. lui fera une rente à vie…

— Ça ne risque pas de coûter très cher, remarqua Jones. Si les autres l’apprennent…

— Justement, fit Malko. Je vous le confie. Au moins jusqu’à demain. S’il lui arrivait quelque chose cette nuit, je vous verrais très bien gardien à vie d’un phare désaffecté, du côté du cap Hattéras, là où il y a du brouillard onze mois de l’année…

— Il y a une autre chambre, expliqua-t-il. Relayez-vous et attendez-vous à tout. Que personne n’entre ici. Avant de venir je téléphonerai de l’hôtel. Comme ça, vous pourrez vérifier que je suis seul. Vu ?

— Vu, fit Jones.

Il alla prendre une chaise dans la chambre, la mit dans le couloir, s’assit dessus et déposa son 38 Spécial sur le plancher.

— Allez en paix, dit-il à Malko.

Milton dormait déjà, tout habillé, sur le divan de Lili Hua. Il était une heure du matin. Malko descendit doucement l’escalier. La rue était toujours déserte. Pour revenir à l’hôtel il fit un grand détour pour aller chercher Van Ness Avenue. Il y avait encore une petite chance pour que M. Shu soit inconnu des autres.

Il mit sa voiture au garage de l’hôtel, monta directement, et prit la précaution de sortir son pistolet avant de mettre la clef dans sa serrure.

En cinq minutes, il fut couché mais dormit mal. Il avait beau chercher il ne voyait pas comment les Chinois avaient pu « intoxiquer » des milliers d’Américains sans laisser la moindre trace. Ça tenait de la sorcellerie. Il hésitait à faire surveiller le cimetière officiellement. Cela risquait de donner l’éveil s’il y avait quelque chose de suspect.

Le soleil entrait à flots dans la chambre quand il se réveilla. Il sonna pour avoir son petit déjeuner.

Dès qu’il eut avalé son thé et ses toasts, Malko s’habilla rapidement de son alpaga le plus léger. Il avait l’air de faire chaud. Il choisit une pochette et une cravate bleues, mit ses lunettes et téléphona à Jones.

— Enfin, fit le gorille. Dépêchez-vous.

— Qu’est-ce qui se passe, dit Malko, inquiet.

— Presque rien, fit le gorille, résigné, sauf que votre gars est en train de nous faire devenir chèvres… Vous êtes sûr que vous y tenez beaucoup ?

— Autant qu’à mon château, dit Malko. J’arrive.

Il raccrocha et descendit dans le hall. Rien de suspect en vue. Mais l’hôtel était certainement surveillé. Au lieu de prendre la voiture ou un taxi dans la cour, il sortit à pied, tourna à droite et partit en courant dans la rue qui bordait l’hôtel et descendait à peu près à 45 degrés. Même pour San Francisco, c’était raide. Elle était en sens interdit pour la descente et les voitures la montaient péniblement en première !

Arrivé en bas, Malko se retourna : personne ne courait derrière lui. Un taxi arrivait, il l’appela et sauta dedans. Le chauffeur avait une bonne trogne d’ivrogne et n’était pas chinois. Il le déposa dix minutes plus tard à Telegraph Place après lui avoir expliqué que si, à San Francisco, les taxis étaient les plus chers du monde, c’est parce que ça montait beaucoup. Il lui donna avant de le quitter l’adresse d’une revue Bottomless où les serveuses ne portaient qu’un soutien-gorge. Quand il y avait une descente de police, elles s’asseyaient…

Malko monta l’escalier grinçant quatre à quatre. Jones le guettait par la fenêtre car il ouvrit avant qu’il ait eu le temps de sonner.

Le couloir offrait un spectacle inattendu : M. Shu était couché par terre sur le ventre et Milton était tranquillement assis sur son dos !

— Mais vous êtes fou, dit Malko.

Milton lui jeta un regard noir.

— Il a voulu me mordre ! Avant, il voulait se jeter par la fenêtre. On dirait jamais qu’il a tant de force. Vous nous aviez bien dit de laisser personne entrer, mais on n’avait pas pensé qu’il voudrait sortir…

Le gorille se souleva précautionneusement et le Chinois se mit debout très digne. Sans un regard pour Milton, il salua Malko et dit d’une voix chevrotante :

— Ces hommes m’ont dit que je n’avais plus le droit de sortir de chez moi. Je ne comprends pas…

— Ce n’est pas exactement cela, répondit Malko. Je tenais à assurer votre protection de façon parfaite et ces garçons ont peut-être fait un peu de zèle. Ne leur en veuillez pas. Je suis venu justement recueillir votre avis sur le document que je vous ai confié.

Le Chinois sourit d’un air rusé et invita d’un geste Malko à le suivre dans sa chambre. Malko faillit se boucher le nez. Le mélange d’opium, de crasse, de suri, plus quelque chose d’indéfinissable, propre à l’Extrême-Orient, rendait l’atmosphère irrespirable. Malko s’assit du bout des fesses sur un fauteuil crevé tandis que le vieux s’installait à son bureau. Après un instant de silence, il leva les yeux sur Malko et dit paisiblement.

— Je pense que finalement, je ne vous donnerai pas les traductions de ce document.

Malko se força au calme.

— Que craignez-vous ? demanda Malko, faussement détaché.

Encore une tonne de silence.

— Oh, je n’ai plus grand-chose à craindre à mon âge, soupira le vieux. Mais c’est vous qui craignez pour moi puisque vous m’avez imposé la présence de ces hommes armés, pour me garder… Et je sais que ceux dont je trahis le secret ne m’épargneront pas.

— Nous vous protégerons, dit Malko.

L’autre hocha la tête.

— Plus quand vous aurez ce que vous voulez.

Affreux cynisme. Malko avait encore des arguments.

Il dit, très doucement :

— Au cas, improbable, où ces gens vous identifieraient, de toute façon, ils penseraient que vous avez parlé. Alors…

Vigoureux hochement de tête et soupir à fendre l’âme.

— Peut-être, admit M. Shu. Mais la vérité a un ton inimitable.

— Cinq mille dollars, c’est une très grosse somme, fit Malko, grand et généreux.

— Oui, mais combien de temps pourrais-je en profiter ? soupira le vieux.

On tournait en rond.

— Enfin, où voulez-vous en venir ? dit Malko un peu agacé. Dans les limites du possible, je vous donnerai ce que vous voulez… jusqu’à concurrence de cinq mille dollars.

M. Shu toussota.

— Je ne doute pas de votre parole. Mais je crois que l’argent que je recevrai de vous ne me servira guère qu’à acheter un très confortable cercueil. C’est, certes, grandement appréciable, mais avant de mourir, j’aimerais profiter de certaines gâteries dont ma pauvreté m’a privé.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Malko un peu surpris.

Il y eut une longue minute de silence, puis le vieux Chinois, dit, presque timidement.

— Un canard laqué, comme on le fait chez moi dans le Se-tchouan.

— Pardon ?

Jones et Malko se regardèrent, stupéfaits. On proposait cinq mille dollars au Chinois et il demandait un canard à la place.

— Voilà, dit M. Shu en se frottant les mains. Avant que nous nous quittions, j’ai envie de déguster ce plat que j’aime particulièrement, sous votre protection. Aussitôt après, je me mettrai au travail.

Malko se détendit.

— Rien de plus facile, je vais vous emmener dans le meilleur restaurant chinois de San Francisco, et…

Le vieux secoua la tête.

— Non.

— Pourquoi ?

— Il n’y a qu’un seul endroit où on sait préparer le canard comme je l’aime, chez Won-Chan. Je veux le commander là et le manger ici, chez moi.

Comment résister à un caprice de vieillard…

— Tout cela n’est pas très difficile, acquiesça Malko. Jones va téléphoner à votre restaurant et on vous apportera le canard tout à l’heure…

Le vieux secoua la tête avec un petit sourire méprisant et dit d’une voix fluette :

— Il faut plus de vingt-quatre heures pour préparer un canard laqué.

— Quoi !

Il ne laissa pas à Malko le temps de finir sa phrase :

— Qu’est-ce que quelques heures… Vous-même m’avez dit que ce document est en votre possession depuis longtemps.

Malko ravala sa rage et tenta de le raisonner comme un enfant :

— Ces renseignements, nous en avons besoin d’urgence. Ceux que nous poursuivons savent que nous sommes sur le point de les obtenir. Il ne faut pas leur laisser le temps de se retourner. C’est très grave. Chaque heure compte. Je vous donne ma parole d’honneur que je veillerai sur vous de la même façon après.

Pas convaincu, le vieux Chinois garda un visage de marbre. Fermant à demi les yeux, il se renversa dans son fauteuil, se désintéressant visiblement de la conversation. C’était plus qu’en pouvait supporter Jones. Il se leva et attrapa d’une main le Chinois, et de l’autre lui enfonça presque son colt dans les narines.

— Tu vas cracher le morceau, vieux débris, fit-il calmement, sinon je te fais un trou dans la tête gros comme une citrouille.

Le Chinois entrouvrit un œil et jeta à Malko, très détendu :

— Un vieillard comme moi est sujet à des troubles de mémoire, quand on le soumet à des émotions violentes…

— Lâchez-le, ordonna Malko à Jones. Cela n’avance à rien.

Il sentait qu’il serait obligé de passer par les caprices du vieux Chinois. Si l’amiral savait ça… La C.I.A. paralysée sur sa plus grosse affaire par un vieillard têtu.

— Laissez-le-moi une heure, gronda Jones, et vous verrez qu’il ne perdra pas la mémoire.

— Bon, fit Malko ; je vais m’occuper de votre canard. Vous me jurez qu’après vous parlerez.

Le vieux inclina la tête et dit :

— Je vous demanderai seulement de me procurer un peu d’opium, pour terminer mon repas. Il y a si longtemps que je fume cet infect dross.

— Où voulez-vous que je trouve de l’opium ? fit Malko. Ça ne se vend pas dans les pharmacies…

— À la Brigade des Stups, ils doivent en avoir, remarqua Jones.

Si ça continuait, il allait réclamer des danseuses cambodgiennes.

— Chris, dit Malko, vous allez commander ce fichu canard. Moi je ne bouge pas d’ici, avec Milton.

— J’ai envie de sortir, dit soudain le vieillard.

— Ah non, explosa Jones, on va pas jouer la nounou.

— C’est trop dangereux, dit Malko intraitable, Chris, allez au canard. Et ne donnez pas d’adresse, on ira le chercher.

Chris Jones partit en claquant la porte. Ça le dépassait que ce vieillard cacochyme puisse impunément faire chanter deux gorilles et un cerveau. A vous dégoûter d’être barbouze. Malko ayant laissé la voiture au Mark Hopkins, il descendit près d’un demi-mille avant de trouver un taxi. Malko le regarda partir, soucieux. Les autres feraient tout pour supprimer le Chinois avant qu’il ne parle. Et à en juger par leurs méthodes cela promettait d’être risqué de le maintenir en vie 24 heures.

Milton prit sa faction dans le couloir. Malko resta un moment à la fenêtre, puis revint vers le Chinois.

— Écoutez, dit-il. Je veux bien souscrire à tous vos caprices. Mais aidez-moi. C’est trop dangereux de rester ici. Laissez-moi vous emmener dans un local protégé par la police.

M. Shu secoua énergiquement la tête.

— Non. Je ne veux pas passer mes dernières heures de vie dans une prison.

Malko revint plusieurs fois à la charge. Mais le Chinois fut intraitable. Il était têtu comme une mule. Par moments Malko se demandait s’il avait raison de le croire. Et s’il était incapable de traduire ce texte ? Que de temps perdu !

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