CHAPITRE IX

Malko marchait de long en large dans sa chambre, ivre de rage. Ses yeux d’or avaient viré au vert. Muets, Chris et Milton l’observaient ne sachant comment le calmer.

Leur visite à Los Angeles n’avait rien donné. Ils avaient été reçus par une grosse Chinoise qui leur avait expliqué en mauvais anglais que Fu-Chaw était en voyage d’affaires. Elle ne savait ni où il était, ni quand il reviendrait. Malko avait été ensuite à la villa de Fu-Chaw, à Hollywood. Tout était fermé. Des voisins avaient dit qu’ils avaient vu le Chinois partir la veille en voiture.

Pour plus de sûreté, Malko avait fait téléphoner par le correspondant local du State Department au Chinois. Même réponse.

Dépités, les trois hommes avaient repris le premier avion pour San Francisco. Aucun message de Hood à l’hôtel.

À tout hasard, Malko prit le San Francisco Chronicle offert par le Mark Hopkins et le parcourut. Mais tout ce qu’il trouva se rapportant à son affaire était un court entrefilet en page 17 : la veille il y avait encore eu des émeutes communistes dans plusieurs petites localités près d’Oakland, de l’autre côté de la baie. Cela devenait tellement courant que les journaux n’en faisaient même plus leurs manchettes.

Malko referma le journal et s’accouda à la fenêtre. L’île d’Alcatraz se détachait dans le soleil. Le long serpent de Bay Bridge se déroulait jusqu’à Oakland. Quelque part dans ce paysage merveilleux se trouvait la clef du mystère.

Mais il était trop homme d’action pour rester longtemps inactif.

— Allons-y, dit-il aux gorilles.

Ils allaient rendre visite au grand-père de Lili Hua. Ce n’était pas une partie de plaisir. Il allait lui annoncer que sa petite fille avait disparu et qu’elle était probablement morte. Malko en était malade à l’avance. Il avait l’intention également de lui demander de traduire le mystérieux document codé sur lequel tout le monde s’était cassé les dents et qui semblait avoir tant d’importance pour ses mystérieux adversaires. Il y avait une chance sur un million, mais au point où ils en étaient…

Les gorilles louchaient sur le discret monogramme brodé sur la chemise de Malko. C’était une des petites choses qui lui donnait un infini prestige. Malko enfila sa veste et se donna un coup de peigne. A quarante ans, ses cheveux blonds ne s’éclaircissaient pas.

Les gorilles le précédèrent dans le couloir. L’ascenseur arriva immédiatement. Chris et Milton s’effacèrent pour laisser passer Malko. Ils avaient les épaules larges et les idées étroites mais de l’éducation.

— Lobby, annonça Malko.

La préposée, en jupe rouge et socquettes blanches, approuva de la tête. Elle tournait le dos, le nez dans ses boutons. Malko remarqua qu’elle était plus grande que les Chinois de type habituel et qu’elle avait de jolies jambes.

L’ascenseur ne s’arrêta nulle part. Puis il ralentit et la porte s’ouvrit. Ils étaient dans le garage, au sous-sol. Malko n’eut pas le temps de faire remarquer son erreur à la liftière.

Les gorilles ouvrirent des yeux comme des soucoupes en voyant la créature de rêve qui se tenait dans l’embrasure de la porte : une grande Chinoise, moulée dans une combinaison blanche de coureur automobile, les cheveux roulés en chignon sur le haut du crâne.

Un léger sourire aux lèvres, elle s’avança vers Chris Jones paralysé d’admiration et lui balança ses doigts réunis en pointe dans le foie.

Chris émit un bruit bizarre et un jet de salive jaillit de sa bouche. Il tenta de saisir son pistolet, et ne put parer une seconde manchette à la gorge qui le cueillit juste sur la carotide. Il glissa, assommé.

Malko reconnut la Chinoise au moment où elle frappa Jones : c’était celle de la banque.

Mais il n’eut pas le temps de dire un mot. La liftière s’était retournée. Elle avait exactement le même visage que l’autre Chinoise. Malko hésita une seconde, se demandant s’il rêvait. Mais déjà, la nouvelle venue le saisissait par le poignet droit et tirait violemment. Il fut littéralement catapulté hors de la cabine et se retrouva tenu par une solide clef au bras. Au lieu de lutter, il se laissa tomber sur le sol en ciment, entraînant la Chinoise, et roula sur le côté.

D’un bond, il fut debout, pistolet au poing.

Il n’eut même pas le temps d’appuyer sur la détente. Trois Chinois, de taille normale ceux-là, surgirent de derrière une voiture. Le visage aplati et sans expression, ils se ruèrent sur Malko.

À la volée, il cueillit le premier d’un terrible revers de la main armée du pistolet. Atteint à la tempe, le Chinois s’effondra. Mais les deux autres plongèrent sur Malko. L’un lui fit une clef au cou et commença à l’étrangler. L’autre lui saisit le poignet et tenta de le désarmer. Secouant furieusement ses deux adversaires, Malko oscillait entre les voitures.

Brabeck avait réagi avec une seconde de retard, paralysé par la ravissante apparition.

Celle-ci le cueillit d’une terrible manchette à la tempe qui l’envoya contre la paroi métallique. Le malheureux gorille crut qu’il recevait l’Empire State Building sur la tête. A moitié groggy, il repartit à l’assaut, les mains en avant. Il n’avait pas les délicatesses de Malko. Saisissant le cou de la Chinoise, il enfonça ses doigts dans la chair délicate, avec un « han » de bûcheron.

La Chinoise eut un cri étranglé et tenta de défaire la prise. Profitant de son désarroi, Milton vola au secours de Malko. Il arriva juste à temps pour arracher de son cou le Chinois en train de l’étrangler.

Mais le second lui porta une violente manchette à la nuque. Il tituba.

— Jones, hurla-t-il.

Chris Jones n’entendait rien ; groggy, il était encore assis par terre, au fond de la cabine. Il tira quand même son pistolet et le brandit, sans force.

Malko, débarrassé de ses adversaires mâles, se trouva nez à nez avec la Chinoise en blanc. Il leva son arme. Dans la seconde suivante, son pistolet volait à l’autre bout du garage, propulsé par le pied de la Chinoise. Immédiatement, elle fut sur lui, mais déséquilibrée elle offrit son cou et sa nuque à son adversaire. D’une manchette, Malko pouvait l’assommer. Il hésita une fraction de seconde. C’était idiot et hors de raison. Mais on ne se refait pas. Il frappa trop tard. La Chinoise pivota et Malko reçut un coup de pied de cheval dans l’estomac. Ce n’était que la douce main qu’il avait baisée huit jours plus tôt… Plié en deux, il ne vit pas venir la manchette à la nuque qui l’étourdit. La Chinoise le chargea sur son épaule, d’une torsion de reins, et partit vers la sortie du garage.

Empêtré avec les deux Chinois, Milton vit la scène. D’un effort désespéré, il cogna l’un d’eux contre la portière d’une Buick et donna un terrible coup de tête à celui qui s’accrochait à son bras droit.

Rapidement il sortit son 357 Magnum et visa la Chinoise qui s’enfuyait avec Malko. Mais c’était trop risqué. Il pouvait toucher Malko.

Le Chinois assommé par Malko se relevait et fonçait sur Milton. Le gorille tira deux fois. Les détonations se répercutèrent de façon effroyable dans le garage. Le Chinois fit un bon de clown en arrière, cloué au mur de ciment par les balles de 45.

Mais les deux autres attaquaient… dans un moulinet de manchettes et de coups de pied. Brabeck plia sous une rafale de manchettes au foie. Le gros colt vola. Sonné, le gorille résista à peine quand l’un des Chinois lui tint les deux poignets et se laissa aller en arrière, puis posant un pied sur l’estomac du gorille, il tira de toutes ses forces.

Milton traversa une partie du garage à basse altitude et termina sa course sur le capot d’une Lincoln Continental blanche où il imprima le poids de ses 90 kilos.

Les deux Chinois couraient déjà à travers le garage précédés par la Chinoise en costume de liftière.

Le portier, ahuri, les laissa passer. Pourtant, les liftières sortaient rarement de l’hôtel, en uniforme et en courant. Tous les trois disparurent dans California Street. Une Oldsmobile noire bloquait l’entrée du garage du Mark Hopkins. La Chinoise, venue avec cette voiture, fonça jusqu’à une seconde Oldsmobile garée en double file, juste devant. La seconde Chinoise, en combinaison blanche était déjà au volant. Malko était à l’avant, sur le plancher, assommé.

Au même instant, Milton Brabeck se laissait glisser du capot de la Lincoln.

Quand il passa devant le portier, son énorme colt nickelé au poing, du sang plein le visage, l’employé se dit que, décidément, des choses étranges arrivaient dans son garage.

L’Oldsmobile déboîtait déjà. Le gorille reconnut la silhouette blanche au volant. Brabeck leva son arme, s’appuyant contre son bras gauche replié. Mais une camionnette vint se mettre derrière l’Oldsmobile. Il baissa son colt. Le temps qu’il déplace la voiture bloquant l’entrée du garage, ce serait trop tard.

Il hésitait lorsqu’un coupé Cadillac crème s’arrêta devant le garage et klaxonna impérieusement. Au volant se trouvait un gros homme en smoking, accompagné d’une femme encore jolie avec un énorme chignon et une robe du soir décolletée jusqu’au nombril.

Une lueur jaillit dans l’œil du gorille.

D’une secousse il ouvrit la porte de la Cadillac, côté conducteur. Croyant qu’il s’agissait d’un employé du garage, le gros homme esquissa un sourire.

— Tirez-vous, fit sobrement Milton Brabeck.

Joignant le geste à la parole, il empoigna l’homme par le bras et tira d’un coup sec. Le malheureux bascula sur la chaussée, pendant que Milton se glissait au volant.

— Bonjour madame, dit-il poliment.

— Assassin ! voleur ! cria la femme. Sortez de cette voiture.

Le gros homme se relevait. Violet de rage il empoigna la portière à deux mains au moment où Milton démarrait. Celui-ci lui donna une tape légère avec le bout du canon de son pistolet.

— Pas le temps de discuter.

La Cadillac bondit, sous la puissance de ses 385 chevaux. Tout s’était passé en dix secondes. L’Oldsmobile était encore en bas de California, bloquée au feu rouge de Market Street.

Milton passa le dos d’âne du croisement avec Kearny Street à 70 milles, évitant de justesse un tramway. La Cadillac décolla de vingt centimètres et le chignon de la voisine de Milton s’écrasa contre le toit. Elle hurla :

— Arrêtez immédiatement. Je vous ferai passer à la chambre à gaz.

— Hum-hum, fît Milton, occupé à doubler un tramway.

L’Oldsmobile noire venait de tourner à droite dans Market Street. La dame baissa la glace électrique et hurla aux passants :

— C’est un enlèvement, la police, appelez la police.

Milton fronça les sourcils, et dit :

— Ne faites pas de complications, madame. Je ne veux pas vous enlever. D’ailleurs qu’est-ce qui voudra d’une bonne femme décorée comme un arbre de Noël ? Vous descendez à la prochaine.

Il essuya le sang qui coulait sur son visage et stoppa brutalement. Sa voisine donna du nez dans le pare-brise, Milton se pencha, ouvrit la portière droite, poussa la femme et redémarra.

Dans son rétroviseur, il la vit entourée de passants compatissants. Elle allait pouvoir en raconter à ses amies…

L’Oldsmobile noire était à 300 mètres devant lui. Il fut tenté de la rattraper puis se dit qu’elle le conduirait peut-être à quelque chose d’intéressant. S.A.S. n’était pas en danger puisqu’on ne l’avait pas tué tout de suite.

Il aurait donné cher pour que Jones soit avec lui. Mais Jones, à cette minute précise enfonçait le canon de son 38 Spécial police dans le ventre du directeur du Mark Hopkins en glapissant :

— Qu’est-ce que c’est que ce palace de merde où on vous attaque dans l’ascenseur ? Je devrais vous flinguer tout de suite…

— En vingt ans, commença dignement le directeur, je…

Le hall de l’hôtel était en effervescence depuis qu’un membre de la Convention des « Amis de l’Amérique latine » avait appelé l’ascenseur n°4. Jones, assis au fond, s’était levé lentement et avait jailli de la cabine l’œil mauvais et l’arme au poing.

On découvrit ensuite, dans un placard du troisième, la liftière manillaise qui aurait dû être de service, proprement étranglée avec une corde à linge. Elle était déjà toute bleue.

Une voiture de police, appelée par le directeur, débarqua deux flics blasés. Jones rentra son pistolet et sortit sa carte du Service Secret. C’était une excellente carte de visite. En principe, le Service Secret ne s’occupe que de la protection du président des États-Unis et des faux monnayeurs. Là encore, la C.I.A. avait obtenu que certains de ses hommes bénéficient de cette couverture sur le territoire des U.S.A. Officieusement, bien entendu. Ça évitait des incidents fâcheux. Il expliquait aux flics ce qui venait de se passer lorsque surgit le gros homme à la Cadillac blanche, de plus en plus violet. Il fonça sur les flics :

— On a volé ma voiture et enlevé ma femme, dit-il tragiquement. Je suis un ami du gouverneur et…

Chris Jones dressa l’oreille.

— Qui ça ?

Le gros raconta la scène avec des hoquets d’indignation. Il frisa l’apoplexie quand le visage de Jones se fendit d’un large sourire pour dire :

— C’est ce bon vieux Milton. J’étais sûr qu’il se laisserait pas baiser. Quel est le numéro de votre tire, monsieur ?

Trop suffoqué pour protester, le gros homme fit :

— Cadillac crème, 947 JBF.

Chris Jones remercia et fila vers la voiture de police. Il communiqua le numéro de la Cadillac et demanda qu’on la retrouve discrètement. Puis, il monta dans sa chambre. Il se sentait encore tout groggy et Milton allait sûrement donner de ses nouvelles.

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