CHAPITRE VI

— Y a qu’à raser le quartier chinois et en faire un parking, fit sentencieusement Milton Brabeck.

Chris Jones approuva.

— Pendant qu’on y est on pourrait même raser la Chine… Y aurait de quoi mettre toutes les bagnoles de New York.

Il était huit heures du matin et à cette heure-là, les deux gorilles n’étaient capables que de remuer des idées simples. Habillés de leur éternel complet en dacron clair, de leur chemise à col boutonné, ils écoutaient le récit de Malko.

Brabeck était très fier d’un nouveau gadget ramené de New York : un gilet pare-balles en nylon qui arrêtait – disait-on – une balle de 45 à cinq mètres. Seul inconvénient : il pesait une dizaine de kilos et donnait au gorille l’air empesé d’une momie.

— Vous voulez qu’on retrouve cette Chinoise ? proposa Milton.

— Où ?

C’était une question que le gorille ne s’était pas posée. L’attentat dont Malko avait été victime l’indignait. Né à Kalamazoo dans le Michigan, il considérait tout ce qui n’était pas les U.S.A. comme les ténèbres extérieures. Le plus inoffensif des blanchisseurs chinois lui semblait plus nocif que le sinistre Dr Fu-Manchu…

— Vous avez la liste des teintureries ? demanda Malko.

— Voilà.

Brabeck sortit un papier de sa poche, avec une vingtaine de noms laborieusement orthographiés.

— Parfait, dit Malko. Vous allez en prendre chacun la moitié et aller réclamer le costume de M. Jack Links. Mais poliment.

Les deux gorilles opinèrent, sans enthousiasme.

— Et le bon, on vous l’amène, proposa Brabeck.

— Surtout pas. J’ai ma petite idée.

Ils sourirent tous les deux, l’air entendu.

— Je vous retrouve ici, dit Malko. Maintenant je vais prendre mon petit déjeuner.

Ils étaient dans la chambre de Jones. Malko était entré par la porte communicante. Lili dormait encore dans son lit et il préférait que les gorilles ne la voient pas. Ces manquements à la discipline les démoralisaient. Il rouvrit doucement la porte et rentra dans sa chambre. Lili était réveillée, et lui jeta les bras autour du cou. À ce moment, on frappa.

— C’est le breakfeast, cria une voix fluette.

Lili se précipita dans la salle de bains, intimidée, et Malko se recoucha, en disant « entrez ».

Une Chinoise au visage plat, vêtue de la livrée rouge de l’hôtel déposa le plateau sur la table et sortit. Aussitôt Lili émergea de la salle de bains, enroulée dans une serviette.

— Ne bouge pas, dit-elle à Malko.

Elle s’empara du lourd plateau pour le mettre sur le lit. Mais elle n’avait pas vu le fil du téléphone tendu à une dizaine de centimètres du sol. Son pied gauche se prit dedans, elle trébucha et partit en avant avec un grand cri.

Le plateau s’écrasa par terre dans un fracas épouvantable. Un dixième de seconde plus tard, la porte de communication s’ouvrit avec violence et Milton Brabeck surgit, son colt 38 Spécial au poing. Emporté par son élan il faillit marcher sur Lili et s’arrêta, médusé. Jones surgit à son tour, son 357 Magnum braqué sur la jeune femme.

Il y eut un moment de silence gêné, de part et d’autre. Lili regardait les deux gorilles, ébahie. Finalement Jones balbutia :

— Moi qui vous croyais en danger… Vous n’allez pas recommencer comme à Istanbul.

Maussades, les deux gorilles rengainèrent leur artillerie et sortirent. Lili vint s’asseoir près de Malko et dit :

— Qui sont ces hommes ? Pourquoi ont-ils de gros revolvers ?

Malko était assez ennuyé.

— Ce sont des amis, dit-il.

— Ils ont l’air méchant, remarqua Lili.

Elle regardait Malko gravement.

— Pourquoi ne m’avais-tu pas dit que tu étais un gangster ? Je t’aimerais quand même tu sais. Et je ne te dénoncerai pas à la police…

Malko éclata de rire.

— Mais je ne suis pas un gangster !

Il fallait quand même donner une explication à Lili. Mais elle lui coupa l’herbe sous les pieds.

— Tu es un détective privé, alors ?

— C’est ça, dit Malko, une sorte de détective privé. Tu vois, je m’occupe des gens qui veulent divorcer et qui font suivre leurs femmes, des choses comme cela.

Lili battit des mains, pas étonnée. Il y a autant de détectives privés en Californie que de bistrots en France.

— Oh, c’est amusant. Je pourrai t’aider, dis ?

Malko l’embrassa.

— Non. Tu es une petite fille. C’est parfois dangereux, les gens sont méchants, c’est pour ça que mes amis sont armés.

— Toi aussi, tu es armé ?

— Cela dépend. Quelquefois. Mais, il ne faut parler de cela à personne.

Lili approuva gravement.

— Je te le jure.

Elle se serait plutôt fait couper la tête. Malko était maintenant doublement son Dieu. Elle passa dans la salle de bains et s’habilla. Avant de partir, elle annonça :

— Ce soir, c’est moi qui vais te faire une surprise.

— Quoi ? dit Malko.

— Je t’invite chez moi. Mon grand-père ne sera pas là. Je te préparerai une petite fête. Tu veux, dis ?

— D’accord, dit Malko. Mais je ne serai pas libre avant neuf heures.

— Ça ne fait rien. Viens quand tu veux. Tu connais l’adresse, c’est 5967, Telegraph Place, au premier étage.

Elle l’embrassa et sortit, en faisant onduler sa petite silhouette en forme d’amphore. Malko avait beau lui faire l’amour tous les jours, il lui suffisait de la voir marcher ainsi pour avoir envie d’elle.

Il soupira. Lili était une parenthèse bien agréable, mais on avait essayé de le tuer la veille.

Son cou lui faisait encore horriblement mal en dépit des soins de Lili comme pour lui rappeler qu’il n’était pas à San Francisco, pour s’amuser. Mais à chacune de ses missions, il n’avait jamais pu s’empêcher de mêler l’utile à l’agréable. Sans que son travail en souffre, d’ailleurs, au contraire. S’il n’avait pas abordé la belle Chinoise inconnue, on n’aurait pas tenté de le tuer et il n’aurait aucune piste.

Ce raisonnement spécieux lui fit faire la grimace et il s’assit au bureau afin de rédiger un court rapport pour l’amiral Mills. Les notes de frais passaient à condition d’être accompagnées d’un rapport. Et le costume perdu dans « l’accident » valait trois cents dollars.

En résumant les faits, il réfléchissait. En écartant l’hypothèse improbable où il aurait été suivi depuis Washington : une seule personne avait pu deviner qu’il irait chez Jack Links : le major Fu-Chaw. À moins que la maison de Links n’ait été surveillée par ceux qui l’avaient tué. Peu vraisemblable, puisque la mort avait été classée.

Une chose était certaine : il n’avait pas rencontré Laureen par hasard. Avec un peu moins de chance, il serait maintenant à la morgue de San Francisco. Un autre accident à classer.

On frappa.

Malko se leva et s’écarta prudemment de la porte. C’était si facile de vider un chargeur à travers un panneau de bois…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est nous.

Devant l’accent du Middle West de Brabeck, il ouvrit. Les deux gorilles étaient là, inquiétants et solennels.

— On l’a trouvé, firent-ils en cœur. Il s’appelle Chong et c’est dans Grant Street.

— Il a une sale gueule, ajouta Jones ; mais on n’y a pas touché. On lui a seulement dit qu’on était des copains à Jack Links et qu’on avait trouvé un ticket de blanchisserie chez lui.

— Mon Dieu, soupira Malko. Et vous ne lui avez pas dit aussi que vous étiez de la C.I.A. ? Jack Links ne prenait jamais de ticket de blanchisserie…

Les gorilles échangèrent un regard penaud.

— Tant pis, fit Malko. Links est parti de chez lui vers huit heures ; à dix heures, il était mort. La seule personne qui l’ait vu sûrement avant sa mort c’est ce teinturier.

Pendant dix minutes, les gorilles l’écoutèrent. Puis, Malko prit son complet le plus froissé, l’enveloppa et sortit, suivi des deux hommes.


* * *

Malko dut écarter une poignée de commères pour parvenir au comptoir de Chong. En face du Chinois, il dit :

— Je suis un ami de Jack Links. Il m’a souvent parlé de vous. Jack est venu vous voir, je crois, juste avant sa mort.

Deux petites gouttes de sueur perlèrent aux tempes du Chinois. Il dévisagea Malko avec des yeux affolés, et dit dans un anglais sifflant et cahoteux :

— C’est vrai, monsieur Jack, très gentil… Beaucoup dommage mourir… Très vieux, n’est-ce pas ?

— C’est la vie, conclut Malko, souriant.

Les commères s’étaient tues. Chong, dans un sourire figé montrait des crocs presque aussi dorés que les yeux de Malko.

— Justement, continua Malko, j’ai un costume à nettoyer. Vous pouvez me le faire comme si c’était pour ce pauvre Jack…

Le Chinois faillit avaler ses chicots, ce qui n’aurait pas manqué de déclencher chez lui une septicémie foudroyante. Il prit le costume de Malko comme si c’était un sac plein de serpents.

— Pour ce soir, demanda Malko, c’est possible ?

Chong hocha la tête affirmativement. Malko salua et sortit. A travers la vitrine d’un marchand de souvenirs, il aperçut Jones et Brabeck, un appareil photo sur le ventre, un sac de toile dans la main gauche et la main droite enfoncée dans le veston. Prêts à tout.

Quand Malko sortit de chez Chong, ils lui emboîtèrent le pas. Dans chacun de leurs sacs de toile, il y avait un mignon assortiment permettant de monter rapidement un pistolet-mitrailleur ultraléger, triomphe des alliages spéciaux…

Dans la foule de Chinatown, Chris Jones et Milton Brabeck n’étaient pas à l’aise. Ils regardèrent avec dégoût l’éventaire d’un épicier chinois débordant de légumes inconnus.

Derrière Malko, ils remontèrent jusqu’à California Street. Au coin de la rue, il y avait une magnifique pagode peinte en rouge, abritant une compagnie d’assurances. On se serait cru à Pékin.

En remontant vers le Mark Hopkins, Malko pensait au teinturier. Après l’attentat dont il avait été victime, Malko sentait que Jack Links n’était pas mort naturellement. Mais il n’avait pas la moindre idée de la façon dont le vieillard avait pu être supprimé. C’était en tout cas assez astucieux pour que personne n’ait rien soupçonné. Malko aurait donné cher pour connaître la signification du mystérieux message contenu dans la pièce truquée. Peut-être était-ce le lien entre tous ces événements bizarres.

Comme il avait du temps, il bifurqua dans Stockton Street, qui continuait Chinatown de l’autre côté de California. Les boutiques étaient beaucoup plus luxueuses. Il y avait surtout des bijoutiers et des marchands de soieries.

Malko tomba en arrêt devant une pièce de shantung exposée dans un petit magasin tout rouge. Puis son regard glissa sur la vitrine voisine.

C’était une banque. La banque du Sud-Est asiatique. Comme toujours en Amérique, les employés travaillaient à la vue du public, assis chacun à un petit bureau. Or, à trois mètres de Malko, derrière la glace, se trouvait Laureen, penchée sur ses papiers.

Il n’était pas encore revenu de sa surprise lorsqu’elle leva les yeux. Son regard croisa le sien sans aucune expression et elle se replongea dans son travail.

Malko en fut profondément vexé : cette fille avait voulu le tuer et elle ne lui prêtait pas plus d’attention qu’à une mouche sur une vitre. Il recula un peu puis rejoignit Jones et Brabeck pour leur expliquer ce qui se passait.

— Je vais y aller, dit Malko ; je ne sais pas ce que c’est que cette banque. Restez dehors. Tout est en verre, je ne risque pas grand-chose.

Jones se planta sur le trottoir en plaçant la porte dans sa ligne de tir. Une division mandchoue ne l’aurait pas intimidé.

Malko entra dans la banque.

Il y avait une dizaine d’employés au travail, dont la moitié de race blanche. Malko alla droit au bureau de la Chinoise et s’assit en face d’elle comme un client. Elle leva les yeux, eut un sourire commercial et demanda d’une voix égale :

— Que puis-je faire pour vous ?

Malko en resta baba. Un sang-froid comme ça c’était rare.

— Vous m’avez déjà oublié ? demanda-t-il, aussi calmement qu’il le put.

— Pardon ? fit-elle.

— Vous êtes arrivée en retard à notre rendez-vous, l’autre soir, continua Malko.

Le visage de la Chinoise se glaça encore davantage. Elle toisa Malko :

— Si c’est une plaisanterie, monsieur, je ne comprends pas. Et j’ai beaucoup de travail.

Il ôta ses lunettes pour la regarder de plus près. Il n’y avait aucun doute, sa fabuleuse mémoire ne pouvait le tromper. C’était elle.

— Écoutez, fit Malko, il s’agit peut-être d’une coïncidence extraordinaire. Voulez-vous répondre à une question : oui ou non, étiez-vous hier vers 3 heures à Sausalito, au restaurant Le Trident ?

Elle regarda Malko d’un air indéfinissable et scanda :

— C’est complètement ridicule. Hier j’étais ici, comme tous les jours de 9 heures à 5 heures. Maintenant voulez-vous me laisser ?

Elle se replongea dans ses papiers, ignorant Malko. Celui-ci remit ses lunettes, se leva et se dirigea vers le fond de la salle où se trouvait une cage en verre avec un bureau un peu plus important. Probablement celui du fondé de pouvoir. Malko frappa et entra. L’homme assis derrière le bureau l’accueillit avec un sourire. C’était un type d’une trentaine d’années, très « jeune cadre », les cheveux courts et à peu près autant de vice qu’un mur bien plat.

— Que puis-je pour vous ? fit-il, toutes dents dehors.

Malko n’y alla pas par quatre chemins. Il mit sous le nez de l’employé sa carte du State Department en lui disant d’un ton sec :

— Répondre à la question que je vais vous poser. Et vous engager sous serment à ne mentionner ma visite à qui que ce soit.

L’autre se décomposa. La banque n’habitue pas à de telles situations.

— Je suis à votre disposition, balbutia-t-il. Nous n’avons rien à cacher, rien du tout.

— Bien, fit Malko. Comment s’appelle la jeune femme, qui travaille là-bas ?

Son interlocuteur n’hésita pas.

— C’est Mlle Susan Wong, une très bonne employée, mais pour…

Malko le coupa.

— Était-elle là, hier après-midi ?

Le fondé de pouvoir ouvrit des yeux comme des soucoupes.

— Évidemment. Elle est partie à 6 heures, en même temps que moi.

— Elle n’a pas pu s’absenter ?

— Impossible. Tous les gens ici peuvent en témoigner. Mais enfin pourquoi ?

Malko le foudroya de ses yeux d’or.

— Ne cherchez surtout pas à le savoir ! Dans votre intérêt. Au revoir.

Il traversa la salle, laissant l’autre totalement affolé. La Chinoise ne leva pas les yeux. Malko avait mal au crâne à force de réfléchir. Visiblement, son interlocuteur disait la vérité et il y avait des témoins. Pourtant, il n’avait pas rêvé et la Mustang était bien au pied de la falaise, en petit tas…

Brabeck vint, engageant comme un mal blanc :

— Alors, on l’embarque ?

— Pas maintenant. Il y a un loup.

Ils revinrent directement à l’hôtel. Malko avait un mystère de plus à résoudre. Il était sûr que la fille qu’il avait vue à la banque était celle qui l’avait entraîné dans le guet-apens. Et, en même temps, il n’était pas matériellement possible que ce fût elle ! Une énigme de plus.

Les gorilles se firent monter une bouteille de bourbon et commencèrent à siroter mélancoliquement. Puis Brabeck entreprit de démonter son colt. Pendant qu’il éparpillait les pièces sur le couvre-lit, Jones faisait une réussite. Pour savoir s’il aurait de l’avancement.

Allongé dans un fauteuil, Malko réfléchissait, un verre de vodka à la main. Il fallait suivre la Chinoise. Mais lui était déjà grillé. Quant aux gorilles ! Autant la faire filer par une voiture de pompiers, ce serait aussi direct…

Finalement les trois hommes s’assoupirent. Quand Malko se réveilla, on voyait déjà les lumières d’Alcatraz.

Malko décida de se rendormir encore une heure. Il espérait de tout son cœur que le teinturier avait été assez effrayé pour faire une bêtise. Au fond, c’était le principe de la chasse au tigre avec une chèvre. Seulement, la chèvre, c’était lui…

Soudain, il pensa à Lili Hua. Et si elle faisait partie du complot, elle aussi ? Il repoussa cette idée. La Tahitienne aurait eu mille fois l’occasion de le tuer, depuis leur rencontre. Et sa sincérité n’était pas feinte.

Il regarda sa montre : sept heures et demie. Juste l’heure d’aller chercher son costume. Il réveilla Chris et Milton. Les instructions de Malko furent simples. Il ignorait ce qui allait se passer, donc ils devaient s’attendre à tout, même aux choses les plus absurdes…

A tout hasard, Brabeck alla enfiler son gilet pare-balles. Jones fourra tellement de balles dans ses poches qu’il pouvait à peine marcher. Malko jeta un dernier coup d’œil à la photo de son château et ferma la porte.

Il ne pouvait s’empêcher de penser à Jack Links.

Les gorilles le laissèrent prendre un peu d’avance, l’œil aux aguets. Ils n’eurent même pas un coup d’œil pour le pittoresque tram qui montait California en grinçant, bondé de gens accrochés partout.

Grant Street était très animée. Chong était tout seul derrière son comptoir. Dès que Malko entra, il disparut dans l’arrière-boutique et revint tenant le costume noir à bout de bras. Cassé en deux, il le tendit à Malko :

— La coutume de la maison, zézaya-t-il veut qu’on accorde un nettoyage gratuit aux nouveaux clients. Voulez-vous changer de costume et me laisser celui que vous portez ?

Malko hésita. Son costume était impeccable. Puis il passa dans la minuscule cabine de déshabillage avec un peu d’appréhension. Jack Links avait dû accomplir les mêmes gestes avant de mourir.

Il ressortit tout neuf vêtu, paya Chong et lui dit au revoir. Le Chinois l’accompagna jusqu’à la porte qu’il verrouilla. Il fermait. Malko était son dernier client.

Malko resta une seconde indécis sur le trottoir. Derrière lui les deux gorilles attendaient aussi. Que faire ? Son costume était bien repassé et dégageait une odeur pénétrante, très chinoise, assez agréable. Malko décida de marcher un peu dans Chinatown ; s’il y avait du danger, entouré de Jones et de Brabeck, il ne risquait pas grand-chose. Si un inconnu demandait du feu à Malko un peu brusquement, il tombait mort…

Mais rien ne se passa. Des Chinois et des Chinoises indifférents bousculèrent Malko. Plusieurs portiers de cabaret le racolèrent, mais aucun tueur ne surgit d’une encoignure. Malko fit demi-tour et repassa devant la boutique du teinturier : elle était éteinte.

C’est à ce moment qu’il buta presque sur un chat noir, immobile sur le trottoir. Malko adorait les chats : il le regarda, amusé. L’animal, au lieu de se sauver, resta planté en face de lui et miaula.

Ce miaulement mit la puce à l’oreille de Malko. C’était le cri rauque d’un animal en chaleur, ou malade. Un frisson désagréable lui parcourut l’échine et il repartit, contournant le minet.

Celui-ci lui emboîta le pas. Dix mètres plus loin, Malko se retourna : le chat était sur ses talons, la gueule entrouverte. Le cœur de Malko battit plus vite.

Il traversa. Le chat, évitant une voiture, qui l’écrasa presque, fila vers Malko.

Les deux gorilles n’avaient rien remarqué. Pour eux, un chat, c’était un chat, sans plus.

Malko s’était immobilisé, observant le chat. L’animal était prêt à bondir, frémissant déjà de l’arrière-train. Quand il se détendit, Malko fit un brusque saut de côté.

Le chat heurta le mur. Tentant de se retenir il sortit toutes ses griffes. Un réverbère éclairait violemment la scène. En une fraction de seconde, Malko réalisa que les griffes du chat, au lieu d’être blanches normalement, étaient noires. Il cria aux gorilles :

— Tuez-le ! Vite !

En un éclair, il venait de penser à la mort de Jack Links, au rapport d’autopsie. L’Américain avait été empoisonné ! Les poisons végétaux ne laissent aucune trace dans l’organisme…

Chris Jones et Milton Brabeck, ahuris, fixaient le chat d’un air stupide. On ne leur avait pas appris à tuer les chats.

— Tuez-le ! répéta Malko ; ses griffes sont empoisonnées !

Il ne comprenait pas pourquoi le chat s’attaquait à lui et pas aux autres. C’était de la sorcellerie. Chris Jones visa soigneusement le chat et tira.

Le chat fit un bond de côté et la balle de Chris alla fracasser un compteur de stationnement, faisant tomber une cascade de dimes. Une vieille Chinoise abandonna son cabas sur le trottoir et s’enfuit en hurlant.

Effrayé par le coup de feu, le chat bondit en arrière. Mais, après quelques secondes d’hésitation, il revint vers Malko, stupéfait d’un tel acharnement.

Brusquement il comprit : son costume était imprégné de valériane, un parfum qui affole les chats. Quand il était petit, il s’amusait à en répandre dans son grenier pour les y attirer. Sa mémoire avait conservé le souvenir de cette odeur. C’était diabolique et sans parade. Comment soupçonner un chat d’être un assassin ?

Deux coups de feu claquèrent. Chris Jones et Milton Brabeck tiraient à qui mieux mieux. Mais un chat c’est plus difficile à abattre qu’un bonhomme…

Malko n’hésita pas. Retirant sa veste, il la jeta vers le chat. Celui-ci sauta dessus et commença à la lécher voluptueusement, en ronronnant de plaisir.

Profitant de cette immobilité, les deux gorilles tirèrent en même temps. La tête du minet vola littéralement en éclats, projetant des morceaux d’os, de cervelle et de poils à trois mètres.

Il lui restait une étincelle de vie car le corps sans tête bondit sur le trottoir en direction des trois hommes.

Chris Jones devint verdâtre et fonça dans la première boutique ouverte, pistolet au poing, suivi de Malko et de Brabeck.

L’impassibilité orientale n’est qu’un mythe : leur arrivée déclencha une panique de fin du monde.

Le caissier ventru tomba à genoux et embrassa le pantalon de Chris Jones en précisant qu’il nourrissait cinq enfants. Une vendeuse s’affala dans une pile de soieries pendant que Brabeck vomissait en contemplant, horrifié, les derniers soubresauts du chat sur le trottoir.

Seul, Malko resta très digne.

Il fallut dix bonnes minutes pour dissiper le quiproquo.

Il était temps. Une voiture de police stoppait devant la boutique, attirée par les coups de feu. Il y eut un quart d’heure d’explications devant une foule jaune, muette et réprobatrice. Richard Hood dut intervenir personnellement au téléphone pour qu’on laisse partir les trois hommes.

Sur l’ordre de Malko, Jones enveloppa le cadavre du chat dans un kimono et l’emporta.

Une fois dans la chambre, Jones mit l’animal au frais dans le lavabo et pendant cinq minutes on n’entendit plus que le glouglou des gorilles se repassant l’unique bouteille de J and B.

Ensuite Malko appela le laboratoire de la police afin d’obtenir une analyse toxicologique des griffes du chat. Au fond il était assez content ; il avait élucidé le mystère de la mort de Jack Links et tenait un plus-que-suspect. Dans l’excitation de la chasse il en oubliait le danger. Sa désinvolture naturelle lui faisait savourer le moment présent et n’imaginer jamais que la mort des autres…

— Demain matin, dit Malko, nous irons rendre visite à M. Chong… Ce soir, sa boutique est fermée.

— Une vraie visite de politesse, souligna Jones, sinistre.

Malko était maintenant certain que le cryptogramme chinois était la cause de la mort de Jack Links. Sa signification devait être vitale pour ceux qui l’avaient abattu. Donc Fu-Chaw risquait d’en savoir long sur cette histoire. On revenait toujours à lui…

Bien sûr. Cela n’avait rien à voir avec l’épidémie. Du moins en apparence. Car Malko avait maintenant la preuve qu’il existait à San Francisco un réseau clandestin et que la pièce avait certainement un rapport avec ce réseau. Autrement on n’aurait pas tenté de le tuer.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Jones.

— Allez vous coucher, dit Malko, j’ai un rendez-vous personnel.

— Encore des mamours avec un chat fou, dit Jones dégoûté.

— Pas tout à fait, dit Malko. Mais je vais quand même vous donner l’adresse où je me rends. Si je ne suis pas là demain matin, vous pourrez toujours venir chercher mon cadavre.

Il était ennuyé d’avouer aux gorilles qu’il allait retrouver Lili mais il éprouvait une furieuse envie de se laver le cerveau, d’oublier le danger qui le guettait. Il donna l’adresse de Lili Hua à Jones et sortit, après avoir glissé dans sa ceinture son pistolet extra-plat. Il valait mieux être prudent.

La Ford crème que Hertz lui avait donnée en remplacement de la Mustang détruite était au garage. Il la prit et tourna tout de suite dans Mason Avenue.

En rejoignant Van Ness Avenue, il vit plusieurs vitrines brisées et des débris jonchant le trottoir. Des émeutes avaient eu lieu dans l’après-midi. Des manifestants avaient voulu pendre en effigie le Président… Les journaux du soir étaient remplis de cette histoire. Encore la mystérieuse épidémie.

Telegraph Hill, une des collines de San Francisco, entre le port et le Presidio est dominée par la « Coit Tower », étrange tour de forme phallique, violemment éclairée de nuit, dont la présence dans une ville aussi extérieurement puritaine que San Francisco est assez étonnante.

Malko se guida sur elle pour trouver Telegraph Place, une rue pavée à l’ancienne, descendant vertigineusement en lacets à travers Telegraph Park. La rue était bordée de maisons vieillottes en brique rose, d’un ou deux étages seulement, donnant sur la Baie.

Au premier étage du 5947, il y avait une fenêtre allumée. Le reste de la maison était éteint. Malko inspecta la rue. Personne. Il gara la Ford un peu plus bas et la ferma à clef. Puis il entra dans le couloir sombre.

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