CHAPITRE II

Son Altesse Sérénissime le prince Malko Linge, S.A.S. pour les intimes, poussa d’une main ferme la porte de verre du bâtiment principal de la Central Intelligence Agency et entra dans le hall frais en réprimant un sourire. Quand on parle de la C.I.A. – la plus grande organisation de contre-espionnage du monde – on imagine de mystérieux bâtiments cachés sous de fausses raisons sociales et inaccessibles aux indésirables. Or, même si Malko avait été le numéro 1 de l’espionnage communiste, il n’aurait eu absolument aucun mal à parvenir où il était : depuis Washington, à vingt minutes de là, une profusion de panneaux verts et blancs marqués « C.I.A. » indiquaient la route.

Quant au building lui-même, il était bien visible, avec ses sept étages entièrement climatisés et sa salle de conférences de 500 personnes. C’est d’ailleurs le plus vaste édifice de la capitale, après le Pentagone.

Dès que Malko s’avança vers l’un des seize ascenseurs qui desservent l’immeuble, deux gardes armés, en uniforme gris, l’encadrèrent.

— Où allez-vous, sir ?

Polis mais fermes. Chacun avait sur la cuisse un gros colt militaire, une balle engagée dans le canon, détail qu’ignoraient les visiteurs occasionnels. Et un circuit intérieur de télévision les couvrait. En cas d’incident, les portes se fermaient électriquement et il sortait des gardes de partout Malko montra son sauf-conduit vert. Il y en avait de toutes les couleurs mais celui-là donnait accès à toutes les sections de l’immense bâtiment, même à la section « H », au septième étage, où se trouvaient les chefs de service du réseau « noir ».

Le garde examina soigneusement le laissez-passer qui comportait une description physique détaillée et une photo imprimée dans l’épaisseur du carton. Puis il toisa Malko consciencieusement. Il avait devant lui un homme de 1 m 80, blond, élégamment vêtu d’un costume foncé en tissu léger. Les mains étaient impeccables et on pouvait se mirer dans ses chaussures. Il aurait pu passer pour un riche oisif ou un businessman « dans le vent ».

— Voulez-vous retirer vos lunettes ? demanda poliment le garde.

Malko s’exécuta de bonne grâce. Le garde reçut le choc de deux yeux d’une couleur extraordinaire – vieil or – qui le regardaient moqueusement. Il n’insista pas.

— L’amiral m’attend, précisa Malko.

Le garde eut un petit signe de tête signifiant à Malko qu’il pouvait y aller. Celui-ci se dirigea vers le premier ascenseur en partance.

Dans la même cabine que lui se trouvait un jeune homme aux cheveux rasés qui regardait ses pieds d’un air embarrassé très espion-amateur. Probablement un pilote d’U-2 venant chercher ses instructions. Il descendit au quatrième.

La porte s’ouvrit au septième. Sur l’étroit palier, deux hommes étaient assis derrière un bureau. Pendant que l’un deux examinait le sauf-conduit de Malko, l’autre lui promena rapidement le long du corps un petit détecteur infrarouge, pour vérifier s’il ne portait pas d’armes.

— L’amiral Mills m’a convoqué, annonça Malko.

Les gardes le savaient. Ils connaissaient Malko depuis des années. Mais la règle était de fouiller tout le monde.

L’un décrocha un téléphone et appela l’amiral. Malko entendit la réponse. « Amenez-le-moi immédiatement. »

Il suivit le garde dans le couloir. Tous les cinq mètres, il y avait une pancarte rappelant qu’aucun papier ne devait être jeté, mais ramassé à heure fixe pour être brûlé.

La porte de l’amiral Mills était peinte en vert, comme les autres. Si, par une suite de coïncidences extraordinaires, un tueur avait pu franchir tous les barrages et arriver jusque-là, il n’aurait pas été plus avancé ; la serrure était à combinaison comme celle d’un coffre-fort. Le chiffre changeait tous les matins. Le garde le trouvait dans une enveloppe scellée.

L’homme qui accompagnait Malko tourna les trois boutons molletés et ouvrit la porte, s’effaçant pour laisser passer le visiteur.

Malko avait déjà rencontré l’amiral Mills. C’était le patron des grandes opérations « noires ». Il manipulait des sommes fabuleuses dont il n’avait à rendre compte qu’au président des États-Unis. C’est lui qui, un jour, avait remis à Malko une mallette contenant dix millions de dollars pour se rendre en Iran[3].

C’était un homme de taille moyenne, chauve, avec des lunettes carrées sans monture, comme Mac Namara. Sa femme était morte d’un cancer six ans plus tôt et il ne vivait que pour son travail. Il était à son bureau entre 5 heures et 5 heures trente du matin et n’en sortait que douze heures plus tard. Il n’avait qu’un petit travers : il n’admettait pas de pouvoir se tromper. Cette assurance avait déjà rempli pas mal de cimetières, mais comme il avait souvent raison, on le gardait.

Cette fois son visage était encore plus sévère que d’habitude. De son bureau, il regarda Malko s’approcher. La pièce était d’une simplicité monacale. Les murs en boiseries unies ne portaient aucune gravure. Dans un coin un classeur gris renfermait des secrets qui pouvaient faire trembler l’Amérique.

Un petit projecteur, encastré dans le plafond, éclairait le bureau, sans un papier.

— Asseyez-vous, dit Mills.

Sa voix avait l’intonation impersonnelle d’un robot. Généralement, ceux qui entraient dans ce sanctuaire n’en étaient que plus mal à l’aise.

Mais l’amiral n’impressionnait pas Malko. Après la poignée de main sèche du chef de la C.I.A., il s’assit dans un des deux grands fauteuils de cuir très bas en face du bureau, et attendit.

Pendant trente secondes on n’entendit plus que le ronronnement du climatiseur. Puis l’amiral rompit le silence, en se grattant la gorge.

— Mon cher S.A.S., commença-t-il, j’ai sur les bras un problème qui m’empêche de dormir.

Malko était surpris. Mills semblait nerveux et hésitant. Ce n’était pas dans sa manière.

— Je vous écoute, dit-il.

— Bien entendu, il s’agit d’une question ultra-secrète.

— Bien entendu.

Mills baissa la voix avec respect.

— Le président lui-même m’a téléphoné ce matin. Il compte sur moi. Ses conseillers nagent.

Il eut une esquisse de sourire. Malko savait qu’il haïssait en bloc tous les politiciens. Mais d’habitude Mills était plus direct.

Que diable cachait cet air soucieux ?

Malko avait horreur de se trouver dans cette ambiance de secrets d’État. Cette fois, Mills lui avait téléphoné lui-même dans sa villa de Poughkeepsie, dans l’Etat de New York, et lui avait demandé de venir d’urgence à Washington. Malko savait parfaitement que l’autre aurait été capable de le faire venir de force, s’il avait vraiment besoin de lui.

La réfection de son château engloutissait des sommes fabuleuses. D’autre part, il savait qu’on ne donne pas congé à la C.I.A. comme à un employeur ordinaire. Sa mémoire phénoménale, dont on lui faisait tant de compliments aujourd’hui, serait la meilleure raison de le faire disparaître s’il décidait de plaquer l’Agence. En dix ans, S.A.S. avait appris beaucoup trop de choses.

Car Malko, prince authentique aux titres prestigieux – Chevalier de l’Ordre Souverain de Malte, Chevalier de droit de l’Ordre de l’Aigle Noir, Prince du Saint Empire Romain germanique, entre autres – n’était qu’un contractuel de luxe à la C.I.A. Grâce à sa mémoire prodigieuse – il s’en servait notamment pour parler des langues peu répandues – à son charme et à sa distinction, il avait rempli un grand nombre de missions où la force brutale avait échoué. Quand même impressionnés par ses titres, ses collègues de la C.I.A. l’appelaient S.A.S., c’était plus court que Son Altesse Sérénissime.

La C.I.A. était un organisme énorme et complexe qui employait surtout des professionnels à cent pour cent mais parfois aussi des « extra ». C’est pour cela que Malko avait pu y faire son trou. Car il n’avait rien d’un espion de métier, d’un besogneux de la mitraillette. Parfois, ses imprudences d’amateur et sa désinvolture de prince faisaient grincer des dents ses employeurs, habitués à plus de rigueur.

Mais Malko, tel qu’il était, obtenait des résultats. C’était un fait. Souvent par des méthodes peu orthodoxes, mais il les obtenait.

Lorsque les huiles de l’Administration reprochaient aux chefs directs de S.A.S. d’employer un agent aussi dilettante, ceux-ci avaient d’ailleurs beau jeu de répondre que l’affaire de la Baie des Cochons et la révolution de Saint-Domingue avaient été montées par des techniciens confirmés, des superespions, sérieux et tout, eux. On connaissait le résultat : à Cuba, on avait frôlé la guerre mondiale et à Saint-Domingue, les U.S.A. s’étaient fait vomir par tous les pays civilisés. « Parfois, disaient les patrons de S.A.S., il vaut mieux un amateur de génie qu’un spécialiste borné. »

Et on continuait à employer Malko.

Paradoxalement, le fait de consacrer toutes les sommes qu’il gagnait à la réfection de son château historique, permettait à S.A.S. d’être l’agent le mieux payé de la C.I.A. Les Américains, qui ont un respect infini pour le moindre caillou de plus de dix ans d’âge, se sentaient une âme de mécène en payant Malko pour ses bons et loyaux services.

Quelque chose de plus subtil jouait encore en sa faveur : les chefs de la C.I.A. étaient souvent des, hommes instruits et cultivés et éprouvaient des complexes à être toujours en rapport avec des tueurs et des barbouzes subalternes et vulgaires. La présence de Malko rehaussait le standing de la C.I.A. Qu’un prince autrichien dont les ancêtres avaient guerroyé aux Croisades daignât se mêler à ces jeux de mains et de vilains montrait bien que la C.I.A. menait le bon combat.

Et c’était si reposant de trouver quelqu’un qui se servait de son cerveau. Au fond, la C.I.A. avait parfaitement raison d’être reconnaissante à Malko de travailler pour elle. Malko aurait été beaucoup plus à sa place dans son château, un verre de vodka fine à la main et de jolies femmes autour de lui, que dans l’immeuble glacé du contre-espionnage.

Il y était pourtant, jusqu’au cou.

De ses yeux perçants l’amiral dévisageait Malko. Celui-ci plongea ses yeux d’or dans ceux de son supérieur hiérarchique. Il y eut un duel silencieux puis le chef de la C.I.A. dit :

— Je vais vous faire rencontrer la personne qui sait tout du problème qui nous intéresse.

Il appuya sur une sonnette placée sur son bureau et attendit. Malko ne l’avait jamais vu si tendu.

Au bout d’une minute, les verrous de la porte cliquetèrent et un inconnu, vêtu d’un complet clair, entra dans le bureau.

L’homme regarda Malko. Il avait la quarantaine, un visage légèrement couperosé et l’air sportif. Ses yeux n’avaient aucune expression quand il parla. On aurait dit un poisson mort.

Mills désigna Malko de la tête.

— Le prince Malko, que nous appelons aussi S.A.S., ajouta-t-il en souriant, est un de nos meilleurs agents. Vous pouvez avoir confiance en lui comme en moi-même.

L’amiral Mills se rassit derrière son bureau, se gratta la gorge et dit :

— Mon cher S.A.S., je ne vous présente pas ce gentleman. Pour des raisons de sécurité. Il appartient à une de nos plus importantes agences fédérales.

Malko ne sourcilla pas. Le cloisonnement est la règle d’or des Services de Renseignements. L’inconnu sentait le F.B.I. à plein nez. Il se contenta d’esquisser un sourire, puis croisa les mains sur ses genoux et commença à parler sans regarder Malko.

— Nous nous trouvons devant un problème dont la solution nous échappe pour l’instant, dit-il d’une voix froide ; depuis quelque temps, nous nous heurtons dans notre propre pays à un phénomène inexplicable et inquiétant au plus haut point. Vous avez entendu parler des manifestations procommunistes qui se sont déroulées dans l’Ouest ces temps-ci ?

Malko opina de la tête. On ne lisait que cela dans les journaux.

— Bien. Nous pensions que c’était le fait de quelques exaltés. Jusqu’à ce qu’on nous signale que des gens normalement insoupçonnables y participaient. Des anciens combattants par exemple, dont le patriotisme semblait à toute épreuve. Vous avez dû lire qu’il y a quinze jours des manifestants ont attaqué la mairie de South San Francisco. Ils voulaient lyncher le maire. La police a dû tirer. Il y a eu sept blessés ! Le F.B.I. a commencé une enquête et a fait effectuer un sondage d’opinion dans la région des troubles, c’est-à-dire, San Francisco, Oakland et les alentours. Les résultats ont été effarants : près de 20 % des gens interrogés ont fait de véritables discours de propagande communiste à nos agents !

Malko interrompit d’un geste.

— Ne s’agit-il pas d’anciens prisonniers de la guerre de Corée ou de gens ayant été endoctrinés à l’étranger ?

L’inconnu secoua la tête.

— Impossible. Nous avons vérifié. Nous travaillons depuis sept mois sur cette histoire. Certains de ces « néocommunistes » ne sont jamais sortis de leur quartier. La plupart avaient une solide réputation anticommuniste jusqu’à une période récente. Or, nous n’avons pu retrouver la trace d’aucun agent – en supposant qu’un agent ait pu faire ce travail – d’aucune propagande. Ces gens sont devenus les ennemis de l’Amérique d’un coup de baguette magique. Et on ne trouve aucune explication. Imaginez qu’aux prochaines élections ils élisent un communiste comme gouverneur de l’État et qu’une fois élu, ce gouverneur déclare le parti communiste légal[4] ?

Cette fois Malko comprenait l’inquiétude de son vis-à-vis.

— Il n’y a aucun point commun entre eux ? demanda-t-il.

— Aucun. Si ce n’est qu’ils habitent la même région.

— Avant cette flambée, y avait-il un noyau communiste dans ce coin ?

L’inconnu haussa les épaules.

— Il y a deux ans, le F.B.I. avait recensé une vingtaine de sympathisants. La moitié a quitté l’État depuis et les autres se tiennent tranquilles. D’ailleurs à ce sujet, il y eut un incident symptomatique la semaine dernière. C’est un peu pourquoi je suis ici aujourd’hui.

Il baissa la voix comme si on pouvait l’entendre à travers les murs insonorisés.

— L’enquête avait été confiée à un homme de confiance, dans le service depuis vingt-deux ans. Il était sur place depuis six mois. Il est rentré à Washington l’autre jour. Il m’a déclaré qu’il ne voulait plus se charger de cette affaire. Qu’il pensait que ces gens avaient raison…

— Qu’en avez-vous fait ? demanda Malko.

— Il est en congé de maladie en ce moment après avoir subi tous les tests possibles et imaginables. C’est tout juste si on ne lui a pas démonté le cerveau. Tout ce que les toubibs disent c’est qu’il n’a pas été drogué.

— On peut le voir ?

— Nous n’y tenons pas. Il ne vous apprendrait rien.

Le ton de l’inconnu était à la fois sec et gêné. La tension monta brusquement dans le bureau. Malko réalisa à quel point les deux hommes étaient concentrés sur leur problème. Il relança la conversation. Ses yeux d’or à demi fermés, il réfléchissait.

— Aucun cas hors de la zone dont nous avons parlé ?

— Non. Et c’est curieux. Cette zone est délimitée par un cercle d’une trentaine de kilomètres de diamètre, dont le centre se trouverait à South San Francisco. Les gens deviennent fous là-dedans, se livrent à une propagande communiste, se réunissent en cellule et agissent comme si le gouvernement légal n’existait pas.

L’homme tira une feuille de papier de sa poche et lut :

— Par exemple, à South San Francisco, ils ont cassé toutes les vitres à la mairie ; à Oakland, ils ont brûlé un drapeau américain à l’entrée du Bay Bridge Freeway ; à Monterey, un groupe de manifestants a défilé pendant deux heures en brisant tout sur son passage.

Malko arrêta l’énumération d’un geste.

— Un instant, fit-il.

Le fait que cette contagion soit limitée à un cercle étroit était certainement un indice. Il ne voyait comment l’utiliser, mais il mettrait ça dans un coin de sa mémoire.

Comme tout le monde en Amérique, il avait suivi le déroulement de ces manifestations. D’après les journaux, il s’agissait d’exaltés et de beatniks qui meublaient leur désœuvrement.

Comme des Noirs avaient été mêlés à certaines de ces manifestations, on avait parlé d’émeutes raciales. Mais jusque-là, Malko n’avait jamais soupçonné qu’il pût exister une machination derrière ces troubles. Après tout, quelques mois auparavant, 30.000 personnes avaient bien défilé devant la Maison Blanche avec des drapeaux vietcongs pour demander la fin de la guerre au Vietnam.

— Qu’attendez-vous de moi ? demanda Malko, après un silence.

— Que vous trouviez la véritable cause de la volte-face de ces gens, dit l’inconnu. Jusqu’ici le public a lu le récit des troubles mais ne se demande pas pourquoi ils éclatent. Grâce à de sévères consignes données à la police de l’État et au F.B.I. nous avons pu éviter qu’on parle d’endoctrination systématique. Les journaux locaux nous ont aidés. Ils ne publient guère que les communiqués de la police. Aussi, pour le moment les gens croient à des manifestations dispersées comme il y en a eu dans l’Est.

L’homme se pencha en avant, les yeux durs.

— Mais cela ne durera pas. Qu’il y ait quelque chose de plus sérieux et la vérité va éclater. Nous avons déjà dû demander à Life Magazine de reculer une enquête sur ces événements, dans l’intérêt du pays. Sans leur expliquer pourquoi. Il ne faut pas compter indéfiniment sur leur silence. Voilà. L’amiral Mills m’a dit que vous pourriez réussir là où le F.B.I. a échoué jusqu’ici. Je le souhaite sans trop y croire. Mais nous ne pouvons négliger aucune chance.

Sur ces paroles encourageantes, l’inconnu se leva, serra la main de Malko et sortit.

L’amiral Mills regarda fixement son interlocuteur.

— Notre ami n’est pas exagérément pessimiste, dit-il.

Cette affaire doit trouver une solution rapide. Sinon, c’est la catastrophe.

Le ton irrita un peu Malko.

— C’est gentil d’avoir pensé à moi, dit-il, mais je ne travaille pas avec une boule de cristal. Comment pourrais-je résoudre cette énigme alors que le F.B.I. a déjà passé le coin au peigne fin ?

L’amiral prit l’air franchement mauvais.

— Écoutez, S.A.S., fit-il. Je comprends que cette mission ne vous enchante pas. Mais c’est justement votre boulot. Si c’était facile j’enverrais une poignée de gorilles. On a trouvé le moyen de « laver » le cerveau de nos concitoyens. C’est la menace la plus grave à laquelle nous ayons jamais eu à faire face. Comme vous le savez, la C.I.A. n’a pas le droit d’agir à l’intérieur des frontières américaines. Je ne peux donc engager officiellement le Service. Vous êtes condamné à travailler en franc-tireur.

— Mais, enfin, dit Malko, vous avez bien une piste, un indice à me donner ?

— Rien, fît l’amiral.

Malko se sentait devenir nerveux.

— Vous êtes sûr, insista-t-il, qu’il ne s’est rien produit d’anormal dans cette région, susceptible d’avoir un rapport avec notre « épidémie » ?

Mills semblait excédé.

— Il y a eu une découverte curieuse, il y a quelque temps. Mais cela n’a aucun rapport avec notre problème.

— Racontez quand même, demanda Malko.

À regret l’amiral s’exécuta. À un autre que S.A.S. il n’eût même pas répondu.

Il raconta l’histoire de Jack Links, et celle du document que la C.I.A. lui avait demandé de déchiffrer.

— Un homme a tout le dossier de cette affaire, conclut Mills. C’est le major Fu-Chaw, chef du Service des Renseignements de Formose pour l’Ouest des États-Unis. Malheureusement il n’en a rien tiré jusqu’à ce jour, sinon une traduction sans intérêt. Allez le voir si vous y tenez absolument. Je vais le faire prévenir.

Malko, enfoncé dans son fauteuil, réfléchissait profondément. Il tendit un index accusateur vers Mills.

— Vous avez tort, amiral, dit-il. Votre grimoire chinois a peut-être bien un rapport avec l’épidémie.

Mills sursauta. Il avait horreur qu’on le contredise.

— Fichez-moi la paix avec cette histoire. Occupez-vous plutôt de l’enquête dont je vous charge.

Il se leva, signifiant que l’entretien était terminé. Mais Malko ne bougea pas. De son fauteuil, il lança :

— Vous ne vous êtes jamais demandé, amiral, qui pouvait avoir intérêt à déclencher ce genre de troubles ?

Mills hésita, furieux.

— Les Russes !

— Les Russes ? Nous n’avons jamais été mieux avec eux. Voyons, qui sont nos vrais ennemis, en ce moment, ceux qui veulent vraiment la peau des U.S.A. ?

— Les Chinois, laissa tomber l’amiral.

— Eh oui, les Chinois, conclut Malko. Alors, je trouve que c’est une coïncidence bizarre. Dans le passé, je me suis souvent fié à mon intuition. Et cette fois, elle me dit d’aller voir du côté de ce cryptogramme.

L’amiral jeta à Malko un regard noir :

— Allez au diable si vous voulez, mais trouvez quelque chose. Et ne perdez pas de temps avec vos sornettes. Je vais vous envoyer à San Francisco deux garçons que vous connaissez bien : Chris Jones et Milton Brabeck. Ils vous prêteront main-forte.

Malko s’amusait beaucoup de la rage de l’amiral.

— J’espère que je ne succomberai pas à la contagion, soupira-t-il.

Eventualité peu probable. En effet, le château de Malko, situé à la frontière austro-hongroise, aurait été une très belle demeure si les Hongrois n’avaient pas transformé le parc en territoire communiste… Ainsi Malko ne possédait guère plus de terrain qu’un pavillon de banlieue.

L’amiral connaissait ce détail. C’était une des raisons de sa confiance en Malko.

— Bonne chance, dit-il, en lui serrant la main ; assistez à une manifestation, afin d’interroger ceux que nous appelons les « zombies ». J’ai prévenu Richard Hood, le chef de la police de San Francisco. Contactez-le en arrivant.

Malko se retrouva dans le couloir. Il fut tenté de tourner sur la droite au lieu de la gauche pour voir en combien de temps les gorilles de garde le transformeraient en écumoire…

Mais l’instinct de conservation fut le plus fort. Il repassa sagement devant eux et prit l’ascenseur. Coïncidence. Au quatrième l’appareil stoppa et le jeune homme aux cheveux rasés que Malko avait vu en arrivant monta.

Il avait l’air encore plus timide. Devant l’air sarcastique de Malko, il devint rouge comme une pivoine et garda les yeux obstinément fixés sur ses chaussures. Celui-là, il valait mieux qu’il ne tombe pas entre les mains des Russes ou des Chinois. Il n’y aurait pas besoin de lui laver le cerveau à grande eau.

Le petit bus qui reliait la C.I.A. à Washington arriva tout de suite.

En roulant dans la campagne du Maryland, Malko réalisa l’énormité de sa mission. Il ne savait ni ce qu’il allait faire ni contre qui il allait lutter, si toutefois il y avait un diabolique « laveur de cerveau ».

À Washington, il se fit conduire à l’aéroport national et reprit un avion pour New York. Après cela il avait encore une heure et demie de train jusqu’à la gare de Poughkeepsie où il avait laissé sa voiture.

Il habitait une petite villa neuve, en bois, tout en haut d’une colline, en dehors de la ville. Les maisons étaient assez espacées et il n’entretenait aucun rapport avec ses voisins qui le prenaient pour un représentant de commerce.

Mais dans son sous-sol il avait réalisé une maquette de son château sur laquelle il marquait scrupuleusement les progrès des travaux. À chacune de ses missions correspondait un morceau de toit ou un plancher en marqueterie. Mais, ce château, c’était le tonneau des Danaïdes. Plus on en faisait plus il en restait à faire. Pourtant Malko s’accrochait à son rêve. Il s’était juré de ne pas demander sa main à une femme avant d’avoir terminé son château, afin de pouvoir lui offrir une demeure décente.

À peine rentré chez lui, il se prépara à repartir. D’abord sa petite valise Samsonite, son « assurance sur la vie ». Un double fond contenait un pistolet extra-plat avec silencieux incorporé, tirant des balles normales, des cartouches de gaz, à volonté. C’était la panoplie offerte par la C.I.A. Malko s’en servait le moins souvent possible, ayant horreur des armes à feu.

Il mit aussi de côté quatre costumes en alpaga allant du noir au gris anthracite. C’était sa coquetterie. Il ne pouvait supporter que des tissus très légers et impeccablement repassés.

En une demi-heure il eut préparé sa valise. Ses chemises et ses pyjamas portaient un discret monogramme.

Bien que vivant aux U.S.A. depuis des années, il n’arrivait pas à oublier qu’il avait très légitimement droit au titre d’Altesse Sérénissime et que certaines familles bien nées d’Europe lui auraient de grand cœur donné leur fille, même s’il avait été légèrement bossu et demeuré.

Il s’endormit sur cette pensée réconfortante.

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