Malko laissa errer son regard sur une mouette. Son interlocutrice lui adressait des œillades de biche énamourée à la cadence d’une mitrailleuse. Venant d’une quasi naine, vêtue d’un pull-over descendant jusqu’aux genoux et d’un blue-jeans sans couleur, c’était assez terrifiant. Précautionneusement assis sur le bord d’un fauteuil poussiéreux, Malko essayait de ne pas salir son impeccable costume d’alpaga et écoutait.
La naine s’appelait Alicia Doner et avait été la propriétaire et l’amie de Jack Links. Son magasin d’antiquités se trouvait juste au-dessous du petit deux pièces qu’il avait occupé.
C’était la troisième visite de Malko. La mort de Jack Links paraissait limpide. Il y avait eu 30 témoins, dont un médecin et plusieurs policiers.
Par acquit de conscience, Malko avait interrogé lui-même les policiers et le coroner qui avait délivré le permis d’inhumer, en leur laissant entendre que Jack Links aurait pu être assassiné, sans en tirer rien de plus. Le rapport d’autopsie avait conclu à une mort par arrêt du cœur, sans préciser la cause. L’âge ou la fatigue.
— Vous étiez un bon ami de Jack, minauda la naine. Pourquoi ne vous ai-je jamais vu ?
Malko soupira.
— J’habite loin, près de New York, expliqua-t-il. Mais j’aurais tant voulu revoir Jack…
La naine essuya une larme :
— Vous seriez venu mercredi encore…
Elle ne remarqua pas l’éclair des yeux dorés :
— Mercredi ? Mais Jack est mort mardi.
— Oh non, ça ne peut être que mercredi : mardi soir, je l’ai entendu remuer dans son appartement. Il a même fait tomber quelque chose…
— Quelle heure était-il à peu près ?
— Minuit environ, je venais de rentrer et de mettre le Late Show sur K.G.H.V.
Deux heures plus tôt, trente personnes avaient constaté la mort de Jack Links. C’était la première piste que trouvait Malko.
— Écoutez, Alicia, dit-il presque tendrement, cela me ferait plaisir de voir où vivait Jack. Voulez-vous m’accompagner dans l’appartement ?
La naine grandit de joie.
— Bien sûr.
À ce moment, la sonnerie de la porte tinta et un jeune couple entra dans la boutique.
— Nous voudrions ce secrétaire « early American », expliqua l’homme.
Malko sauta sur l’occasion.
— Donnez-moi la clef de l’appartement de Jack, dit-il. Vous me rejoindrez. – Avec un petit rire – : ce sera moins compromettant que de monter ensemble…
L’appartement se composait de deux pièces, d’une kitchenette et d’une salle de bains. Malko visita rapidement la chambre qui n’était meublée que d’une penderie, d’un lit et d’une commode. Tout était en ordre. Rien non plus dans la cuisine et la salle de bains. Un pommeau de douche fuyait et Malko le ferma. L’autre pièce possédait une bibliothèque et un bureau.
Malko inspecta rapidement les meubles. Tout était en ordre. Les tiroirs n’étaient même pas fermés à clef. Rien que des papiers sans importance. Ou l’appartement avait déjà été fouillé ou Jack Links cachait des papiers importants ailleurs.
Déçu, Malko s’apprêtait à descendre quand la naine fît son apparition.
— Je crois que j’en ai assez vu, dit-il. Je vais me sauver.
Devant son air déçu, il se hâta d’ajouter :
— Je serais ravi que vous m’offriez une tasse de thé pour avoir la joie de bavarder un peu avec vous…
Soudain, elle s’approcha du bureau que Malko avait fouillé, un meuble qui devait avoir une centaine d’années, avec plusieurs petits tiroirs.
— Puisque Jack est mort, dit-elle, il vaut mieux que je vérifie s’il n’a pas laissé d’argent ici.
— De l’argent ? demanda Malko surpris. Il n’avait pas de banque ?
— Oh si ! Mais il n’aimait pas y aller.
Elle passa le bras derrière le meuble. Il y eut un claquement sec. Un tiroir très plat s’ouvrit brusquement, pressé par un ressort.
Malko s’approcha, intéressé. Alicia Doner souriait.
— C’était notre petit secret. Je lui avais vendu ce meuble. Vous savez, il y a cent ans, il y avait des cachettes dans tous les secrétaires.
Au fond du tiroir, il y avait une petite liasse de billets de dix dollars. Et une grande enveloppe jaune, fermée.
Alicia la prit. Malko regarda par-dessus son épaule. Cela venait de Washington.
La naine tournait l’enveloppe entre ses doigts, indécise. Malko la prit avec la délicatesse d’un prestidigitateur.
— Je la donnerai à la police, expliqua-t-il. C’est sur mon chemin. Ils l’ouvriront. C’est peut-être important. Vous pourriez avoir des ennuis en la gardant.
Effrayée et subjuguée par les yeux dorés, Alicia Doner laissa Malko empocher l’enveloppe.
Ils redescendirent ensemble dans la boutique.
— Qu’est-ce que Jack a bien pu faire de ses dernières heures de vie, demanda pensivement Malko, une tasse de thé sur les genoux…
La naine réfléchit un instant.
— Voyons. Il m’avait dit qu’il irait mardi chez le teinturier changer de costume, comme chaque semaine.
Elle lui raconta la manie du vieux garçon.
Après avoir trempé les lèvres dans son thé pisseux, Malko s’esquiva poliment, prétextant un emploi du temps chargé. La naine l’accompagna sur le pas de la porte.
— Revenez me dire bonjour, demanda-t-elle.
Malko promit et partit à pied. Il avait laissé sa voiture au parking du « Trident ». Il faisait si beau qu’avant de la reprendre, il décida de boire un verre sur la terrasse de bois surplombant la baie.
Un court instant, il regretta que Lili ne soit pas avec lui. Elle travaillait à l’aéroport et le rejoindrait vers dix heures, comme tous les jours maintenant. Lui, si jaloux de son indépendance, n’en revenait pas. La petite Tahitienne s’était installée en moins d’une semaine dans sa vie. Ils passaient toutes leurs soirées ensemble, et une partie de leurs nuits. Elle se levait très tôt et partait avant qu’on apporte le petit déjeuner de Malko. Comme son enquête piétinait, celui-ci trouvait un certain réconfort à la présence de la minuscule Tahitienne. Malko avait découvert que sous sa liberté sexuelle, elle était très sentimentale : elle conservait pieusement une boîte d’allumettes de tous les restaurants où ils allaient dîner.
« Pour me souvenir de toi quand tu seras parti », lui avait-elle dit.
Elle ne se faisait aucune illusion sur leur aventure mais semblait aussi amoureuse que s’ils avaient dû passer le restant de leurs jours ensemble. Son corps lisse était toujours prêt à l’amour. Une fois même, elle avait traversé toute la ville pour venir passer une demi-heure avec lui. « Au téléphone, lui avait-elle expliqué, j’ai senti que tu avais envie de moi. »
Ce soir, Lili aurait une surprise. Malko avait acheté une des paires d’escarpins en crocodile qui lui faisaient tellement envie. Ils l’attendaient dans sa chambre. Il imaginait déjà sa joie car elle ne lui avait jamais rien demandé.
Il commanda une vodka-tonic. La terrasse était presque vide. Son verre était terminé lorsqu’une femme entra dans le bar. C’était une Chinoise. Mais pas du tout comme celles que l’on s’imagine, petites, menues et le visage plat. L’inconnue qui poussa la porte du bar avait plus d’un mètre soixante-dix et un corps sculptural mis en valeur par un tailleur de shantung ultraléger.
Ses hautes pommettes saillantes encadraient deux yeux verts immenses, durs comme du jade, et une longue chevelure noire et lisse coulait sur ses épaules.
— Quelle créature de rêve, pensa Malko.
Il était fasciné par cette apparition. Lorsqu’elle s’assit il ne put détacher ses yeux des longues cuisses fuselées découvertes par la jupe courte du tailleur. Il en avait des picotements au creux de l’estomac. Cela avait toujours été son rêve : tomber sur une femme qui réunisse la stature d’une Blanche et le charme d’une Orientale. Évidemment, il devait y avoir, parmi les 150 millions de Chinois du Nord, des individus beaucoup plus grands que le Chinois « classique ». Mais ils restaient en Chine.
Sans se soucier du regard insistant de Malko, la Chinoise s’assit et demeura impassible, le regard dans le vide, après avoir commandé un jus de tomate.
D’après le calcul des probabilités, il y avait environ 99 chances sur 100 pour qu’elle ait rendez-vous là. Malko commanda quand même une seconde vodka.
À quoi tient le commerce…
Bien sûr, il y avait Lili. Au fond Malko se sentait un peu coupable. Mais l’autre était si belle. D’ailleurs, il n’existait pas une chance sur un million pour qu’elle réponde aux avances de Malko.
Vingt minutes et deux vodkas passèrent sans que personne n’apparaisse. La Chinoise regardait la porte de temps à autre. Brusquement elle se leva et fila vers les cabines téléphoniques. Sans réfléchir, Malko la suivit. Dans ces moments-là, il agissait d’instinct. Au moment où elle décrochait l’appareil, il surgit près d’elle.
D’un geste léger, il lui saisit le bout des doigts et les baisa.
— Mademoiselle, dit-il, je bénis le contretemps qui a retardé la personne que vous attendiez. Cela me vaut la joie de vous connaître.
Il s’arrêta sous le regard glacial de la Chinoise. Ses yeux verts avaient autant d’expression que des billes de jade.
— Voulez-vous me laisser téléphoner, articula-t-elle d’un ton à geler le Sahara, ou dois-je appeler ?
Il y a des retraites qui évitent des désastres. Malko sourit, s’inclina et revint à sa table, plutôt dépité. La Chinoise le rejoignit quelques secondes plus tard, posa un billet et sortit. Malko attendit quelques minutes, paya et sortit à son tour.
Ce qu’il vit alors fit passer une grande onde de joie dans sa colonne vertébrale : accroupie devant une voiture de sport blanche, la Chinoise essayait maladroitement de changer un pneu.
— Me permettez-vous de vous aider ?
Cette fois le ton de Malko était un rien sarcastique, pas trop pourtant, pour ne pas lui faire perdre la face. La Chinoise hésita un instant puis se redressa.
— Si vous voulez.
Ça n’avait rien d’une déclaration.
Sans pitié pour son costume aux plis impeccables, Malko plongea sur le ciment. Le cric n’était pas commode à placer et il exagéra encore la difficulté. La Chinoise finit par remarquer.
— C’est très gentil de votre part…
Cinq minutes plus tard, la roue remontée, ils bavardaient comme de vieux amis. Elle s’appelait Laureen.
— J’aimerais dîner avec vous, proposa Malko. Je suis étranger à la ville et je suis sûr que vous êtes un excellent guide.
Elle eut un sourire désolé :
— Ma famille est très sévère. Je ne peux pas sortir tard le soir. Je suis élevée à l’orientale, vous savez.
— Buvons un verre au Mark Hopkins, alors.
Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas me montrer en public seule avec un homme. Tout se sait.
Elle n’avait pourtant pas l’air d’une petite fille. Ses hanches et sa poitrine se dessinaient très bien sous son tailleur de shantung, trop bien même. Il insista encore, alors qu’elle s’asseyait déjà derrière son volant. Elle hésita, puis dit :
— Si vous voulez vraiment me rencontrer, il y a un endroit où je peux vous voir.
Elle rit.
— C’est là que vont tous les amoureux de San Francisco. Vous connaissez le Park Presidio, avant la Golden Gate ?
— Oui.
— Vous prenez à gauche Lincoln Boulevard, avant d’arriver au pont. Un peu plus haut, sur la droite, il y a une halte panoramique. C’est très beau, on a tout le Pacifique devant soi. Je vous attendrai vers huit heures et demie. Mais je n’aurai pas beaucoup de temps. Au revoir.
Elle démarra brutalement, vira sur les chapeaux de roues et disparut.
Malko remonta dans sa voiture, du baume au cœur. Il avait un fantôme de piste et un rendez-vous avec une créature de rêve. Plus la fidèle Lili. En outre, après le froid de New York, la chaleur douce de San Francisco était délicieuse. Il gara sa voiture au parking de l’hôtel et monta directement dans sa chambre.
Toujours très gai, il mit sa clef dans sa serrure, et ouvrit sa porte. Une fraction de seconde, il demeura rigoureusement immobile.
Deux hommes étaient assis, de dos, dans les larges fauteuils, en face du bureau.
Il allait refermer la porte quand son regard tomba sur l’oreille d’un des inconnus. Sa mémoire étonnante fonctionna aussitôt. L’organe ne pouvait appartenir qu’à Milton Brabeck, gorille à la C.I.A., et vieux camarade de mission.
À cause de la fenêtre ouverte, ils n’avaient pas entendu la porte s’ouvrir.
Malko s’avança tout doucement et fît :
— Bonjour.
Les deux hommes jaillirent de leurs sièges comme une fusée Atlas, avec, déjà, chacun, un énorme pistolet à la main. Reconnaissant Malko, ils remisèrent leurs armes.
— Et si on avait tiré ? demandèrent-ils en chœur.
— On vous aurait passé un sacré savon.
Il leur serra la main.
Ainsi la fine équipe qu’on lui avait expédiée à Istanbul était reformée. Au fond, Malko en était assez satisfait. Ces deux gorilles c’était le cerveau d’un colibri dans un régiment de Marines.
— Content d’être là ? demanda Malko à Chris.
— Oh oui, fit le gorille.
Le pauvre Chris était affligé d’une épouse dotée d’une capacité de sommeil absolument fabuleuse. Elle dormait jusqu’à quinze heures par jour. Et à quelque heure que ce fût, elle se réveillait d’humeur égale, toujours mauvaise.
— J’ai du travail pour vous, dit Malko. À faire discrètement. Vous allez descendre séparément à Chinatown – c’est à quatre blocs d’ici – et me faire la liste de tous les teinturiers chinois.
— Qu’est-ce qu’on va leur faire ? fit Milton, gourmand ; on les met en l’air ?
— Rien. Vous repérez les boutiques et c’est tout.
— Ah bon, firent-ils déçus ; en tout cas on a les chambres de chaque côté de la vôtre. Alors si vous amenez une pépée ne faites pas trop de bruit parce qu’on pourrait être inquiets et venir aux nouvelles.
Malko les assura qu’une telle éventualité était hors de question et ils sortirent.
Dès qu’il fut seul, il tira le verrou, sortit du double fond de sa Samsonite son pistolet, l’arma et le posa sur le lit, caché par des papiers. Les gorilles avaient raison.
Il sortit l’enveloppe jaune prise chez Jack Links et l’ouvrit.
Elle contenait un mot qu’il parcourut, signé d’un responsable de la C.I.A.
Celui-ci demandait à Jack Links de décrypter le document joint, comme convenu. Avec la lettre, il y avait deux photocopies du mystérieux document que Malko possédait déjà.
Ainsi, Links n’avait pas eu le temps de s’attaquer à l’énigme avant de mourir, si tant est qu’il ait pu la résoudre. Il ne restait plus à Malko qu’à trouver un spécialiste sinologue-décrypteur, meilleur que les cerveaux électroniques de la C.I.A…
En attendant, il appela Richard Hood, le chef de la police. Pour savoir si l’épidémie continuait.
La standardiste lui passa un homme effondré. Hood devait mâchonner un cigare éteint en parlant, car sa voix était presque inintelligible.
— Ça va de plus en plus mal, annonça-t-il. Maintenant nous recevons des pétitions de citoyens honorables qui nous demandent de libérer les assassins de l’autre jour !
Malko raccrocha. Il avait beau se creuser le cerveau, il ne comprenait pas comment de paisibles citoyens américains se transformaient en communistes convaincus…
Il fallait donner des nouvelles à l’amiral Mills. Il prit l’annuaire du téléphone et chercha l’adresse de la « Californian Trust Investment ». C’était dans Market Street, au 2026. Cette honorable société aurait bien été en peine de communiquer la liste de ses investissements. Ce n’était qu’un relais « semi-clandestin » de la C.I.A. opérant sur les fonds secrets de Washington. Là, les agents « noirs » comme Malko pouvaient trouver éventuellement de l’argent, des armes, et surtout un moyen de communication sûr : les téléphones codeurs et décodeurs.
Le 2026 Market Street était un bâtiment d’une dizaine d’étages, en brique rouge. La « Californian Trust Investirent » était au sixième.
Une secrétaire introduisit Malko dans le bureau du directeur. Celui-ci avait été prévenu par Washington de l’arrivée de Malko à San Francisco. Après que l’Autrichien se fut identifié grâce à sa carte de la C.I.A., le « résident » mit à sa disposition un bureau équipé d’un téléphone « spécial ».
Il obtint Washington immédiatement, à l’automatique. On lui passa le bureau de Mills.
— Alors, fit celui-ci, vous avez du nouveau ? Je vous ai envoyé du renfort.
Malko eut envie de lui dire que dans une histoire pareille… les deux gorilles étaient aussi utiles qu’un chasse-mouches pour la chasse au tigre… Mais le sens de la hiérarchie aidant, il se tut. Et dut avouer qu’il n’avait rien.
— J’aimerais quand même avoir communication du dossier du major Fu-Chaw, demanda-t-il.
— Fu-Chaw ? Pourquoi faire ?
— Simple vérification, dit prudemment Malko. Mais je ne peux négliger aucune piste.
Il savait que l’amiral avait horreur qu’on soupçonnât qui que ce fût de la C.I.A. Question de principe.
Mais Mills n’était pas idiot. Il explosa dans le téléphone.
— Je vous ai dit que je ne voulais pas que vous perdiez votre temps avec cette histoire. Foutez la paix à Fu-Chaw et occupez-vous de cette « épidémie ».
Malko laissa passer l’orage.
— Écoutez, amiral, fit-il. J’ai une intuition et je tiens à la suivre jusqu’au bout. De toute façon, je n’ai aucune autre piste. Je ne vais pas apprendre au F.B.I. à faire son métier. Et Fu-Chaw m’a fait une drôle d’impression. Je pense que Jack Links a été assassiné.
Il raconta à l’amiral son enquête et la déclaration d’Alicia Doner : après la mort de Links quelqu’un était venu fouiller son appartement.
— Vous êtes fou, dit Mills, comme cette fille. Fu-Chaw est un homme sûr.
— Si je me trompe, dit Malko, vous pourrez toujours m’amputer de mes 50.000 dollars…
— Là n’est pas la question. Il me faut un résultat, fit l’amiral. Le président est très inquiet. Ces gens…
— Mettez-les dans un camp de concentration, coupa Malko pince-sans-rire. Ça s’est déjà beaucoup fait…
— Dites donc, vous n’êtes pas, vous aussi…
— Non, non, se hâta de dire Malko. Je plaisantais…
Après cette conversation, il regagna l’hôtel et entreprit de se changer. Il avait hésité à décommander son rendez-vous avec Lili, puis avait renoncé. Par superstition. Il suffirait qu’il lui raconte une histoire pour que l’autre lui pose un lapin… De toute façon, Lili téléphonait du hall avant de monter dans sa chambre. Il se débrouillerait toujours.
Il changea de chemise, se peigna, se lava les dents et mit une pochette délicatement parfumée au cas où il aurait à essuyer des traces de rouge à lèvres. Il avait juste le temps d’aller à son rendez-vous.
Sans se presser, il remonta California Street. Dans cette ville prétendue petite, les rues avaient une dizaine de milles. Le spectacle de San Francisco illuminé était féerique. Bercé par le ronronnement sans fin des câbles souterrains des tramways, il arriva jusqu’à Park Presidio Boulevard et prit à droite, comme pour franchir la Golden Gate.
Juste avant d’arriver au péage, il y avait un embranchement à gauche s’enfonçant dans un parc clos de grilles : le « home » de la Ve armée. Les bâtiments étaient disséminés au milieu d’un parc ouvert au public.
Pendant un mille environ, il roula sur une route déserte bordant la falaise. Tous les dix mètres il y avait un écriteau « Terrain militaire ». Défense de pique-niquer. Enfin il arriva à une sorte de rond-point s’avançant sur la falaise. Aucune voiture ne s’y trouvait. Malko arrêta la Mustang face à la mer. La vue était magnifique, à droite le pont de la Golden Gate brillait de tous ses feux. En face on apercevait les lumières de Santa Rosa. Un long serpent lumineux se déroulait sur le pont.
Et à droite, il y avait l’immensité noire du Pacifique, avec, à dix mille kilomètres plus loin, le Japon…
Le silence était total. C’était vraiment l’endroit idéal pour un rendez-vous d’amoureux. Romantique à souhait. Le rond-point était bordé d’une barrière en bois peinte en blanc, style clôture de ferme. De l’autre côté la falaise descendait, très abrupte, jusqu’à une sorte de corniche, une cinquantaine de mètres plus bas.
Après la corniche, il y avait un à-pic de deux cents mètres qui se terminait sur un bout de plage battue par les vagues du Pacifique.
Malko entendit un bruit de moteur et jeta un coup d’œil à sa montre : 8 h 30 pile. La jolie Chinoise était exacte.
Le bruit augmenta ; pendant une fraction de seconde.
Malko entrevit une masse noire dans le rétroviseur. Puis il y eut un choc effroyable à l’arrière. La Ford s’envola.
Collé à la banquette, Malko vit la barrière blanche se désintégrer sous l’impact des 1.800 kilos de la Mustang. La voiture plongea dans le vide, la mer bascula devant le pare-brise.
La Ford, maintenant roulait le long de la falaise. Malko, instinctivement accroché à son volant, avait l’impression d’être une boule de neige dégringolant le long d’une pente.
Il y eut un bruit de tôles écrasées et toutes les vitres volèrent en éclats. La Mustang venait de retomber sur le toit le long de la petite corniche, l’avant dans le vide. Une fraction de seconde, elle resta immobile. À demi assommé Malko pensa à l’à-pic au-dessus duquel il se trouvait. De toutes ses forces, il pesa sur la portière.
Elle s’ouvrit en grinçant.
Malko sauta dehors au moment où la Mustang basculait lentement dans le vide. C’était un miracle qu’il n’ait pas perdu conscience. Il resta à plat ventre, les doigts enfoncés dans la terre, tandis que la voiture dégringolait en rebondissant sur les rochers, dans un fracas épouvantable, terminé par une explosion sourde.
Une lueur jaunâtre s’éleva du bas de la falaise. La carcasse de la Mustang brûlait sur la plage. Une portière et le capot étaient restés en route.
Lentement, Malko reprit ses esprits. Il se garda bien de bouger. Si on le surveillait du haut de la falaise, il était inutile d’attirer sur lui une grenade ou quelque autre gracieuseté de ce genre. Il avait la nuque tellement raide qu’il avait l’impression d’être Éric von Stroheim dans la Grande Illusion. Il se demandait comment il était encore vivant. Si la voiture ne s’était pas accrochée un instant à la corniche, il serait en bas en train de griller comme un poulet dans les débris. Il avait dû être poussé par une camionnette équipée pour le dépannage, avec ces énormes pare-chocs faits de corniches d’acier. Beau travail. Et joli rendez-vous d’amour !
Rendu furieux par cette idée, Malko entreprit de remonter le long de la falaise. La lueur de l’incendie allait certainement attirer des gens et ceux qui l’avaient poussé dans le vide ne resteraient pas là à attendre la police.
Il mit près d’un quart d’heure pour remonter jusqu’au rond-point où il avait arrêté la Mustang. Son costume d’alpaga était en loques et son visage couvert d’égratignures. Il pouvait à peine bouger son bras gauche. Brusquement, il eut un éblouissement et s’affaissa, contre les débris de la barrière blanche.
À ce moment, une voiture de police et un camion de pompiers arrivaient dans un hurlement de sirènes. Malko fut étendu sur une civière. Dans un brouillard il entendit le dialogue des pompiers et des policiers qui avaient aperçu la Mustang en train de brûler, trois cents mètres plus bas.
— Il y a peut-être quelqu’un dedans, dit un pompier.
— Allons-y, dit le capitaine. À 100 mètres, il y a un sentier qui descend jusqu’en bas. C’est à pic, mais autrement il faut faire le grand tour par Presidio Park. Il y en a pour une demi-heure.
Trois pompiers partirent en courant avec des extincteurs portatifs.
Malko reprenait conscience, furieux. Il ne s’était pas méfié du rendez-vous de Laureen parce que la jeune fille l’avait d’abord envoyé promener. Après, il était tombé dans le panneau, poussé par sa galanterie naturelle, et la silhouette affolante de la Chinoise.
De rage, il se dressa à moitié sur sa civière.
— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? lui demanda un lieutenant de police, l’air soupçonneux.
— Mon pied a glissé sur l’accélérateur et la voiture est partie en avant, expliqua Malko.
L’autre, visiblement, ne le croyait pas.
— Vous êtes sûr que vous ne l’avez pas fait exprès ? demanda-t-il. D’abord, c’est interdit de stationner ici après 20 heures.
Détail omis par la Chinoise. Ainsi, elle était sûre que Malko serait seul.
— Oui. Je l’ai fait exprès ! fit Malko, sarcastique ; j’ai voulu voir si cette bagnole pouvait voler…
La conversation s’arrêta là. Malko demanda qu’on le ramène à son hôtel.
Il dut jurer au flic soupçonneux qu’il ne tenterait plus de se suicider à San Francisco ! Un comble.
Dans la voiture de police qui le conduisait au Mark Hopkins, il arriva à une conclusion presque certaine : ou la Chinoise avait un sens de l’humour très particulier, ou la mort de Jack Links n’était pas aussi naturelle qu’on s’accordait à le croire. Il n’y avait plus qu’à tirer les fils en évitant qu’ils soient trop barbelés.
Mais il avait hâte de remettre la main sur sa belle Chinoise. Juste pour lui demander un autre rendez-vous. Cette fois il enverrait Chris Jones et Milton Brabeck. Ils seraient tellement flattés d’avoir rendez-vous avec une aussi jolie fille. Décidément, il avait eu tort de faire des infidélités à la douce Lili. Il allait finir par croire à la justice immanente.
Il n’était pas dix heures. Heureusement qu’il n’avait pas décommandé Lili…
Son épaule et sa nuque lui faisaient tellement mal qu’il eut du mal à se déshabiller. Même après une douche brûlante il avait encore l’impression d’être passé dans un laminoir. Les gorilles dormaient dans les chambres voisines. Il les mettrait au courant le lendemain. À dix heures et demie pile le téléphone sonna : c’était Lili.
Elle poussa un petit cri en le voyant : un gros hématome bleuissait sur sa tempe et les mains étaient tout écorchées.
— J’ai eu un accident, expliqua Malko. La Mustang n’existe plus. Un peu plus, tu ne me revoyais pas.
Il lui raconta que son pied avait glissé du frein et qu’il était sorti de la route, percutant un arbre.
Tendrement, elle défit la serviette dans laquelle il s’était enroulé et inspecta son corps centimètre par centimètre. Ses mains agiles couraient sur sa peau, l’effleurant à peine, d’une façon si voluptueuse que sa fatigue s’envola d’un coup.
— Attends, dit-il.
Il lui tendit le carton contenant les chaussures et suivit du regard ses longs ongles rouges s’escrimant sur la ficelle.
Extasiée, elle sortit les escarpins et en passa un doucement contre sa joue. Puis, ôtant les siens, elle mit les autres avec des gestes solennels et se regarda devant la glace. Malko n’avait jamais vu une telle expression de joie enfantine. Elle vint vers lui, se haussa jusqu’à sa bouche et l’embrassa :
— Je t’aime, tu sais, dit-elle ; tu es si gentil avec moi.
Malko était à la fois touché et gêné.
— C’est si peu de chose, dit-il. Tu m’avais dit un jour que tu en avais envie.
Elle rougit.
— Ce n’était pas pour que tu me les donnes…
Malko la prit dans ses bras pour couper court à ses remerciements.
— Masse-moi, lui dit-il. J’ai mal un peu partout.
Il s’étendit sur le lit. La Tahitienne vint près de lui après s’être déshabillée en un clin d’œil. Elle adorait être nue. Mais cette fois, elle avait gardé ses escarpins.
Ils s’aperçurent qu’ils avaient faim à une heure du matin. Comme le service de nuit fonctionnait mal, ils se rhabillèrent et allèrent prendre des œufs au bacon à la cafétaria rose bonbon du Fairmont, de l’autre côté de la rue.
— Je vais rentrer, dit alors Lili.
Malko éprouva une brusque vague de tendresse.
— Ça ne te ferait pas plaisir de te réveiller près de moi ? demanda-t-il.
— Oh, si… mais…
— Viens.
Cette fois, ils traversèrent tranquillement le hall sous le regard réprobateur du portier de nuit. Malko se dit qu’au prix de sa chambre, il avait bien le droit d’en faire ce qu’il voulait.