CHAPITRE III

Un soleil radieux brillait sur San Francisco, une chance car la ville est souvent plongée dans le brouillard. Le visage collé au hublot du DC 8, Malko regardait la baie défiler sous l’appareil. On avait l’impression qu’il allait se poser sur la mer. Brusquement la piste apparut et les roues touchèrent le sol avec une petite secousse.

L’appareil roula doucement jusqu’aux bâtiments de l’aérogare. Celle de San Francisco était ultramoderne. Des espèces d’énormes manchons montés sur roulettes vinrent s’appliquer aux deux portes de l’avion, débarquant les passagers dans les couloirs.

Malko, les oreilles encore bourdonnantes, se dirigea vers le hall inférieur pour louer une voiture. Hertz, Avis, Continental, toutes les marques étaient là. Malko avait réservé chez Hertz, à son départ de New York. Plusieurs préposées, vêtues du costume Hertz jaune et noir qui les faisait ressembler à des guêpes, attendaient, en bavardant derrière leur comptoir.

L’une d’elles apparaissait tout juste derrière les dépliants publicitaires. C’était une minuscule Chinoise, avec une bouche charnue et deux immenses yeux noisette. Malko s’arrêta en face d’elle et se pencha imperceptiblement pour apercevoir son corps. Il ne fut pas déçu. La robe stricte n’arrivait pas à dissimuler une poitrine presque trop forte pour sa taille et des hanches rondes. La jeune femme interrompit en souriant l’examen de Malko.

— Que puis-je pour vous, monsieur ?

Elle avait un charmant accent étranger. Malko sourit à son tour. Il ne pouvait jamais s’empêcher d’être sensible au charme d’une jolie femme. Et il se dégageait de ce petit bout de Chinoise une sensualité naturelle bien troublante.

Pendant qu’elle fouillait dans ses papiers pour trouver la réservation de Malko, celui-ci lui demanda :

— Vous êtes américaine ?

— Oh non, fit-elle, je suis française. Je viens de Tahiti. Il y a seulement un an que je suis ici.

— Vous n’avez pas oublié le français ? demanda Malko dans cette langue.

— Oh ! Vous êtes français !

Le visage de la petite Chinoise était transfiguré. Malko apprit qu’elle s’ennuyait à San Francisco, qu’elle n’aimait pas les Américains, mais qu’à Tahiti, on ne trouvait pas de travail. Elle était venue aux U.S.A. parce que son grand-père s’était installé à San Francisco après avoir fui la Chine communiste.

Malko interrompit gentiment son bavardage. La présence de cette Chinoise-Tahitienne le troublait.

— À quelle heure terminez-vous votre travail ? demanda-t-il.

— À huit heures.

— Voulez-vous prendre un verre avec moi ? Au bar du Mark Hopkins ? Vers 9 heures ?

Elle jeta un regard en coin à ses camarades.

— Vous savez, c’est interdit de se faire inviter par des clients.

Il sentait qu’elle mourait d’envie d’accepter. Un peu à cause du français de Malko, et beaucoup à cause de ses yeux dorés.

— Je ne le dirai à personne, promit-il.

— Bon, dit-elle rapidement. Mais je vous attendrai dans le hall. Je n’ose pas aller au bar toute seule.

— Comment vous appelez-vous ? demanda Malko.

— Li Li Hua. Les Américains m’appellent Lili.

Tout en parlant, elle avait préparé les papiers de la voiture.

— Je n’ai qu’une Ford Mustang rouge à vous donner, s’excusa-t-elle. Mais elle est toute neuve.

— Va pour la Mustang.

En prenant les papiers, la main de Malko effleura la sienne. Elle ne la retira pas et un agréable courant électrique parcourut le dos de Malko. Si ce qu’on disait de Tahiti était vrai…

Modeste, il ne se faisait pas trop d’illusion sur le charme de ses yeux dorés. Mais il parlait français. Dès qu’il avait adressé la parole à Lili dans cette langue, elle avait abandonné son anglais hésitant avec une joie évidente. Après avoir vécu à Tahiti, elle devait être complètement perdue à San Francisco et Malko était, pour elle, un envoyé de la Providence.

Il sourit à part lui en se disant que même ici, en pays ami, il était un homme seul. La C.I.A. n’existait pas officiellement et le F.B.I. ne le verrait sans doute pas d’un très bon œil. Mais de toute façon, il avait l’habitude de travailler en franc-tireur. Souvent c’était même un avantage, d’autant plus qu’en cas de vrai coup dur il pouvait faire appel au F.B.I. ou à la police de l’État. Bien qu’agent « noir » de la C.I.A., il disposait en réalité d’un pouvoir étendu ; il suffisait d’un coup de fil à l’amiral Mills.

Il serait d’ailleurs forcé de prendre contact avec l’antenne locale et officieuse de la C.I.A. Précisément pour communiquer avec Mills. Eux seuls disposaient de téléphones qui codaient automatiquement les communications au départ, et les décodaient à l’arrivée.

Malko roulait sur le Bayshore Freeway vers la ville, avec à sa droite la baie. Si on imagine une gueule ouverte, la ville de San Francisco se trouve sur la mâchoire inférieure et le célèbre pont de la Golden Gate relie la mâchoire inférieure à la mâchoire supérieure. L’intérieur de la gueule, c’est la baie et l’extérieur, le Pacifique.

Malko savait où il allait. Il avait retenu une chambre à l’Hôtel Mark Hopkins, le plus chic de San Francisco, au sommet de Nob Hill.

Il n’était pas venu à San Francisco depuis une dizaine d’années mais sa mémoire étonnante lui fit retrouver California Street dans le dédale d’autoroutes suspendues qui s’entrecroisaient au-dessus du centre de la ville. Après il n’y avait plus qu’à suivre un des petits tramways à câble…

Le hall pompeux et vieillot du Mark Hopkins n’avait pas changé. Tous les samedis soirs il y avait des bals de société où les élégantes en robe longue s’amusaient à arriver en tramway. La chambre coûtait 32 dollars. Elle était, il est vrai, au 24e étage, et faisait partie de la suite impériale.

— Monsieur Malko Linge ?

Le réceptionnaire avait vu la fiche de Malko.

— Oui.

— Il y a un message pour vous.

Il lui tendit une enveloppe. A l’intérieur une seule phrase : « Contactez d’urgence Richard Hood à Murray Hill 6-7777. »

Malko appela d’une cabine dans le hall. Le numéro correspondait au standard de la police de San Francisco. On lui passa Richard Hood.

— Bienvenue dans notre ville, fit celui-ci d’une voix éraillée ; je ne sais qui vous êtes mais j’ai l’ordre de vous traiter comme si vous étiez la petite amie du gouverneur. Alors je vous envoie une bagnole dans une demi-heure, pour votre premier bal.

— Pardon ? fit Malko.

L’autre coassa.

— Oui. Ces fumiers de « Vietnick » ont une manifestation prévue tout à l’heure. Et on doit les laisser faire. Au nom de la démocratie. Quand j’étais en Corée on ne faisait pas tant d’histoires. Maintenant, il paraît que ces enfants de salaud sont protégés par la Constitution. Enfin…

Malko expliqua à son interlocuteur qu’il était plus discret d’aller au siège du Police Department.

Il avait juste de temps de se changer.

La vieille Plymouth sentait la sueur et le cuir trop graissé. Coincé entre la porte crasseuse et un marshal[5] rebondi et bardé de cartouchières qui fumait un cigare acheté d’occasion, Malko souffrait mille morts. Son complet n’était déjà plus qu’un chiffon.

À l’avant, deux flics dormaient la bouche ouverte, leur casque doré sur la tête. Une carabine Winchester 30/30 était suspendue au-dessus d’eux. De longues matraques de bois noir pendaient à leur côté. Les trois hommes appartenaient à la police de San Francisco.

La voiture de patrouille était arrêtée depuis plus d’une heure dans le centre de South San Francisco, au coin de Chesnut Boulevard et de Hillside Avenue, à une dizaine de milles du centre. Malko remarqua in petto qu’ils se trouvaient en plein dans la zone de « contamination » définie par l’amiral Mills.

À droite on entendait le bruit du freeway. La radio de la voiture grésillait doucement. Les montagnes empêchaient de capter les émissions du quartier général de la police.

Soudain, le gros flic à côté de Malko se secoua comme un éléphant heurté par une balle de gros calibre. La radio crachait :

« Attention, toutes les voitures de patrouille. À l’angle de la 79e et de Broadway, une Buick blanche 53 ou 55 avec quatre hommes à bord a jeté un cocktail molotov sur des policiers…»

Réveillé d’une bourrade, le conducteur mit le moteur en marche.

— C’est pas dans mon coin, grommela-t-il.

— Pleure pas, ça va venir, ricana le marshal assis près de Malko.

Il éteignit son cigare sur son casque et mit soigneusement le mégot dans sa poche de poitrine. Puis il vérifia le chargement de son énorme Smith et Wesson. Comme pour lui donner raison, la radio éclata soudain en phrases hachées.

« Attention, toutes les voitures. Aidez les pompiers. On leur tire dessus avec des fusils de chasse… Attention, attention, quatre suspects dans une Buick jaune au coin d’Hickory de la 106e… Ils essaient de tirer sur les pompiers…

« Attention, toutes les voitures. Des manifestants noirs ont mis le feu à plusieurs boutiques entourant le Civic Center. »

Il y eut une courte pause puis la voix du dispatcher reprit :

« Toutes les voitures, voulez-vous vous diriger dans la zone de la 55e et de South Broadway. Gros incendie allumé par les manifestants qui tirent sur les pompiers à travers la fumée. »

Le flic assis à côté du conducteur décrocha le fusil.

— Nom de Dieu, fit-il entre ses dents. Et comment qu’on y va !

La voiture démarra dans une secousse, avec la sirène et le feu clignotant du toit en marche. Deux blocs plus loin, ils faillirent emboutir une voiture de pompiers qui fonçait à travers le carrefour. Son pare-brise portait le trou rond étoilé, caractéristique d’une balle…

Au loin, on entendait d’autres sirènes, pompiers ou police. Le flic assis à l’avant arma la carabine 30/30 et passa le canon par la glace baissée.

— Le premier qui ne lève pas les mains assez vite, je l’allonge, annonça-t-il.

La radio parla de nouveau.

« Toutes les voitures. Des suspects remplissent des bouteilles d’essence à la station Mobil, Arson Street. Code deux…»

— Nom de Dieu de nom de Dieu, répéta le flic au fusil.

Ils doublèrent un camion de pompiers qui leur firent des signes joyeux. Et brusquement ils se trouvèrent en plein cœur de l’émeute. C’était normalement une rue calme et commerçante.

Des boutiques brûlaient, des deux côtés de la rue. Comme dans toute la Californie, les bâtiments étaient en bois et il suffisait d’y verser un peu d’essence. De longues colonnes de fumée noire montaient dans le ciel.

La voiture stoppa en travers du carrefour. Le flic au fusil mit pied à terre.

Au même moment, un groupe de manifestants surgit derrière eux venant d’une rue transversale. En tête marchait une femme portant un drapeau vietcong jaune frappé d’une étoile noire, grand comme un drap de lit. À côté d’elle, deux hommes tenaient une banderole avec, en lettres rouges : À bas Nixon, le fauteur de guerre.

Le flic au fusil ne fit qu’un bond. L’arme à la hanche, il marcha au-devant des manifestants. Les deux autres dégainèrent leur pistolet et ouvrirent les portières.

— Dispersez-vous immédiatement, hurla le flic au fusil. Et il leva son arme.

Les manifestants continuèrent à avancer. À travers le pare-brise, Malko aperçut leurs visages décidés. Le policier au fusil hésita une seconde de trop à tirer. Un homme empoigna son arme par le canon, la lui arracha, d’autres le bousculèrent, le piétinèrent, et il disparut dans la mêlée. Puis les premiers rangs se remirent en marche vers la voiture. Les deux flics tirèrent en l’air, en même temps. Ce ne fut pas suffisant. En quelques secondes les manifestants furent sur la voiture. N’osant pas tirer sur ces gens sans armes, les deux flics rentrèrent dans le véhicule pour se protéger, bousculant Malko qui se préparait à en sortir.

Il sentit la voiture tanguer, se soulever et tenta d’ouvrir la portière de son côté, prêt à affronter les émeutiers, mais n’en eut pas le temps. Dans un grand froissement de tôles, la Plymouth bascula sur le toit, avec Malko et les flics.

Il y eut un violent brouhaha autour de la voiture renversée. Les émeutiers donnaient des coups de pied dedans, criaient des injures. Malko entendit l’un d’eux hurler : « Laissez-les griller. » Le policier de l’avant bougea et brandit son 45, tirant à travers la glace baissée. Il y eut un cri et la foule s’écarta brusquement. Le flic tira encore. Cette fois les manifestants s’enfuirent, emportant un homme blessé.

Malko risqua un œil. Le flic au fusil était étendu au milieu du carrefour, mais l’arme avait disparu. Le visage du policier était méconnaissable, broyé comme si on l’avait écrasé à coup de batte de baseball. Mais il bougeait encore faiblement.

Soudain, un choc sourd fit résonner la carrosserie. Une lourde pierre ricocha par terre. Cette fois, un des flics tira au jugé, dans la direction d’où elle était venue. Malko aperçut une ombre au coin d’une maison.

Encore étourdi, il cherchait à sortir de la voiture à quatre pattes. Il rentra précipitamment la tête quand une autre pierre fit voler le pare-brise en éclats et l’aspergea de débris de « Triplex ». Deux jeunes gens les lapidaient, accroupis derrière une boîte postale. Un des policiers tira et ils s’enfuirent.

— Attendez, on va demander du secours, fit le conducteur.

Il tripota sa radio et parvint à la remettre en marche. Aussitôt il empoigna le micro.

— Toutes les voitures, toutes les voitures. Trois patrolmen en mauvaise posture, coin d’East Jefferson et 103e rue. Demandons aide immédiate…

Il répéta deux fois son message. Malko commençait à trouver le temps long. Si les autres énergumènes revenaient, il risquait de griller comme un poulet, sans jeu de mot.

Comme pour lui donner raison, une voiture descendit la rue, et les contourna à toute vitesse. Malko aperçut un bras sortant de la portière qui jeta un objet vers eux. Il eut le temps de voir une bouteille de bière au goulot enflammé et il y eut une explosion, quand elle toucha le sol : c’était un cocktail molotov.

— Toutes les unités, répéta la radio, venez en aide à une voiture au coin d’East Jefferson et de la 103e rue. Je répète !

Rien ne se passa pendant dix minutes. Les manifestants s’étaient évanouis.

Les hurlements de plusieurs sirènes surgirent du fond de Jefferson Street. Ils se rapprochèrent rapidement et quatre voitures de police stoppèrent à côté de la Plymouth retournée, bourrées de flics. Ils prirent position aux coins du carrefour, tous armés de carabines 30/30 et gantés de cuir. Beaucoup avaient le visage noirci de fumée ou marqué de blessures légères.

Malko rampa hors de la voiture, suivi des deux policiers.

Une poigne solide l’aida à se relever. Un sergent de la police, les sourcils brûlés et une estafilade sur la joue, le regardait, l’œil soupçonneux.

— Qu’est-ce que vous faisiez là, vous, demanda-t-il sans ménagement.

— Ça va, ça va, il est OK, coupa le gros flic qui avait été assis près de Malko. Il a dégusté autant que nous.

Le carrefour grouillait maintenant d’uniformes. Un capitaine, avec une énorme moustache et des yeux bleus proéminents sous son casque doré, le pistolet à la main, commandait, d’une Ford hérissée d’antennes. Malko alla le trouver, accompagné de son garde de corps.

— Où pourrais-je trouver Richard Hood, demanda-t-il.

Le capitaine haussa les épaules.

— La dernière fois que je l’ai vu, il était en train d’identifier des suspects dans le jardin de l’école des filles, derrière le Civic Center. Il doit y être encore, s’il n’a pas eu une attaque… Cette voiture-là y va, si ça vous intéresse.

Malko monta dans une voiture où se trouvaient déjà quatre policiers. Cette fois, deux fusils pointaient par les glaces baissées.

A un moment, la voiture stoppa brusquement. En travers de la route, il y avait un panneau de bois appuyé à une pierre où était écrit à la peinture noire : Cops, turn left or get shot![6]. Les flics se regardèrent et la voiture fila à gauche. Pas de risques inutiles.

— Ces types sont fous, remarqua le conducteur.

Une haie de voitures de police bloquait le Civic Center et filtrait tous les arrivants. Une trentaine de suspects étaient étendus, face contre terre, comme des cadavres, en attendant d’être fouillés et interrogés. Dans un coin, deux corps avaient été roulés dans une couverture, près d’une station-wagon renversée et criblée de balles.

Escorté d’un flic-mastodonte, Malko finit par trouver Richard Hood.

Un cigare vissé à la bouche, bedonnant, de grosses lunettes cerclées de métal, une chemise impeccablement repassée, l’air dur, il était plus vrai que nature.

Assis derrière une table, il faisait défiler les suspects devant lui, leur posant de brèves questions. Malko se présenta. Richard Hood grogna.

— Restez près de moi. Vous allez vous faire une idée du merdier dans lequel nous sommes.

Il lui tendit une feuille de papier :

— Regardez ce qu’ont fait ces cinglés. Seize flicards blessés, dont deux grièvement. Trois morts chez les manifestants. On ignore le nombre de blessés, car ils ont été emportés par leurs amis. Et plus d’une vingtaine de maisons incendiées. Parce que tout ça s’est passé surtout dans un coin où tout est bâti en bois.

— Mais pourquoi ?

— Ils manifestent pour la paix. Quand on a voulu les en empêcher, ils ont commencé à mettre le feu partout et même à tirer sur nous ou les pompiers. Tout ça au nom de la liberté d’expression. Tenez, vous voyez un homme en manches de chemise, assis sur un banc.

Il retira son cigare pour hurler :

— Sam !

Un grand flic fendit la foule et s’arrêta devant le chef de la police, la casquette sur la nuque.

— Sam, dit Hood, prend ce gentleman et conduis-le au type qu’on a bouclé dans la petite pièce.

Sam fit signe à Malko de le suivre. Ils traversèrent le préau et arrivèrent devant une porte où veillaient deux policiers armés de carabines.

— On vient voir votre protégé, fit Sam, sinistre.

— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Malko.

Sam cracha par terre.

— Il menait le défilé avec un drapeau vietcong. Quand on a voulu le lui prendre, il nous a tiré dessus avec un 38. Deux blessés.

Il avait ouvert la porte. Malko entra, suivi de Sam qui avait dégainé son pistolet. Devant eux, se tenait un homme en manches de chemise, assis sur un banc. Une vilaine ecchymose bleuissait sa tempe droite et ses mains tremblaient légèrement.

— Le monsieur veut te parler, dit Sam en lui heurtant le flanc avec le canon de son pistolet. Alors tâche de répondre ou je me laisse aller à mes bons sentiments.

L’homme regarda Malko et demanda d’une voix atone :

— Qui êtes-vous ?

— J’enquête pour le gouvernement. Je voudrais vous poser quelques questions, répondit Malko.

— Si vous voulez.

— Comment vous appelez-vous ?

— Lester White.

Le flic s’assit sur le banc et se mit à faire tourner le barillet de son revolver en écoutant la conversation. Malko avait pris une chaise en face du prisonnier.

— Que faites-vous dans la vie, monsieur White ? continua-t-il.

— Je suis responsable de fabrication à « Electronics of California », une grosse boîte de Oakland.

— Avez-vous à vous plaindre dans votre travail ?

— Non. C’est plutôt un bon job. Je gagne bien ma vie. J’ai connu pire.

Lester White répondait calmement, sans aucune tension. Malko se gratta la gorge.

— Venons-en à aujourd’hui. Vous êtes accusé d’avoir tiré sur des policiers et d’en avoir blessé deux. C’est extrêmement grave. Vous risquez la chambre à gaz. Pourquoi avez-vous fait cela ?

Lester White se tortilla sur son banc et soudain répondit d’une voix différente, un peu absente, plus aiguë :

— Peu importe ce qui m’arrivera, du moment que nos idées triompheront.

— Quelles idées ?

— Il faut vaincre l’impérialisme, permettre aux forces démocratiques de s’exprimer. Il faut arrêter la guerre au Viêt-Nam, admettre à l’O.N.U. la Chine démocratique.

Les yeux de Malko ne quittaient pas le visage du prisonnier. Il était stupéfait de la transformation. Les yeux n’avaient plus d’expression. On aurait pu croire que l’homme récitait une leçon.

— Êtes-vous communiste ? demanda Malko.

— Bien sûr, je suis communiste, répondit paisiblement l’autre.

Le flic bondit de son banc.

— Non, mais vous entendez cette ordure ?

— Du calme, dit Malko. Êtes-vous inscrit à un parti monsieur White ?

— Vous savez bien que le parti communiste est illégal aux États-Unis. Mais il n’y a pas besoin d’être membre d’un parti pour faire triompher la vérité.

— Avez-vous toujours pensé ainsi ?

— Bien sûr que non. J’ai dû beaucoup réfléchir et me repentir…

— Vous repentir ?

— Bien sûr. J’ai été, moi aussi, complice des impérialistes et des fauteurs de guerre. J’ai même voté pour l’élection du président…

— Pour qui voteriez-vous maintenant s’il y avait des élections ?

— Pour un candidat démocratique qui s’engage à mener une politique socialiste.

Le flic n’arrivait plus à respirer. Un chapelet d’obscénités tombait à voix basse de ses lèvres. Il regardait White comme on contemple une araignée.

Malko tenta de continuer l’interrogatoire.

— Avez-vous eu des contacts avec d’autres… sympathisants socialistes ? demanda-t-il.

White ricana sèchement.

— Bien sûr, répliqua-t-il. C’est moi qui ai créé la première cellule communiste de South San Francisco. Ce ne sera pas la dernière. Peu à peu les Américains admettent que la seule solution correcte consiste à penser comme nous.

Malko tiqua au terme de « solution correcte ». C’était une expression typique de la dialectique communiste. Où White l’avait-il apprise ?

— D’ailleurs, continua le prisonnier, vous-même qui travaillez pour le gouvernement impérialiste des États-Unis, vous finirez par penser correctement… Tous les gens honnêtes éprouveront tôt ou tard un sentiment d’indignation devant la fourberie des dirigeants de ce pays.

— Vous ne croyez pas appartenir à une petite minorité ? demanda doucement Malko.

— Nous étions des centaines aujourd’hui, répondit simplement White. Bientôt, nous serons des milliers, même si on nous met en prison ou si on nous exécute.

Dès que Malko abordait le problème politique, la docile indifférence du prisonnier se transformait en un ton monocorde et tendu. Une sensation de malaise se dégageait du personnage qui rappelait à Malko un souvenir enfoui dans sa mémoire, sans qu’il arrive à le situer.

— Je vous remercie, conclut-il. Je souhaite que votre geste insensé n’ait pas de conséquences trop graves pour vous.

Lester White récita :

— La conséquence finale de nos actes sera l’effondrement du régime capitaliste.

Suivi du flic, Malko sortit.

— Vous voyez bien qu’il est dingue, explosa le flic. Non, mais vous l’entendez ! L’effondrement du régime capitaliste !

Ils retournèrent auprès de Richard Hood. Les suspects défilaient toujours. Malko profita d’une accalmie pour se pencher vers le chef de la police.

— En dehors des arrestations, avez-vous fait une enquête sur les tenants et aboutissants de cette histoire ? demanda Malko.

Hood fit, désabusé :

— Le F.B.I. a envoyé 150 hommes qui ne font que ça. Les miens les aident. Par exemple, le type que vous venez de voir, on sait tout sur lui depuis qu’il est sorti du ventre de sa mère. Nous avons une réunion ce soir dans mon bureau, à huit heures. Venez, vous en saurez autant que moi.

Malko accepta. Cela lui donnait le temps de repasser par son hôtel et de respirer un peu. Cinq minutes plus tard, il roulait vers San Francisco dans une voiture de police.

Au passage il acheta la dernière édition du San Francisco Chronicle. Toute la première page était consacrée aux troubles avec une manchette sur huit colonnes : « Meurtres et incendies dans le Sud. »

L’éditorial parlait de « folie subite », d’extrémistes, de carence de la police. Mais rien sur l’épidémie de communisme. On mettait le déclenchement de la bagarre sur le compte de la vague de chaleur.

Il y avait tellement de fumée dans le bureau du chef Hood qu’on avait envie de crier « au feu ». Assis un peu partout, une douzaine d’hommes écoutaient le discours d’un type en chemise blanche, les cheveux en brosse et l’œil clair qui sentait le F.B.I. à des kilomètres.

— Nous sommes, conclut-il, en face de la plus grande entreprise de subversion jamais tentée dans ce pays. Regardez !

Il y avait au mur une immense carte de l’Etat de Californie. Avec des punaises et des fils de couleur, on avait délimité une zone qui englobait le sud de San Francisco jusqu’à Monterey et une partie de la ville d’Oakland à l’est.

— A l’intérieur de cette zone, continua l’orateur, des citoyens jusqu’alors normaux se transforment en communistes selon un processus dont nous n’avons pas la moindre idée. D’après nos sondages, il semble que 20 % de la population soit touchée.

Il y eut un silence tendu. Malko leva le bras et osa une question :

— Il y a-t-il des enfants atteints par cette contagion ?

L’homme du F.B.I. secoua tristement la tête.

— Pas mal. C’est un de nos plus gros soucis.

Malko avait été présenté par Hood comme un enquêteur du State Department. Il ne savait pas si le F.B.I. était dupe, mais il s’en moquait.

L’homme du F.B.I. conclut :

— Nous avons même été contraints de relever de leurs fonctions certains de nos agents, eux aussi touchés par l’épidémie.

Un silence horrifié s’abattit sur l’assistance. En trente-cinq ans d’existence, le F.B.I. n’avait connu que deux traîtres, et encore l’un d’entre eux était un Noir.

Malko se gratta discrètement la gorge.

— Je viens seulement d’arriver, dit-il. Ne vous étonnez pas de la naïveté de mes questions. J’ai vu aujourd’hui un homme qui m’a paru être un communiste convaincu, Lester White. Qu’a donné l’enquête à son sujet ?

Un des types en manches de chemise fouilla dans une serviette de cuir.

— Vous tombez bien, dit-il. C’est mon équipe qui s’est occupée de ce gars-là. Depuis six mois. Je vais vous lire le rapport. Après, vous aurez compris…

Il prit une liasse de papiers.

« White Lester. Quarante-neuf ans, marié, un enfant. Antécédents : a fait la guerre en Europe, dans la 1re Division de Cavalerie. Sergent. Préposé pour le Purple Heart. Bien noté. Blessé près de Bastogne.

« Prend après son congé de convalescence le job qu’il a encore. D’après les gens qui le connaissent depuis vingt ans, un type sans histoires.

« Durant sa précédente arrestation, nous avons pratiquement démonté sa maison. Tout ce que nous avons trouvé c’est une machine à ronéotyper et des tracts imprimés par lui, ainsi que les listes des gens que nous connaissions déjà, des types, eux aussi, touchés par l’épidémie.

« Bien entendu, White a été suivi nuit et jour, surveillé à son travail. Sa nouvelle secrétaire appartient à nos services. Il n’a reçu aucune somme d’argent de provenance inconnue.

« Rien ! Il n’y a rien qui puisse nous expliquer la transformation de Lester White.

« Nulle part, d’ailleurs, nous n’avons trouvé trace d’une infiltration quelconque d’agents de propagande. De toute façon, il en faudrait un tel paquet que ça ne passerait pas inaperçu. »

Malko demanda alors :

— Vous dites que vous n’avez trouvé trace d’aucun contact, ni d’aucun propagandiste. Pourtant cet après-midi, j’ai vu des gens qui agissaient visiblement de façon concertée…

L’autre leva la main.

— Attention ! J’ai parlé de propagande d’origine extérieure. En réalité tout se passe comme si, un beau matin, certaines personnes se réveillaient communistes. C’est là le mystère. Parce que nous ignorons pourquoi elles le deviennent.

« Mais à partir de ce moment-là, ils agissent au grand jour. Lester White, par exemple, a commencé par aller consulter tous les ouvrages sur le communisme de la bibliothèque de South San Francisco. Là, il a rencontré un autre type qui, lui, a eu l’idée d’écouter des émissions de radio communistes sur les ondes courtes. Et ainsi de suite. Comme tous ces gens se trouvent dans la même zone, ils se connaissent parfois, voyagent souvent ensemble, ont des contacts.

« Ils ont fini par organiser des cellules, même par éditer des journaux clandestins. Un de nos agents a découvert que plusieurs d’entre eux, à Monterey, avaient organisé une permanence pour écouter le bulletin diffusé en anglais par l’Agence TASS.

« À partir d’un certain stade tout est logique. Ce qui ne l’est pas c’est que 20 % de la population de ce coin se soit soudainement autodéterminée pour le communisme le plus virulent. Et le cas de White n’est qu’un exemple : je pourrais vous en citer des dizaines d’autres. Je vous ai décortiqué celui-là pour que vous soyez fixé. »

Il se rassit et alluma nerveusement une cigarette. Un à un les gens du F.B.I. quittèrent la pièce, emportant leurs dossiers. Seul resta celui qui avait commenté la carte. Il s’approcha de Malko et dit à brûle-pourpoint :

— Je suis le capitaine Gray, du F.B.I. J’ai entendu parler de vous. Vous êtes S.A.S., n’est-ce pas ? Vous venez vous foutre dans un sacré merdier.

Malko plissa ses yeux d’or, dans un sourire amical.

— Je ne veux pas marcher sur vos brisées, dit-il. Je ne sais pas moi-même ce que je peux faire.

L’autre haussa les épaules.

— Mon vieux, même si vous étiez le diable, vous seriez le bienvenu, si vous pouviez nous aider.

— Je suppose que vous avez vérifié l’activité des agents étrangers connus, demanda Malko.

— Bien sûr. D’ailleurs il n’y a pas grand-chose sur la Côte Ouest. Vous savez, un réseau cela se remarque, et je vous répète que nous n’avons trouvé aucune trace de contacts avec qui que ce soit.

Malko le croyait. Le F.B.I. n’avait pas la réputation de travailler à la légère.

Le capitaine Gray remit sa veste et s’en alla, laissant Malko perplexe. Le F.B.I. avait beau avoir passé l’histoire au peigne fin, il devait y avoir une explication.

Après l’atmosphère pesante du bureau de Richard Hood, Malko fut heureux de retrouver l’air frais des rues de centre. Il était à deux pas de California Street. Il regarda sa montre : dix heures et demie. Subitement, il fut contrarié. Lili Hua n’aurait certainement pas attendu. Pourtant, après la journée qu’il venait de passer, il avait sérieusement besoin de détente. Le lendemain, il irait à Los Angeles voir l’ami de l’amiral Mills, le major Fu-Chaw. Peut-être lui donnerait-il une piste.

En entrant au Mark Hopkins, Malko était d’une humeur de chien. Il n’avait pas trouvé de taxi et la pente vertigineuse de California lui avait donné l’impression de grimper l’Everest. Et, en plus, sa soirée était certainement fichue. Un coup d’œil dans le hall le réchauffa d’un coup.

Plongée dans la contemplation d’une vitrine de chaussures, Lili Hua lui tournait le dos.

Il s’approcha doucement et dit :

— Bonsoir. Je suis confus d’être tellement en retard !

La Tahitienne se retourna d’un bloc, tout son visage éclairé d’une joie réelle.

— Oh ! j’avais si peur que vous ne veniez pas.

Elle avait troqué l’uniforme de Hertz pour une robe chinoise fendue sur la cuisse, avec une petite veste assortie. Même avec de très hauts talons, elle n’arrivait qu’à peine à l’épaule de Malko. Elle n’eut pas un mot de reproche pour les deux heures de retard. Il la sentait sincèrement heureuse de le voir.

— Mais qu’avez-vous fait pendant deux heures ? demanda-t-il.

— J’ai regardé les chaussures, dit Lili Hua.

Elle eut un petit rire cristallin.

— J’aime les chaussures. Quand je serai riche, je m’en achèterai une paire en crocodile, comme celles de la vitrine. A Tahiti, j’ai toujours rêvé d’avoir de jolies chaussures.

Ils allèrent au garage et Malko lui ouvrit la portière de la Mustang. Dix minutes plus tard, ils étaient assis au restaurant Grotto sur le Fishermanwharf. Lili entreprit de picorer un steak de barracuda tandis que Malko prenait un homard grillé. Le tout agrémenté d’un rosé de Californie.

À la fin du repas, Malko savait tout de Lili Hua. Même le nom de son premier amant, un Français qui s’appelait Marc. Elle avait tout juste quinze ans. Elle parlait de l’amour avec une grande simplicité et l’expression de ses grands yeux noisette laissait supposer que ses actes ne démentaient pas ses paroles. Quand elle eut fini de raconter sa vie, elle assaillit Malko de questions avec la même candeur. Elle rit quand il lui dit qu’il était célibataire.

— À votre âge, dit-elle, tous les Américains sont mariés et divorcés. Ils ont tous des problèmes. Moi, je n’aime pas les hommes qui ont des problèmes.

Malko approuva gravement. Il avait dit à Lili qu’il était à San Francisco pour affaires, sans préciser.

En sortant du restaurant Lili prit la main de Malko dans la sienne.

— Emmenez-moi danser, dit-elle. J’ai envie de danser avec vous. Vous sentez bon.

Dans la voiture, avant qu’il ne démarre, elle vint se pelotonner contre lui, l’embrassa dans le cou et murmura : « Je suis bien. »

De quoi remonter considérablement la réputation du rosé de Californie.

La « station G » où elle guida Malko était une discothèque installée dans un sous-sol immense, aux murs rouge sombre. Des canapés bas couraient le long des cloisons et l’ensemble était divisé en boxes discrets. Quand Malko et Lili arrivèrent, une cinquantaine de couples dansaient et flirtaient dans une obscurité presque totale. Le portier qui réclama cinq dollars à Malko pour son inscription au club exigea la carte d’identité de Lili, afin de vérifier si elle avait vingt et un ans révolus.

Il faut dire que chaque dimanche les prédicateurs de l’église irlandaise plaçaient la « station G » immédiatement après l’enfer dans la liste des lieux à fuir. Mais c’était la seule boîte amusante de San Francisco.

— On ne dirait jamais que des gens se battaient à dix milles d’ici cet après-midi, remarqua Malko.

— Pourquoi se battait-on ? demanda Lili.

Il le lui expliqua vaguement. Elle était certainement la seule à San Francisco à ne pas être au courant. Mais Lili ne lisait pas les journaux et ne regardait pas la TV.

Au bout d’une demi-heure Malko avait totalement chassé de son esprit l’amiral Mills, les communistes et les émeutes. Lili dansait comme à Tahiti, c’est-à-dire qu’elle mimait l’amour avec une louable application, sur tous les rythmes rapides. Elle dansait les slows étroitement incrustée à son cavalier, le visage enfoui dans sa poitrine. Quant à Malko il menait un combat perdu d’avance pour rester décent. Lili s’en aperçut et à plusieurs reprises se serra encore un peu plus contre lui, avec un regard amusé. Au point qu’il dut presque la tenir à bout de bras. On a beau avoir quelques siècles de bonne éducation derrière soi, la résistance humaine a des limites.

À côté d’eux, il y avait une fille blonde splendide, les jambes croisées si haut qu’on voyait son panty à fleurs, la main dans la main avec un étudiant au crâne rasé à l’américaine. Ils ne dansaient pas et ne parlaient pas, avalant scotch sur scotch. Quand ils auraient noyé leurs complexes, ils iraient faire l’amour dans une voiture. Lili dut deviner les pensées de Malko.

— Vous n’avez pas envie de cette jolie fille ? dit-elle doucement. Elle est grande et blonde. Moi je suis petite et toute noire…

— Oh non, fit Malko sincère.

Il avait passé le bras autour des épaules de Lili. Il la sentit frissonner et elle tendit son visage vers lui. C’était la première fois qu’il l’embrassait. Lili lança sa langue pointue avec une fougue maladroite ; mais ses mouvements étaient si rapides qu’un picotement délicieux glissa le long de l’épine dorsale de Malko.

Autour d’eux les gens continuaient à danser et à s’embrasser.

Malko reprit son souffle le premier. Une seconde, ils se regardèrent en silence. Puis il laissa un billet de 5 dollars sur la table et prit Lili par la main.

L’air frais ne rompit pas le charme. La Mustang était là. Dès qu’ils furent dans la voiture, Lili l’embrassa, contournant avec une souplesse de serpent le levier de vitesse qui les séparait. Malko laissa courir ses mains le long de son corps et lorsqu’il arriva aux fentes de la robe chinoise, Lili s’arracha à lui doucement.

— Attends, dit-elle. Je n’aime pas faire l’amour dans une voiture. Allons chez toi.

Malko mit en marche. Il éprouvait une sensation bizarre et agréable. L’apparente facilité de Lili n’avait rien de vulgaire. Elle lui avait dit qu’elle n’avait eu aucun amant depuis qu’elle était à San Francisco et il la croyait.

Ils ne parlèrent plus jusqu’au garage de l’hôtel. Malko avait gardé sa clef, ce qui évitait de repasser par la réception. Lili était parfaitement à l’aise dans l’ascenseur. Comme si elle connaissait Malko depuis dix ans.

La fenêtre de la chambre était ouverte. Lili y courut et resta en admiration devant le spectacle.

— Comme c’est beau, dit-elle. Je voudrais habiter là.

Malko avait déjà versé deux verres de vodka. Il en tendit un à Lili. Elle le regarda, moqueuse, dressée sur ses hauts talons, la poitrine en avant.

— Tu es comme les Américains, dit-elle. Il faut que tu boives avant de faire l’amour pour te donner du courage ?

Malko resta interdit. Décidément il apprendrait toujours quelque chose avec les femmes.

— Comment fait-on à Tahiti, demanda-t-il en reposant discrètement son verre.

Lili se rapprocha de lui et lui mit les bras autour du cou.

— Quand un homme vous plaît, on va se baigner avec lui, après on danse, ensuite on fait l’amour. Et le lendemain on recommence. Quand l’homme est très gentil et fait très bien l’amour, on l’aime et on ne va qu’avec lui.

C’était d’une simplicité biblique.

— Défais ma fermeture, demanda Lili, en se retournant.

Cela fit un petit crissement agréable et Lili se retrouva en slip et soutien-gorge bleus. Elle ôta elle-même son soutien-gorge, dévoilant deux seins pointus et lourds. Elle vint s’appuyer contre Malko. Quand il sentit les pointes dures et chaudes sur le tergal de son costume, il eut l’impression qu’on venait de lui verser une pelletée de lave brûlante dans le dos.

Il aurait été incapable de dire comment ils se retrouvèrent sur le lit, lui, nu comme un ver, Lili toujours vêtue, si l’on peut dire, de son slip. Elle s’allongea contre lui. Sa peau était douce, avec une faible odeur d’amandes. Il la caressa plusieurs minutes, avant de faire glisser son slip.

Quand il la prit, elle enfonça silencieusement ses griffes dans sa nuque et commença un long tamouré ponctué de brusques saccades.

Après, elle se dégagea doucement et commença à embrasser Malko sur tout le corps.

— Laisse-toi faire, murmura-t-elle. C’est beaucoup plus efficace que tout l’alcool des Américains.

Beaucoup plus tard, Malko s’endormit, moulu, le corps couvert de zébrures. Il devait être quatre heures du matin. Lili avait extirpé de lui sa dernière parcelle d’érotisme avec une candeur et une science assez inattendues. Elle dormait, une moue charmante découvrant ses dents blanches, la poitrine encore dressée.

Il la caressa légèrement et elle se pelotonna contre lui. Il ferma les yeux avec un gros soupir de reconnaissance pour la maison Hertz.

Quel dommage d’être obligé de se lever à huit heures pour aller voir Fu-Chaw à Los Angeles.

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