CHAPITRE XIII

Le soir tombait. Assoupi sur le divan, Malko se réveilla en sursaut. Son geste brusque fit tomber un livre, il y eut un remue-ménage dans le couloir et Chris Jones surgit, hagard, le 45 au poing. Le Chinois dormait paisiblement sur son bat-flanc, le plateau d’opium près de lui. Il avait fumé une partie de la journée, empestant tout l’appartement.

— Ce n’est rien, dit Malko.

Il avait la tête lourde et la bouche amère. Plus un sale pressentiment. Il jeta un coup d’œil derrière le rideau. La rue était vide, éclairée par la lueur de la Coit Tower. Plus bas on apercevait l’étrange éclairage verdâtre de la grande pendule surplombant le port.

Une grosse voiture noire montait lentement la rue. Elle s’arrêta presque en face de la maison mais personne n’en sortit. C’était une Cadillac vieille de dix ans, haut perchée comme un fiacre.

Puis une portière s’ouvrit. Un Chinois descendit, puis un autre et un autre. La portière avant s’ouvrit à son tour. Trois autres Chinois rejoignirent les autres. A la queue leu leu, sans lever la tête, ils traversèrent la rue et Malko les vit s’engouffrer dans la petite porte menant à l’appartement.

Jones avait observé la scène. Sans mot dire il releva le chien de son colt. Puis il fonça réveiller Milton qui ronflait sur le divan.

Malko empoigna le téléphone : la ligne était morte. Les adversaires ne prenaient pas de risques. Au même moment l’électricité s’éteignit.

Il y eut un grattement derrière la porte, comme un rat. À genoux dans le couloir, Chris Jones visa soigneusement le centre du panneau et appuya sur la détente. Le premier coup réveilla le vieux Chinois en sursaut ; avant qu’il soit debout le colt de Chris Jones était vide et la porte en bouillie. Le gorille plongea dans la chambre où se tenait Malko. Il était temps : un vrai déluge de balles balaya la place où il se tenait. Mais ce fut presque silencieux, on n’entendait que le bruit mat des balles s’enfonçant dans les meubles ou les murs, et le sifflement d’un ricochet. Les Chinois avaient tous des « silencieux ».

Milton laissa passer le déluge, puis, à plat ventre, fit cracher son colt Magnum. Celui-là n’avait pas de silencieux. On se serait cru à l’attaque de Guadalcanal. Tous les voisins devaient être en train de téléphoner à la police. C’est ce que durent se dire les Chinois. Il y eut encore une volée de sifflements puis plus rien. Du coin de la fenêtre, Malko vit quatre Chinois en portant deux remonter dans la voiture qui démarra aussitôt.

Les deux gorilles rechargeaient leurs armes. Impassible, le vieux Chinois s’était mis à fumer un dross[9] noirâtre qui dégageait une odeur épouvantable de pourriture.

Le tout n’avait pas duré trois minutes. La Cadillac noire tournait le coin de la rue quand une voiture de police surgit à toute vitesse et s’arrêta en face de la maison. Il en descendit quatre flics, dont l’un avec un fusil. L’air soupçonneux ils examinèrent la rue, puis se dirigèrent vers la maison de Shu.

Malko les reçut, avec Jones. Ils exhibèrent leurs cartes au lieutenant plongé dans la contemplation des trous de la porte et lui expliquèrent que c’était une affaire « top secret ». Après avoir envoyé le sergent téléphoner de la voiture à Richard Hood, le policier repartit de mauvaise grâce.

— Souvenez-vous, qui que vous soyez, fit-il, que San Francisco n’est plus une ville où on tire dans les rues depuis soixante ans.

— Écoutez, dit Malko à M. Shu quand ils eurent disparu, nous ne pouvons pas rester là. Les autres vont revenir et ils finiront par nous déborder. Je vais vous emmener à l’hôtel. Nous serons beaucoup plus en sûreté. Hood nous donnera quelques hommes pour renforcer la garde dans les couloirs et on ne risque rien des fenêtres d’en face…

Le vieux secoua vigoureusement la tête.

— Je veux mourir chez moi, dit-il.

— Il ne s’agit pas de mourir, explosa Malko, mais de vivre. Ici, je ne réponds pas de votre sécurité.

— Y a qu’à le ficeler et l’emporter, proposa Jones. Moi, je m’en charge.

— Non, dit Malko, très sérieusement notre ami mérite beaucoup plus de considération.

Il poussa le gorille hors de la pièce et s’assit en face du Chinois. La discussion dura une heure. Inlassablement Malko revenait à l’assaut. Il savait que M. Shu se savait condamné, et que seules comptaient encore à ses yeux quelques petites joies. Le Chinois écouta son plaidoyer et dit enfin :

— Je vais vous faire plaisir. Dès que j’aurai un peu de bon opium je vous suis.

Résigné, Malko se tourna vers Jones.

— Allez trouver Hood de ma part. Dites-lui ce que vous voudrez, mais qu’il vous branche sur la brigade des stupéfiants. Piquez-leur un peu d’opium.

Le gorille sortit en haussant les épaules. Décidément, il y avait des choses qu’il ne comprendrait jamais.

Deux heures plus tard, il était de retour, catastrophé.

— Ils n’en ont pas, annonça-t-il. Ils n’ont que de l’héroïne.

Malko regarda le Chinois qui regarda Jones.

— Je sais où trouver de l’opium, dit M. Shu. Envoyez-le dans un bar qui s’appelle Round Table. C’est derrière le Fishermanwharf, à côté du restaurant Di Maggio. Qu’il s’assoit à une table. Quand la serveuse viendra, il demandera « Danny Bras-de-Fer ». La fille lui dira : « Qui c’est ? » La réponse c’est : « Le champion de Yokohama ». Après, elle le conduira au contact. Il faut dire que c’est pour moi. Pour 50 dollars il aura du premier choix.

Malko acquiesça et sortit rejoindre Jones. Il lui expliqua la situation et répéta les étranges instructions. Docile, le gorille fila immédiatement, avec la Ford qu’il avait récupérée à l’hôtel.

Le Round Table était un infect beuglant qui avait comme principale clientèle des marins de passage, quelques obsédés sexuels et deux ou trois couples de touristes rigolards, attirés par la réputation de débauche de San Francisco.

Quand Chris Jones entra, une fille terminait une vague danse, les seins nus, vêtue seulement d’un pagne de jute. Elle était flétrie et se déhanchait sans conviction.

D’ailleurs le spectacle n’était pas là. Toutes les serveuses étaient « topless », c’est-à-dire ne portaient pas de soutien-gorge. Celle qui s’approcha de Chris était une grande belle fille rousse uniquement vêtue d’un collant à résille s’arrêtant à la taille. Sa poitrine imposante pointait fièrement et elle avait passé du rouge à lèvres sur la pointe de ses seins. Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans.

En se penchant, elle effleura la bouche de Jones avec ses seins.

— Tu veux une bière ou un whisky, mon mignon ? La bière, c’est 80 cents et le whisky un dollar. J’espère que t’as plus de vingt et un ans[10] ajouta-t-elle avec un clin d’œil canaille.

Les yeux de Jones lui sortaient de la tête. A Washington, une telle boîte aurait été fermée dans les deux heures. La fille prit sa réserve pour de la timidité. Elle se pencha encore plus pour que Jones puisse sentir le parfum bon marché dont elle était inondée – ça couvrait l’odeur de la sueur – et demanda :

— Tu t’ennuies, mon gros loup ? Tu m’offres un verre ?

En même temps, elle ondulait sur place, son nombril à la hauteur des yeux de Chris. C’en était trop. Il eut un gémissement plaintif et bredouilla :

— J’voudrais voir Danny, Danny Bras-de-Fer…

La fille, aussitôt, se raidit et fit sèchement :

— Danny ? Qui est-ce ? Je connais pas.

— Le champion de Yokohama, parvint à dire Jones, qui maudissait Malko, la C.I.A. et la Chine.

— Oh, encore un camé, soupira la fille. Je peux pas voir ces mecs-là, ils pensent jamais à baiser.

Elle s’éloigna en ondulant dédaigneusement, laissant Jones vert de rage. C’était un comble. Elle revint lui apporter un whisky qu’elle jeta presque sur la table, sans un regard pour le gorille. Un quart d’heure se passa. Le spectacle avait repris sur la scène et les serveuses continuaient à se promener dans la salle, poussant les mâles isolés à la consommation. Jones commençait à croire que la filière de M. Shu était morte quand un être répugnant se glissa jusqu’à sa table. C’était un Chinois avec une bouche toute ronde bordée de poils noirs, longs et raides. Ses yeux baignaient dans une espèce de liquide blanchâtre où le gorille crut voir évoluer des bêtes. L’inconnu était vêtu d’un maillot sans couleur qui moulait deux bras énormes accrochés à un torse fluet.

— Vous demandez après Danny Bras-de-Fer ? fit l’affreuse chose d’une voix éraillée.

— Oui, dit Jones débordant d’horreur.

L’autre eut un abominable sourire et clapota :

— C’est pour la seringuette ou la reniflette ?

Jones rougit jusqu’aux oreilles et secoua la tête. L’autre continua.

— Alors quoi, tu veux de l’herbe aux chats[11] ? De la pipe ?

— De la pipe.

— T’as le pognon ?

Jones montra sous la table un rouleau de billets de 10 dollars.

— T’as une bagnole ?

Jones fit un signe affirmatif.

— Alors on la prend. Viens.

Le gorille laissa deux dollars, pas rancunier, et suivit le Chinois. Ce dernier lui arrivait tout juste à l’épaule, mais les siennes étaient d’une largeur impressionnante. Ils allèrent au parking silencieusement.

— Tu suis « The embarcadero » jusqu’au building du Ferry. Tu t’arrêteras quand je te le dirai, ordonna Danny Bras-de-Fer.

C’était le coin le plus sinistre de San Francisco. Côté mer, bordé par les bâtiments des différentes compagnies de navigation ; côté terre, les hangars alternaient avec les terrains vagues. Entre les deux, la rue serpentait entre les énormes piliers de ciment du freeway. Dans leur ombre grouillait un monde étrange de putains, de petits tueurs, de camés. Presque chaque matin, on retrouvait un corps dans les terrains vagues ou dans l’eau noire du port.

Le Chinois fit arrêter la voiture en face du Pier 14. Il regarda attentivement l’ombre et dit ensuite à Jones :

— Viens.

Pas rassuré, le gorille passa discrètement son 38 dans sa ceinture. Dans ce coin-là, on égorgeait pour une dîme…

Une puanteur atroce se dégageait du sol recouvert de détritus. Le grondement du freeway, au-dessus de leur tête couvrait tous les bruits, et la lumière des piers ne parvenait pas à trouer l’ombre poisseuse.

Le Chinois s’arrêta près d’une silhouette appuyée à un pilier. Il y eut un conciliabule et il revint vers Jones.

— Ça va, donne le pognon. 60 dollars. C’est du bon, pas de la saloperie déjà fumée.

Jones tendit les billets. Nouveau conciliabule.

Danny Bras-de-Fer lui fit signe de venir. Ils passèrent devant l’autre dont Jones ne vit pas le visage, tant il faisait sombre. A quatre mètres il y avait une poubelle. Danny Bras-de-Fer souleva le couvercle, farfouilla et en sortit un paquet gros comme une boîte de cigares qu’il tendit à Jones.

Deux hommes étaient accroupis près de la poubelle. La garde du Veau d’Or. Jones glissa le paquet dans la poche de sa veste. Danny Bras-de-Fer le tira par la manche :

— Je ne suis pas compris dans le prix, moi, dit-il d’une voix plaintive.

Le gorille sortit un billet de dix dollars. L’autre clapota de joie et s’évanouit dans l’ombre sans dire au revoir. À grandes enjambées, Jones regagna la voiture, une main sur la crosse de son 38.

Dix minutes plus tard, il était en haut de Telegraph Hill. Milton lui ouvrit la porte. Encore tout secoué, Jones donna le paquet à Malko qui le remit à M. Shu.

Le vieux l’ouvrit avec des gestes tendres. C’était une vieille boîte de conserve rouillée dont il sortit un bloc noirâtre enveloppé d’un papier. Il défit le papier et porta le bloc à ses narines. Il le flaira longuement et une impression d’indicible satisfaction transforma son visage.

— Il est très bon, très bon, murmura-t-il.

— C’est encore une chance, fit Jones. Moi, je ne retournerai pas le changer.

Il n’y avait plus qu’à partir, mais Malko préféra prendre des précautions. Il décrocha le téléphone et appela Richard Hood.

— Je voudrais deux voitures de patrouille, demanda-t-il, c’est pour transporter quelque chose de plus précieux que tout l’or de Fort-Knox… Peut-être la fin de vos soucis et des miens.

— Dans dix minutes vous les avez, dit le chef de la police.

Un peu plus tard, les deux voitures étaient là. Malko leur demanda d’encadrer la Ford.

— Si on tente la moindre chose contre ma voiture, précisa-t-il, tirez immédiatement. Le sergent assis à côté du conducteur décrocha le fusil accroché au-dessus du tableau de bord.

M. Shu monta dignement dans la voiture, Malko à côté de lui.

Le voyage fut sans histoire. Au Mark Hopkins, ils passèrent par le garage afin de ne pas attirer l’attention. Deux policiers restèrent en faction dans le couloir, l’un d’eux armé d’un fusil. Une voiture faisait sans cesse le tour du bloc, prête à intervenir à tout moment.

Dans sa chambre de luxe, M. Shu erra d’abord comme une âme en peine, dépaysé. Finalement, il s’installa sur le tapis avec des coussins, sortit son plateau à opium et se mit à fumer sous la protection de la police de San Francisco…

Malko ne vivait plus. Il était presque certain que le Chinois détenait les réponses à toutes les énigmes. Il fallait le maintenir en vie encore quelques heures. Sa chambre était entre celles des deux gorilles, portes de communication ouvertes. En face, il y avait le ciel.

— Le voilà.

On frappait à la porte. Chris, le 38 Spécial dissimulé derrière sa serviette, alla ouvrir. À table, Milton avait son Magnum sur les genoux.

La trogne rouge du flic irlandais se pointa dans l’embrasure. Il escortait un gamin chinois hors d’haleine, les deux bras chargés d’un énorme plateau, recouvert d’un couvercle de métal.

— Hé, fit Jones, t’as regardé ce qu’il y a dessous ?

— Ah, ben non, dit le flic, tout bête.

D’une main ferme, le gorille repoussa le gosse et son chargement dans le couloir. Puis il souleva le couvercle.

Il y avait un magnifique canard, plusieurs plats, une théière et un tas de galettes.

— Ça va, dit Jones. Tu peux entrer.

Le petit Chinois franchit solennellement la porte et déposa son plateau sur la grande table, devant Malko et Shu. D’un geste théâtral, il ôta le couvercle et dit quelques mots en chinois d’une voix perçante. Shu inclina la tête, salivant de joie.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Malko.

— Que son maître l’a préparé comme si c’était le dernier que je mange sur cette terre… C’est une simple formule de politesse.

Sous l’œil soupçonneux de Jones, le gamin sortit de sa poche un petit couteau qu’il ouvrit. Avec des gestes de chirurgien, il commença à découper la peau luisante du canard en minces tranches qu’il disposait sur un des plats. Quand il n’y eut plus un pouce de peau, il apporta le plat à Shu, avec une soucoupe de sauce, un bol de petites herbes vertes et les galettes. Puis il ôta le reste du canard de la table.

L’air goulu, Shu prit une galette, y glissa plusieurs morceaux de peau, arrosa de sauce, ajouta de la verdure et croqua le tout d’une énorme bouchée. Cela fit « glop » et il eut un petit rot de satisfaction.

Les gorilles le regardaient, médusés.

— Comment, on ne mange que la peau ? dirent-ils, déçus.

— Eh, oui, dit Malko, c’est un plat de luxe. Quand on est bien élevé on donne le reste du canard à ses serviteurs…

Au même moment, Shu leur fit signe de se servir de la carcasse.

Malko déclina poliment son offre. Il s’installa avec Jones dans sa chambre, Brabeck n’osait pas mais il aurait bien été demander un morceau de peau. Pour voir le goût que ça avait. Il se leva et alla tourner autour du Chinois.

Cinq minutes plus tard, il revint près de Malko, les doigts graisseux et le visage épanoui. Le Chinois avait été magnanime. M. Shu attaquait ses derniers morceaux de peau laquée qu’il arrosait de thé vert.

Enfin, il rota et repoussa son plateau. Trottinant jusqu’à Malko, il lui dit :

— Je pense avoir terminé mon travail vers quatre heures. Je l’ai déjà fait dans ma tête, en grande partie.

Dans le couloir, un policier envoyé par Hood faisait les cent pas, fusil en main. Jones et Brabeck occupaient les chambres de part et d’autre de celle de Shu. Malko, un verre de vodka à la main » se plongea dans la contemplation du panoramique de son château. Ensuite, il entreprit de dessiner la cheminée idéale pour sa salle à manger, qui avait quinze mètres de plafond.

Il en était au linteau quand M. Shu apparut à la porte de communication.

— Je pense que j’ai trouvé, dit-il.

Malko fut balayé d’une joie immense. Enfin ce morceau de papier pour lequel tant de gens étaient morts allait livrer son secret.

— Je vous écoute, dit Malko en faisant signe au Chinois de s’asseoir.

Les deux gorilles en retenaient leur respiration, regardant avec respect la liasse de feuillets dans la main jaune de Shu.

— Comme je vous l’ai dit, fit celui-ci, c’était très difficile. Avez-vous entendu parler de la Triade ?

Malko savait vaguement qu’il s’agissait d’une très vieille société secrète chinoise connue pour ses crimes. Il ignorait si elle avait survécu au communisme.

— La Triade a toujours été persécutée par le pouvoir, continua M. Shu, après une gorgée de thé brûlant. Ses membres avaient mis au point un système très compliqué de chiffres secrets pour se transmettre leurs messages.

« C’est très, très ingénieux. D’abord, il y a un certain sens pour lire les caractères. Tenez, regardez. »

Il prit le document que Malko lui avait remis et lui désigna les caractères.

— Voyez, les caractères des quatre coins doivent être lus en diagonale. Ils donnent le chiffre. Ensuite, les autres doivent être pris à partir du centre, en les déroulant dans le sens inverse de la course du soleil. Jusqu’ici, c’est assez simple. Mais ces caractères, si vous les traduisez, ne veulent rien dire. C’est là que mes connaissances de l’honorable Société secrète m’ont servi…

Il eut un rire malin.

— C’est un code que se transmettent les initiés depuis que la Société existe. (Il désigna le premier caractère.) Voyez ce signe : c’est la contraction des trois signes suivants.

Il les dessina rapidement. Malko suivait, fasciné.

— Ces trois signes signifient « laver les oreilles ».

Surpris, Malko regarda le Chinois. Son interlocuteur montra ses chicots et exhala une haleine fétide.


* * *

— L’honorable Société était très prudente, susurra-t-il. Au cas où certains auraient connu le premier décryptage, ils seraient arrivés à un texte sans signification réelle. Car la Triade utilisait un langage secret : « laver les oreilles » signifie « tuer » ; « manger des canards » : « se procurer de l’argent ». Et ce caractère qui commence le texte, aux yeux profanes, veut dire « courant d’air », mais désigne en réalité « La 5e loge de la Fidélité ».

C’était passionnant. Pas étonnant que les décrypteurs de la C.I.A. n’y aient rien compris. Mais comment M. Shu connaissait-il cela, pensa Malko.

La Triade devait pratiquer aussi la transmission de pensée car le Chinois dit :

— Mon très sage père faisait partie de l’honorable Société, c’est ainsi que j’ai appris ces modestes connaissances.

— Vous ne risquez rien en trahissant ces secrets ? demanda Malko.

— La Triade n’existe plus, murmura le vieux. Ceux qui se servent de son langage l’ont anéantie. Sinon, je ne me serais pas permis de vous dévoiler ce secret.

Il fallait toute la bonne éducation de Malko pour ne pas bouillir. Il avait la réponse à toutes les questions qu’on se posait à Washington depuis des mois et il était obligé de tenir une conversation mondaine sur la Chine ancienne…

— Enfin, vous avez maintenant un texte décodé, demanda-t-il.

— Le voici.

Le Chinois tendit une feuille couverte de caractères. Malko les regarda un long moment. Il y en avait beaucoup plus que sur le document original, mais cela s’expliquait par le code qui « contractait » les expressions.

Il rendit la feuille.

— En avez-vous fait une traduction anglaise ?

— Pas encore, mais ce n’est pas difficile. Je vais le faire.

Il repartit dans sa chambre. Maintenant c’était une question de minutes. Malko ferma les yeux et laissa s’écouler sur son palais une gorgée de vodka.

Milton et Chris regardaient la Golden Gate qui semblait un gigantesque Meccano, à portée de la main.

— Tiens, remarqua Jones, ils ont même mis un hélicoptère pour nous protéger.

En effet un petit appareil biplace à turbine s’approchait de la façade en bruissant doucement. Le soleil se reflétait sur le plexiglas de son cockpit et empêchait de voir l’intérieur.

Il s’arrêta en face des fenêtres et se balança gracieusement. Au même moment Malko bondissait de son fauteuil et courait à la fenêtre, pris d’un brusque soupçon. Il n’avait pas demandé d’hélicoptère à Richard Hood.

C’était trop tard.

Une flamme orange jaillit de l’hélicoptère. Instinctivement les trois hommes se jetèrent à terre au moment où une explosion terrible faisait trembler tout l’étage.

La cloison les séparant de la chambre de Shu vola en éclats, aspergeant de bois et de plâtre Malko et les gorilles. Une fumée noire envahit la pièce, avec une odeur de brûlé. Malko se releva le premier et fonça à travers les gravats.

Il recula devant une flamme claire qui montait de l’endroit où avait été assis M. Shu. Toute la pièce brûlait. Les cloisons avaient été soufflées. Malko, fou de rage, se mit à explorer les débris pour tenter de retrouver les précieux papiers.

Les deux flics du couloir firent irruption. L’un ressortit chercher un extincteur. L’autre se précipita à la fenêtre avec Jones.

— L’hélicoptère, hurla le gorille.

L’appareil s’éloignait à toute vitesse. Il était déjà à plus de cinq cents mètres. Bientôt il pourrait se poser n’importe où sans attirer l’attention.

Le flic arma son fusil et commença à vider son chargeur dessus. Jones tira rageusement avec son 38, sans espoir ; à cette distance il aurait fallu une mitrailleuse. La sonnerie d’incendie se mit à tinter dans les couloirs. Le second flic revint avec un extincteur à main et arrosa de mousse toute la chambre. Désespérément, Malko fouillait les débris. Toute la pièce était criblée d’éclats. L’obus avait dû exploser sur l’appui de la fenêtre. Shu n’avait rien vu, qu’un hélicoptère se balançant devant sa fenêtre et peut-être la jolie lueur orange du départ.

— C’était un bazooka, fit Jones. Ils avaient repéré la fenêtre. Heureusement qu’ils n’ont pas employé ça quand ils ont essayé de vous avoir, dans l’ascenseur du Fairmont.

— Dans un sac de dame, c’est pas très facile à transporter, remarqua Brabeck.

Au même moment Malko se redressa, une feuille de papier à demi brûlée dans les mains. Tout ce qui restait du texte décrypté par M. Shu. Le souffle de l’explosion l’avait projeté assez loin pour qu’il ne soit pas entièrement brûlé. Malko contemplait pensivement la feuille noircie. Il fit signe aux gorilles.

— Allons dans un des salons du premier. Je veux être seul. Vous resterez devant la porte.

Écartant les curieux, la police et les gens de l’hôtel affolés, ils prirent l’ascenseur. Malko s’installa dans un petit bureau, ferma la porte et les deux gorilles s’installèrent en faction, très intrigués.

En haut les pompiers et les policiers triaient les restes de M. Shu. Tout ce qu’on avait retrouvé tenait dans un tiroir promu au rang de cercueil provisoire. Il y avait du sang partout et on avait trouvé la main droite du vieux Chinois dans la penderie, très proprement coupée au ras du poignet…

Quant à l’hélicoptère, il avait disparu avant que les appareils de la police ne le rattrapent.

Les deux gorilles faisaient les cent pas dans le couloir ; d’abord intrigués, puis inquiets, enfin nerveux comme de futurs papas. Toutes les cinq minutes, Jones proposait :

— On y va ?

Milton, avec sa robuste patience du Middle-West, secouait la tête et répliquait :

— S’il a dit qu’il voulait être seul, c’est qu’il veut être seul…

La porte s’ouvrit une heure et trente-trois minutes plus tard. Malko avait l’air crevé ; ses yeux dorés étaient striés de fines lignes rouges. Il tenait à la main des feuilles de papier et eut un mince sourire devant l’air ébahi des gorilles quand ils aperçurent des caractères chinois.

— Il n’y a plus qu’à trouver un Chinois qui lise la langue et qui parle anglais, dit-il.

— Mais comment…

— J’avais eu le temps de regarder cette feuille attentivement. Vous savez que j’ai une excellente mémoire. J’ai fait de mon mieux pour reproduire les caractères détruits par le feu. Je les ai redessinés.

Les gorilles mirent dix minutes à retrouver leur respiration. On leur aurait annoncé que l’île d’Alcatraz venait de couler qu’ils auraient fait la même tête.

— C’est pas étonnant qu’on nous paie si cher, conclut Milton.

Malko se mit aussitôt à la recherche d’un traducteur. Grâce à Richard Hood, ses recherches ne furent pas longues : le Pr Maloney, titulaire de la chaire de Sinologie à l’Université de Southern California allait les recevoir. Il lisait le chinois parfaitement et n’avait pas été touché par le « lavage de cerveau ».

— Ne perdons pas une minute, dit Malko.

A tombeau ouvert, ils foncèrent à travers la ville. Le professeur habitait de l’autre côté du jardin zoologique, dans une grande villa. Quand ils arrivèrent, il y avait déjà quatre voitures de patrouille autour de la maison. Hood avait bien fait les choses.

Maloney était un homme grand et mince, sympathique, qui accueillit Malko d’une vigoureuse poignée de main. Ce dernier s’excusa du déploiement de forces.

— Plusieurs personnes ont été frappées de mort violente à cause du document que je vais vous demander de traduire. Aussi je vous conseille vivement de n’en parler à personne.

Maloney, Irlandais flegmatique, ne parut pas impressionné.

— Entrons dans mon bureau, proposa-t-il. Je vais me mettre au travail.

— Je crois que ça y est…

Malko soupira. Il attendait ce moment-là depuis si longtemps. L’universitaire posa son stylo et fit signe à Malko de le rejoindre derrière son bureau.

— En haut à gauche, dit Maloney, il y a l’indicatif « Tsao Lan-Tzé », qui signifie « Panier de Jonc ». J’ignore à quoi cela se rapporte.

Et Malko encore moins ! Maloney continua.

— Voici le texte approximatif :

« Camarade Yang-si, nous vous félicitons de votre réalisation. Nous confirmons l’accusé de réception de votre lettre à l’adresse Six. Pour votre organisation de couverture, le « Jardin des Multiples Félicités » me paraît parfait.

« Suivant votre requête, nous vous faisons parvenir de Prague le matériel de l’opération « Persuasion Invisible » et une lettre de votre mère. Il est trop tôt pour vous envoyer les gammas.

« Les essais effectués ici se sont révélés très satisfaisants. Vous devriez obtenir des résultats entre trois et six mois.

« Aucun document se rapportant à l’opération ne doit être transmis sans le chiffre numéro Un. Vous êtes personnellement responsable. Il serait intéressant de préparer le traitement d’autres villes importantes. Nous vous mettrons ultérieurement en contact avec des éléments sûrs à New York et à Chicago.

« Toute personne risquant de s’immiscer dans l’opération doit être supprimée immédiatement et discrètement. Nous vous souhaitons de réussir. Vous avez le salut des camarades. Vive le président Mao. Pékin 3 décembre. »

Malko et Maloney se regardèrent. Certes, un certain nombre de choses étaient parfaitement compréhensibles. Mais qu’était l’opération « Persuasion Invisible » ? Pour Malko cela ne faisait aucun doute : il s’agissait de l’étrange épidémie de lavage de cerveau. Ainsi il avait la preuve qu’il cherchait depuis le début de l’affaire. Les Chinois étaient derrière l’opération. Mais comment ?

Cela, le message ne le disait pas. Et qu’était le « Panier de Jonc » ?

En tout cas le professeur n’en savait pas plus que lui.

— Professeur, dit Malko, je vous demande, dans votre propre intérêt, de garder le secret le plus absolu sur cette affaire. Vous êtes en danger, tant que tout ne sera pas réglé. La police va vous donner une protection de 24 heures sur 24. Le F.B.I., c’est plus sûr. Faites ce qu’ils vous diront.

Maloney regarda Malko, un peu effaré.

— Mais enfin, que puis-je craindre ?

— Vous ne lisez pas les journaux ? répliqua Malko. Je ne voudrais pas avoir votre mort sur la conscience, professeur. Il se passe des choses étranges à San Francisco, en ce moment.

Maloney réalisa que Malko ne plaisantait pas. Ils se serrèrent la main presque solennellement, et les gorilles soulevèrent poliment leur chapeau.

— Vous avez rendu un très grand service à l’Amérique, dit Malko, avant de partir.

Il grillait d’envie de se rendre directement au « Jardin des Multiples Félicités ». Lili était là, vivante ou morte. Mais sa mission passait avant ses sentiments.

Malko alla au building de la « Californian Trust Investment » et appela Washington. La C.I.A. fonctionnait jour et nuit, même si l’amiral n’était pas dans son bureau.

On lui passa rapidement le bureau de l’amiral, puis, sur sa demande assortie de son code, chez lui. Malko expliqua les derniers développements de la situation et demanda qu’on le mette d’urgence en rapport avec un spécialiste de la Chine. L’amiral lui donna un numéro de la C.I.A.

Malko rappela immédiatement et obtint le spécialiste dont il avait besoin. Il lui lut le message décrypté au téléphone, l’autre enregistrait au magnétophone. Puis Malko lui demanda :

— Savez-vous à quoi peut se rapporter le « Panier de Jonc » ?

L’expert répondit sans hésitation :

— C’est le nom chinois de l’immeuble de Pékin où se trouvent les Services de Renseignements de la Chine communiste. Quant au nom de votre opération, c’est presque celui que les Chinois utilisent pour désigner le traitement des prisonniers, une sorte de lavage de cerveau dont nous ne connaissons pas encore tous les secrets.

— Lavage de cerveau…

Malko répéta la phrase rêveusement. Cela recoupait bien son impression première. Mais les gens de San Francisco n’étaient pas prisonniers, eux. Cela signifiait que les Chinois avaient trouvé le moyen d’agir à l’insu des victimes.

— Il faut trouver ce qu’on a envoyé, il y a six mois, dit Malko.

C’était impossible que les douanes américaines n’aient pas été alertées par des objets venant de Prague. Il y avait donc une astuce. Malko se dit que le mieux était de procéder logiquement.

Prague, c’était un indice supplémentaire. Comme tous les agents « noirs » de la C.I.A., Malko était régulièrement tenu au courant des opérations d’espionnage de l’adversaire. Or, on savait depuis peu que les Chinois avaient installé une très importante antenne à Prague[12] comportant un centre d’expédition d’armes, un bureau de renseignements pour l’Europe et surtout une centrale d’action.

Maintenant, il restait à trouver par quel moyen était arrivé le mystérieux matériel ; à qui il était adressé et, surtout, en quoi il consistait.

Malko repartit à l’hôtel et alla au bureau de voyages.

— Je voudrais aller en Tchécoslovaquie, à Prague, dit-il à l’employée. Quelle est la ligne aérienne la plus pratique ?

La jeune femme se plongea dans un énorme livre, l’ABC, recueil de toutes les liaisons aériennes du monde, et répondit au bout de cinq minutes :

— La meilleure possibilité est par la Scandinavian Airline System. C’est la seule compagnie qui va à la fois aux États-Unis et dans les pays derrière le rideau de fer. Il y a un vol direct trois fois par semaine Los Angeles-Copenhague, le lundi, le mercredi et le vendredi, par Douglas, DC 8. Vous partez à 23 heures de Los Angeles. Vous arrivez le lendemain à Copenhague à 20 h 05 après un stop à Strompjord, au Grœnland. C’est un vol très agréable…

« Si vous prenez l’avion du lundi, vol SK 936, il vaut mieux coucher à Copenhague, à l’hôtel Scandinavian System qui vous réservera votre chambre en même temps que vous prendrez votre billet. C’est un hôtel moderne et confortable, comme un Hilton. Et le lendemain vous partirez pour Prague, toujours par DC 8, vol SK 955, à 15 h 40 pour arriver à 16 h 55. Ce qui vous laisse la matinée pour visiter Copenhague…

« Et pour San Francisco-Los Angeles, je peux vous…»

Grisé par cette avalanche d’explications, Malko parvint enfin à placer un mot. Il aurait bien aimé aller à Copenhague, ville qu’il connaissait d’ailleurs, cela l’aurait rapproché de chez lui, mais il avait autre chose à faire.

— Où se trouve le bureau de la Scandinavian Airline System ? demanda-t-il.

— À côté de l’hôtel, répondit la jeune fille. 412 Post Street, téléphone Exbrook 7-2900. Mais je peux vous réserver votre place, vous savez…

Malko s’enfuit. Il en savait largement assez… L’impétueuse jeune fille eut encore le temps de crier :

— Pour Prague, aller et retour, cela ne vous coûtera que 746 dollars.

Trois minutes plus tard, il poussait la porte de l’agence de la Scandinavian Airline System, dans Post Street. Deux employées s’affairaient au milieu d’un groupe de touristes. Malko demanda à parler d’urgence au chef.

On l’introduisit dans un petit bureau où un homme en civil le reçut aimablement. Malko lui montra tout de suite sa carte du State Department.

— J’ai besoin d’un renseignement qui intéresse la Sécurité des États-Unis, expliqua Malko. Si vous préférez le donner à la police de San Francisco, vous le pouvez, mais nous allons perdre du temps.

— Je suis prêt à vous aider, dit le directeur de la S.A.S. De quoi s’agit-il ?

Malko expliqua rapidement son problème. Y avait-il un moyen de vérifier si dans les derniers mois le bureau de San Francisco de la Scandinavian Airline System avait reçu des colis en provenance de Copenhague adressés au « Jardin des Multiples Félicités » à South San Francisco.

L’homme hocha la tête.

— C’est un renseignement confidentiel, dit-il, mais puisque vous représentez une Agence Fédérale… Je vais demander qu’on me recherche les manifestes de la période qui vous intéresse.

Il décrocha son téléphone intérieur et dit une phrase en suédois. Presque aussitôt une secrétaire entra avec un gros registre.

Le vis-à-vis de Malko se plongea dedans. Pendant plusieurs minutes on n’entendit que le ronronnement du climatiseur. Malko était plongé dans la contemplation de la maquette d’un DC 8 « Royal Viking » posée sur le bureau.

— Vous avez de la chance, dit enfin le directeur, en relevant la tête. Il y a trois envois en provenance de Copenhague arrivés à San Francisco, au nom de « Jardins des Multiples Félicités Incorporated » à l’adresse que vous m’avez indiquée.

Enfin, la boucle était bouclée, à un détail près.

— Que contenaient ces colis ? demanda Malko.

— D’après le manifeste, des plaquettes de bois de teck destinées à enjoliver des cercueils.

— Pouvez-vous me rendre encore un service ? demanda Malko. J’ai des raisons de croire que ces colis venaient de plus loin que Copenhague. Pouvez-vous vous renseigner à ce sujet ?

Le directeur réfléchit.

— Je vais envoyer un télex à Copenhague, au service du fret, demandant l’origine des colis. Je vous téléphonerai demain.

Malko remercia, en lui recommandant de garder le secret absolu. Il quitta le bureau de la Scandinavian Airline System presque heureux. Pour la première fois il marquait des points sérieux. Maintenant, il fallait retrouver Lili Hua et savoir en quoi consistait le mystérieux lavage de cerveau.

Deux heures plus tard, Milton Brabeck et Chris Jones, dans une camionnette jaune des « Pacific Téléphonés » étaient en planque devant la grille du cimetière. Ce déguisement leur permettait de tenir plusieurs jours sans être repérés. À l’intérieur de la camionnette, il y avait une caméra et un petit arsenal. Ils étaient reliés par radio avec deux voitures de police stationnées un demi-mille plus loin. Leur mission était de repérer les gens travaillant au cimetière et de les photographier.

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