CHAPITRE XIV

— Attention.

Milton Brabeck se redressa et Chris Jones mit le moteur en marche. Le Chinois qui venait de sortir du « Jardin des Multiples Félicités » portait une grosse serviette noire et se dirigeait à pied vers la station d’essence « Chevron ». Le matin il y avait laissé sa voiture pour un graissage et une vidange et allait la reprendre. Une occasion unique de le coincer à pied.

Trois jours avaient passé depuis la visite de Malko à la Scandinavian Airline. Le directeur de la compagnie lui avait téléphoné le lendemain de son passage.

— Vous aviez raison, lui dit-il. Les colis de bois ne venaient pas de Copenhague. Ils ont été embarqués à Prague sur le vol de notre Compagnie n°187, Prague-Copenhague. Là, un broker les a dédouanés et remis sur l’avion de Los Angeles.

Malko avait remercié. Ce n’était qu’une précision supplémentaire. Il était certain que le centre de l’organisation se tenait au cimetière. Mais il ignorait peut-être encore le principal : en quoi consistait le « lavage de cerveau » collectif ?

Il y avait eu plusieurs conférences téléphoniques avec l’amiral Mills. Le chef de la C.I.A. hésitait à ordonner une perquisition officielle dans le cimetière. On n’était pas certain que les jumelles s’y trouvent, et personne ne savait en quoi consistait le matériel de l’opération « Persuasion Invisible ». Il avait donc laissé carte blanche à Malko pour quelques jours, avec mission de s’emparer de l’un des hommes de l’organisation et de le faire parler. S’il n’y arrivait pas, ce serait le déclenchement de l’opération officielle menée par le F.B.I.

Malko était inquiet. Les jumelles avaient disparu et devaient se douter qu’il était sur la trace de leur organisation. Pourtant, les émeutes communistes continuaient. Il n’osait plus penser à Lili Hua. Il était maintenant certain qu’elle était morte. Vivante, elle était beaucoup trop dangereuse pour les terribles jumelles.

La surveillance du cimetière n’avait pas donné grand-chose. Ils n’avaient pu identifier avec certitude qu’un seul homme : un certain Dick Lim, embaumeur, qui venait tous les matins travailler au « Jardin des multiples Félicités ». C’est lui qu’il avait décidé d’enlever, car il ne pouvait pas ne pas être au courant des véritables activités des deux jumelles.

S’il se trompait, il n’y aurait plus qu’à lui faire des excuses et à donner le feu vert au F.B.I.

La camionnette des « Pacific Téléphonés » fit demi-tour et s’approcha lentement du Chinois qui ne leva même pas la tête quand elle s’arrêta près de lui.

Chris Jones descendit et se colla dans le dos de Dick Lim qui sursauta quand il sentit le canon d’un pistolet s’enfoncer dans ses côtes.

— On va t’avancer un peu, dit Jones, c’est fatigant la marche…

En même temps, il poussait vigoureusement, vers la porte de la camionnette que Malko maintenait ouverte, le Chinois qui se débattait.

Dès qu’il fut à l’intérieur, Jones le frappa du tranchant de la main et Dick Lim tomba sur le côté avec un gémissement, perdant ses lunettes.

— Qu’est-ce que c’est ? gémit le Chinois. Je vais me plaindre à la police.

— La police, c’est nous, fit Jones, sobrement.

L’autre cligna des yeux comme une chouette, sans répondre.

— Tu as ta petite trousse avec toi ? continua le gorille. On a envie de te conserver un certain temps, alors comme tu es un spécialiste…

Le Chinois vira au vert. Milton était assis devant lui, massif, son Magnum sur les genoux.

— Où l’emmène-t-on ? demanda Milton. Chez Hood ?

Jones secoua la tête.

— Pour ce qu’on veut en faire, on sera beaucoup plus tranquilles là où nos amis avaient emmené S.A.S. Comme ça notre gars ne sera pas dépaysé.

Ils roulèrent assez longtemps puis la camionnette cahota et stoppa. Malko ouvrit la porte arrière, Milton descendit et aussitôt, Jones catapulta le Chinois au-dehors d’un énorme coup de pied.

Ils s’étaient arrêtés dans la cour du hangar où Malko avait failli être torturé. À coup de pied, Jones fit avancer le prisonnier jusqu’à l’intérieur. Grâce aux deux lucarnes, on y voyait clair. Milton sortit des menottes de sa poche et attacha les mains du Chinois derrière son dos. Puis, il commença à le gifler de ses énormes battoirs.

En cinq minutes, son visage fut méconnaissable. Jones continuait, impassible, prenant soin de frapper aux endroits les plus fragiles, comme le nez ou la bouche.

Finalement, Lim s’effondra avec un gargouillement et ne bougea plus.

Jones alla jusqu’au fond de la pièce et ramena un gros tonneau en le faisant rouler. Milton ouvrit alors un sac de ciment qu’il entreprit de verser sur un tas de sable. Les manches retroussées pelletant avec ardeur, on aurait dit un bon ouvrier consciencieux. Assis sur une chaise, dans un coin, Malko regardait ces préparatifs, impassible.

Le Chinois reprit conscience au moment où Jones commençait à verser le ciment liquide dans le tonneau. Le gorille cligna de l’œil :

— Tu vas être bien là-dedans. Au chaud l’hiver, au frais l’été… Tu me diras qu’avec cent mètres de flotte par-dessus tu t’en fous…

Terrifié, le prisonnier suivait le va-et-vient de la pelle. Quand il y eut une vingtaine de centimètres de ciment dans le tonneau, Jones s’arrêta. Il prit le Chinois par les pieds, Milton l’attrapa par les épaules et ils le mirent debout dans le tonneau.

— Tu arrives au fond ? s’inquiéta avec sollicitude Jones.

Il donna un petit coup de truelle sur la tête, gentiment :

— Allez, tasse-toi un peu, sinon on pourra jamais fermer le couvercle…

Le Chinois poussa soudain un cri perçant et se débattit furieusement. Milton le maintint par les épaules pendant que Jones ajoutait un peu de ciment glacial.

— Dans cinq minutes ce sera fini, fit Jones. On n’est pas aussi modernes que toi. C’est encore les vieilles méthodes. Mais ça conserve aussi, tu sais. Quand on a dragué l’Hudson, l’année dernière, on a sorti des types qui y étaient depuis la prohibition. Eh bien ! tu vois, même leurs cigares étaient encore bons. C’est sain le ciment.

Tout en parlant, il remplissait le tonneau. Un froid glacial cerna le prisonnier. Les yeux hors de la tête, il cracha un jet de bile et hurla :

— Qui êtes-vous ? Pourquoi voulez-vous me tuer ?

Jones haussa les épaules :

— Tu le sais très bien.

Les nerfs tendus, Malko suivait la scène avec passion. C’était un coup de poker terrible. Ils ne pouvaient pas se permettre une seconde de revenir en arrière. Il fallait que l’autre les croie au courant de tout. Sinon, il se taisait. Malko n’osait même pas penser qu’il pourrait être innocent… Dans ce cas, sa carrière était finie…

Une pelletée de ciment glissa dans le dos du Chinois, lui glaçant l’épine dorsale. Il hurla :

— Non ! Je vais parler. Je sais des choses…

Jones fit comme s’il n’avait pas entendu et ajouta encore un peu de ciment.

Lim eut un curieux sanglot et hurla d’une voix de fausset.

— Les morts ne sont pas morts ! C’est moi qui les ai traités…

Jones et Brabeck se regardèrent, intrigués. Ce n’était pas au programme.

— Explique-toi, mon vieux, dit Jones en s’appuyant au tonneau.

Voyant le danger s’éloigner un peu, le prisonnier reprit du poil de la bête.

— Sortez-moi d’abord…

— Tss, tss, fit Jones. Tu n’es pas raisonnable. Si tu ne dis rien d’intéressant, on serait obligés de tout recommencer. C’est du ciment à prise rapide. Tu sens pas tes pieds ?

Malko s’était rapproché. Il ôta ses lunettes et se planta devant le prisonnier.

— Qui a tué une jeune Chinoise qui s’appelait Lili Hua ? demanda-t-il calmement.

Lim ne répondit pas, fuyant le regard de Malko. Ce dernier en savait assez.

— Les corps, bredouilla le Chinois. Ils ne sont pas morts.

— Quels corps ?

— J’ai reçu des ordres. L’organisation doit se replier. Il y a des éléments précieux dont la formation a demandé des années. Quatorze en tout. C’est ceux-là que j’ai traités.

— Vous les avez tués ?

— Non. Endormis. Pendant deux jours, ils seront en catalepsie. Au cas où on les examinerait superficiellement, ils ont l’apparence de la mort. Je les ai maquillés. Mais on n’ouvre jamais les cercueils de toute façon.

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a un cargo qui part demain à trois heures pour Hong-Kong. Ils seront tous à bord. Les cercueils sont prêts. On viendra les chercher demain matin.

— Comment s’appelle le bateau ?

— L’Atatsou. Un cargo japonais ; il fait tous les transports de corps du « Jardin des Multiples Félicités ».

Le Chinois regardait anxieusement Malko. Celui-ci réfléchissait. Certes, c’était un beau coup de filet, mais pas ce qu’il cherchait.

Il fit comme s’il n’avait pas entendu l’histoire des cadavres et plongea ses yeux d’or dans ceux du prisonnier :

— Tu veux vraiment t’en tirer ?

— Dépêchez-vous, ça durcit, remarqua Jones.

— Oui, dit Lim en se tortillant.

— Où se trouve le matériel de l’opération « Persuasion Invisible » ?

Le Chinois changea de couleur. Ses yeux fuyaient le regard de Malko et il resta sans répondre, le visage crispé de peur, un sourd gémissement sortant de ses lèvres parcheminées.

Malko n’insista pas. Il fit un signe à Jones. Le gorille jeta une pelletée de ciment sur la poitrine du prisonnier. Cela fit une longue coulée grise. Lim frissonna et appela Malko :

— Ils vont me tuer ! dit-il.

Malko haussa les épaules et eut un geste du menton vers le tonneau :

— De toute façon…

— Alors, souligna Jones, on y va ? Ça sèche.

Le Chinois ferma les yeux et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

— Dans le hall, dit-il d’une voix imperceptible, il y a un grand cercueil en exposition, sur un socle. Vous soulevez le couvercle. Vous enlevez l’oreiller. Dessous, il y a une petite planche en bois de rose, pour soulever la tête du mort. Poussez-la vers l’avant. Le cercueil pivotera. Il y a un puits avec une échelle. Le laboratoire se trouve dix mètres en dessous.

— Il y a toujours quelqu’un ? demanda Malko.

— Toujours.

Chris Jones lâcha sa pelle.

— Qui est le chef de l’organisation à San Francisco ?

Le Chinois le regarda, surpris :

— Vous ne savez pas ? C’est la camarade Yang-si, le numéro Un.

— Où est-elle ?

— Au cimetière. Elle n’est pas sortie depuis plusieurs jours.

— Bien, dit Malko.

— C’est tout ce que vous voulez savoir ? demanda anxieusement le Chinois. Il faut me livrer à la police maintenant…

— Encore une chose, dit Malko. Pourquoi avez-vous tué Lili Hua ?

Le prisonnier baissa la tête.

— C’était un ordre. La camarade Yang-si m’aurait tué si j’avais refusé.

— Comment l’as-tu tuée ? demanda Malko en se forçant au calme.

Lim baissa la tête, puis, à voix basse, fît le récit de la mort de Lili. Malko sentit une boule monter dans sa gorge. Il demanda encore :

— Tu l’as torturée pour qu’elle parle, n’est-ce pas ?

Le Chinois baissa la tête sans répondre.

— Ordure, murmura Jones.

Malko vit trop tard son geste. À bout portant, Chris venait de lui tirer une balle de 45 derrière l’oreille. Le Chinois fut projeté en avant, dans un jet de sang et d’éclats d’os.

Il resta là les mains pendantes. La balle avait traversé le cerveau, le foudroyant.

— Il ne fallait pas, dit Malko d’une voix lasse. Cela ne ressuscitera pas Lili et il aurait pu parler, nous apprendre encore beaucoup de choses.

— Pardonnez-moi, dit Jones. Ça a été plus fort que moi. Et j’ai l’impression que des vivants, on va en piquer quelques-uns…

— Nous ne pouvons pas laisser ce cadavre là, dit Malko et il est difficile de l’apporter à la police.

Jones proposa :

— Il y a qu’à le remettre dans son tonneau. C’est plus prudent que de le laisser ici. Ça pourrait donner l’éveil. Et, au point où ça en est…

Malko approuva :

— Allez, finissons-en, dit-il.

Jones et Brabeck prirent le corps et le renfoncèrent à grand-peine dans le tonneau. Le ciment était presque dur. Milton rentra les bras du Chinois en pesant sur ses épaules et sur sa tête, tandis que Jones versait les dernières pelletées. À l’écart, Malko fumait une cigarette. Il enviait l’indifférence des deux gorilles.

Avec sa truelle, Jones égalisa la couche sur le dessus du tonneau. On ne voyait plus rien.

Il plaça le couvercle et l’enfonça à petits coups avec le manche de la truelle.

— Où le met-on ? demanda Jones.

— Sous l’appontement, dit Malko. Faites-le rouler jusqu’au bout. Il y a assez d’eau et de toute façon, il s’enfoncera dans la vase.

Les deux gorilles s’arc-boutèrent pour faire basculer le tonneau, puis le poussèrent en évitant les lattes trop pourries.

Sur l’appontement, Milton, en manches de chemise, éternua.

— Tu vas prendre froid, remarqua Chris Jones.

C’est vrai, l’air était frais. Les lumières de l’aéroport brillaient doucement à droite et la mer clapotait à leurs pieds. Un décor idyllique pour amoureux.

— Go.

D’un seul élan les deux gorilles poussèrent. Le tonneau fit un plouf sourd et un peu d’eau gicla sur le wharf. Jones se pencha. Des cercles concentriques disparaissaient lentement. Il n’y avait même pas de bulles. L’eau noire s’était refermée sur le sinistre colis.

Jones nettoya rapidement les traces de ciment. Cinq minutes plus tard, les trois hommes roulaient vers San Francisco.

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