CHAPITRE VIII

Le cœur de Lili Hua battait à toute vitesse dans sa ravissante poitrine. Elle venait de repérer la voiture avec Chris Jones à l’intérieur. Elle s’approcha et frappa timidement à la glace. Le gorille eut un geste si brusque qu’elle sauta en arrière. Puis, un large sourire éclaira son visage et il ouvrit la portière.

Lili se glissa dans la voiture.

— C’est gentil de venir me voir, dit Jones.

Il était tout vert. Depuis un quart d’heure, il était la proie d’une épouvantable envie de faire pipi. Brabeck sirotait une bière dans une cafétéria, cinquante mètres plus loin, un œil sur la porte de la banque.

Lili lui donna le mot de Malko et il le lut, en se tortillant sur son siège. La présence de Lili lui donna une idée. Il ne pouvait plus y tenir.

— Vous voulez être gentille ? dit-il. Restez dans la bagnole une minute. Vous voyez la porte de la banque ? Si vous voyez sortir une grande Chinoise, vachement belle, avec des yeux verts et qui monte dans une voiture de sport blanche étrangère, vous donnez un grand coup de klaxon. Mais je ne fais qu’aller et venir.

Lili Hua écoutait, gonflée de fierté. Enfin, elle aidait Malko. Bien sûr, il lui avait dit de revenir tout de suite, mais il serait sûrement content quand il saurait ce qu’elle avait fait.

— Allez vite, dit-elle à Jones. Vous pouvez compter sur moi.

Le gorille descendit. Lili prit sa place, et avança le siège. Jones fonça à la cafétéria où se trouvait Brabeck. En passant il fit signe à son compagnon de garder un œil sur la voiture. Il aurait le temps de foncer. Puis il disparut dans le sous-sol.

Il n’avait pas disparu depuis trente secondes qu’un fourgon de la poste stoppa devant la cafétéria, pour vider la boîte aux lettres qui se trouvait juste en face, cachant la banque à Brabeck. Celui-ci ne bougea pas. Il avait vu Lili dans la voiture. Elle préviendrait en klaxonnant.

Mais ce jour-là les gorilles n’avaient pas de chance.

Une minute plus tard, une voiture blanche décapotable s’arrêtait devant la banque. Le cœur de Lili cessa de battre. La voiture était conduite par un homme, un Chinois, lui sembla-t-il, en le voyant de dos.

Elle hésitait à appuyer sur le klaxon et priait pour que Jones réapparaisse lorsqu’elle vit sortir de la banque une Chinoise magnifique, moulée dans une robe blanche. L’inconnue fit le tour de la décapotable blanche, monta dedans et la voiture démarra immédiatement.

Lili ne réfléchit pas. Fébrilement, elle mit le contact, passa en prise et démarra. Quand Jones reviendrait, ce serait trop tard pour suivre la Chinoise.

Jones sortait en courant de la cafétéria, quand les deux voitures passèrent à dix mètres de lui. Il poussa un juron effroyable et fit un signe désespéré à Brabeck.

Celui-ci jaillit hors de la cafétéria, sans même payer.

— Nom de Dieu, elle a pas prévenu !

La Ford crème venait de tourner à droite, dans Bush Street.

Pas un taxi en vue et la rue était à sens unique. Les deux gorilles se regardèrent, consternés.

— Qu’est-ce qu’on va prendre ! Et la petite qui est en train de filer le train à l’autre tordue…

— Prenons son adresse, proposa Jones.

Ils se précipitèrent dans la banque. Devant leurs cartes officielles, le fondé de pouvoir leur donna l’adresse de la Chinoise : elle s’appelait Susan Wong et habitait 1024 Président Street.


* * *

Lili Hua était à la fois terriblement excitée et morte de peur. La joie de rendre service à Malko effaçait tout le reste, pourtant. Mais elle ne savait pas du tout ce qu’il fallait faire, sauf suivre la décapotable. Après Bush Street, ce fut Market Street, la grande rue de San Francisco. La voiture sport tourna à gauche et se faufila habilement à travers le trafic. Lili Hua fit de son mieux pour la suivre. Elle grilla un feu orange et se fit siffler par un flic. Ses mains tremblaient.

De loin, elle vit la voiture de sport prendre la file de gauche menant au Central Freeway. Elle doubla résolument plusieurs voitures et ne se trouva plus séparée de la Chinoise que par une vieille Buick.

Le Central Freeway ressemblait à la grande rue de Bénarès le jour où on a brûlé Ghandi. Les voitures avançaient à trois milles à l’heure, pare-chocs contre pare-chocs. Lili n’eut aucun mal à suivre la Chinoise.

La circulation s’améliora un peu en passant Bayshore. La voiture sport bondit en avant et Lili dut s’accrocher pour ne pas la perdre. Brusquement, elle se mit à droite et tourna dans San Bruno Avenue, la première sortie pour South San Francisco.

Il faisait presque nuit et Lili devait suivre la voiture blanche de très près. Elle faillit presque la perdre quand elle tourna à gauche dans une petite rue. Il n’y avait presque pas de maisons. La voiture blanche fila encore cinq cents mètres et stoppa si brusquement que Lili lancée à toute allure, la doubla et s’engouffra dans une station d’essence Chevron.

Elle vit la grande Chinoise entrer dans le bar. Aussitôt elle sauta de la Falcon et trottina jusqu’à la cabine téléphonique. Sans quitter la voiture blanche des yeux, elle composa le numéro du Mark Hopkins. Ce n’était pas libre.


* * *

En voyant entrer Chris Jones hors d’haleine, Malko eut le pressentiment d’une catastrophe.

— Où est Lili ? demanda-t-il tout de suite.

Jones lui raconta ce qui s’était passé. Malko l’écoutait sombrement. Il imaginait la naïve Lili aux prises avec les adversaires impitoyables dont il avait eu déjà quelques échantillons. Le mieux qui puisse arriver serait qu’elle se fasse semer.

Il décrocha son téléphone et appela Richard Hood. Presque tout de suite, il eut au bout du fil la voix rogue du chef de la police.

— J’ai besoin de vous, dit Malko. C’est en rapport avec notre affaire. Il faut que vous retrouviez une Austin-Healey blanche immatriculée 763 OKD et une Ford Falcon crème 958 KCB. Vues pour la dernière fois Bush street, probablement sortant de la ville, il y a dix minutes. Toutes les deux conduites par des Chinoises.

Hood barrit de rage.

— Vous en avez de bonnes, vous ! J’ai une émeute sur le dos à Daly City. Ces putains de communistes tiennent une réunion publique où ils brûlent le drapeau étoilé… Je vais faire ce que je peux, mais je ne promets rien.

Il raccrocha.

Consternés les gorilles baissaient la tête. Les trois hommes s’assirent, impuissants. Malko broyait du noir. Il lui semblait entendre la voix de Lili : « Je reviens de suite. »

— L’adresse de la fille ? demanda-t-il.

— Je l’ai, fit Jones, heureux de se racheter.

— Filons, ordonna Malko.

Les trois hommes se ruèrent au 1024, Président Street. C’était une petite maison de trois étages, sans concierge. Le studio de Susan Wong était au second. Lorsque Malko appuya sur la sonnette personne ne répondit.

Chris Jones sortit de sa poche un important trousseau de rossignols, farfouilla quelques secondes. Il y eut un déclic et la porte s’ouvrit.

— Attention, dit Malko, il y a peut-être un piège.

Lui et Brabeck s’effacèrent contre le mur. Jones, pistolet au poing, donna un grand coup de pied dans la porte et plongea.

Il y eut un bruit mat puis plus rien. Brabeck risqua un œil derrière son colt 357 Magnum.

À quatre pattes sur une moquette crasseuse, Jones essayait de recracher la tonne de poussière qu’il venait d’avaler.

— Y a personne, fit-il entre deux hoquets…

C’était un petit studio, avec au fond à gauche, un couloir desservant une kitchenette et une salle de bains. Le lit était fait mais il n’y avait aucun signe de vie. Ils fouillèrent les meubles, la salle de bains. C’était aussi vide que si la pièce n’avait jamais été habitée.

— Tant pis, fit Malko. Elle est trop prudente pour laisser des indices.

Ils repartirent pour l’hôtel.

— Si on arrêtait toutes les Chinoises, proposa Jones, on finirait bien par trouver la bonne.

— Ils se plaindraient à l’O.N.U., fit Brabeck dégoûté.

Le téléphone sonnait lorsqu’ils rentrèrent à l’hôtel.

C’était Hood.

— Une de mes voitures a vu la Ford grise sur le Bayshore Freeway, annonça-t-il. Mais il n’a pas pu la suivre, il allait en sens inverse et il y avait trop de trafic. La Ford se dirigeait vers le Sud. À plus tard.

Malko répéta aux gorilles le message de Hood.

— Foncez sur le freeway, leur dit-il. Appelez-moi tous les quarts d’heure si vous ne trouvez rien.

Jones et Brabeck traversèrent le hall du Mark Hopkins comme le cyclone Daisy. Si le portier ne s’était pas accroché du poids de ses 120 kilos à la porte tournante, elle tournerait encore.

Cinq minutes plus tard, ils roulaient sur le Bayshore Freeway aussi vite que le permettait la circulation intense.

Lili Hua sortit précipitamment de sa cabine. La Chinoise remontait dans la voiture sport sans se presser. Elle passa devant la station Chevron à petite allure et Lili sortit derrière elle comme si elle venait de prendre de l’essence.

C’était presque trop facile de la suivre. Il n’y avait presque plus de circulation et la voiture blanche roulait très doucement. Elle tourna à droite, longea un terrain vague et s’arrêta devant un grand portail.

Surprise, Lili stoppa derrière elle. Elle vit celle qu’elle suivait descendre de voiture et venir tranquillement vers elle.

Elle se recroquevilla, affolée, sur son siège, le cerveau brusquement vidé, fascinée par la haute silhouette qui grandissait devant elle. Elle eut le temps de distinguer les traits impassibles de la Chinoise et se décida à tourner la clef de contact. Le bruit du moteur couvrit celui de la portière de droite qui s’ouvrait. Lili se sentit prise à la gorge par des mains de fer. Ses carotides écrasées, elle poussa un cri de souris et bascula sur la banquette. La grande Chinoise ouvrit la portière et, attrapant la jeune femme par les cheveux, la repoussa hors de la place du conducteur. Le Chinois qui avait neutralisé Lili attira le corps à lui et le fit rouler sur le plancher de la voiture. Puis il sortit.

Il n’y avait pas eu un mot d’échangé.

Le Chinois portait un costume bois de rose, une chemise jaune à fines raies, avec une cravate presque blanche et un feutre noir. Il avait le masque aplati, les yeux méchants et le sang-froid des tueurs professionnels.

Il alla jusqu’à la voiture blanche, monta et démarra. La grande Chinoise démarra derrière lui. Enfin, fermant le cortège, une voiture noire, un corbillard Cadillac conduit par un Chinois en casquette.

Les trois véhicules tournèrent un moment dans le quartier pour arriver à une grande grille en fer forgé doré, surmontée d’une énorme banderole qui portait en lettres d’or, l’inscription : « Jardin des Multiples Félicités. »

De chaque côté de la porte des caractères chinois écrits en rouge répétaient la même inscription.

Les trois voitures s’engagèrent dans une large allée bordée de gazon. Les phares éclairaient de temps en temps une statue sur son socle.

Puis elles franchirent un petit pont sur une rivière miniature où se déversait une cascade, avant d’arriver devant un monumental bâtiment tenant du temple romain et de la pagode.

Il fallait beaucoup d’imagination pour deviner que le Jardin des Multiples Félicités était un des cimetières les plus chics de Californie.

A peine les trois voitures avaient-elles stoppé que deux Chinois vêtus de blouses blanches surgirent avec une civière. En dix secondes, ils eurent chargé le corps inerte de Lili. Aussitôt, la voiture blanche et celle de la Tahitienne firent demi-tour et redescendirent à travers le parc.

La grande Chinoise suivit les deux Chinois en blanc jusqu’à un ascenseur qui se mit en marche silencieusement. L’intérieur du bâtiment ressemblait à une clinique. Le couloir où s’engagea le groupe était éclairé par des lampes grillagées comme dans un abri atomique.

Ils entrèrent dans une petite pièce carrée aux murs en carreaux blancs. Au milieu, il y avait une table d’opération encadrée par deux appareillages ressemblant à des ensembles de réanimation.

Les deux Chinois déposèrent le corps de Lili sur la table d’opération, et l’attachèrent avec des courroies de cuir scellées à des anneaux.

— Déshabillez-la maintenant, ordonna la Chinoise.

Soigneusement, comme s’il s’agissait d’un mannequin, ils dépouillèrent la Tahitienne de sa robe, de son soutien-gorge, de sa gaine et de ses bas. Le tout alla dans un sac de toile blanche qu’emporta l’un des Chinois.

— Réveillez-la, ordonna la Chinoise à l’autre Chinois.

Elle parlait le dialecte pékinois sans accent, avec des inflexions dures.

Le Chinois décrocha un tuyau terminé par un masque de caoutchouc qu’il appliqua contre le visage de Lili.

Au bout de vingt secondes environ, elle grogna et s’agita. L’oxygène sifflait doucement par les interstices du masque.

La voiture conduite par Chris Jones entra à toute allure dans une station d’essence du Bayshore Freeway, à hauteur de South San Francisco. Au train où ils allaient, ils seraient au Mexique à minuit. C’était idiot de continuer ainsi. Jones appela Malko et dut attendre cinq minutes avant d’avoir le numéro, toujours occupé.

Malko n’avait rien appris de neuf.

— Restez où vous êtes, dit-il. Je vous rappellerai.

Il raccrocha après avoir noté le numéro de leur cabine, puis téléphona à Hood.

— Débrouillez-vous, dit-il, mais je veux que vous me retrouviez ces voitures. C’est une question de vie ou de mort pour une de mes collaboratrices.

Hood grogna :

— On y va. Ça s’est calmé à Daly City. Je mets tout le personnel disponible sur votre histoire. Si ces bagnoles ne se sont pas transformées en cerfs-volants, on va vous les trouver.

Ayant raccroché, Hood brancha son réseau ondes courtes le mettant en communication avec toutes les voitures de patrouille.

— Ici, le chef Hood. Attention toutes les voitures de patrouille. Code Zéro. Arrêtez par tous les moyens les deux véhicules dont je vais vous donner les caractéristiques. Tirez si nécessaire.

Le code Zéro c’était le signal qui donnait la priorité absolue à l’opération. Si une voiture était en train d’arrêter des cambrioleurs, elle devait les laisser filer et foncer…

— Et si un enfant de salaud loupe ces bagnoles par sa faute, tonna Hood, il ira balayer les couloirs vides d’Alcatraz jusqu’à la fin de ses jours.

Trois minutes plus tard, Jones et Brabeck virent passer à tombeau ouvert une voiture de police. Le pompiste les regarda en dessous.

— T’en fais pas, bonhomme, ils nous trouveront pas, fit Jones, goguenard.


* * *

Dans sa chambre, Malko tournait en rond. Il n’avait pas confiance dans les grands dispositifs policiers contre le genre d’ennemis auxquels ils avaient affaire. Ils devaient avoir prévu ce genre de réaction.

Malgré tous ses pressentiments, il espérait encore un coup de fil de Lili. Il y avait près d’une heure qu’elle n’avait pas donné de ses nouvelles.

Le téléphone sonna une demi-heure plus tard. Malko se força à laisser trois fois la sonnerie avant de décrocher. C’était Hood, la voix morne.

— On a retrouvé les bagnoles, annonça-t-il. Au fond d’un ravin des San Bruno Mountains, le long de Guadaloupe Road. Personne dedans. Pas de trace de sang non plus.

— J’arrive. Envoyez-moi une voiture pour me prendre.

Malko ne pouvait plus attendre les bras croisés. On était en train de le manipuler comme un enfant. Maintenant, Lili avait disparu, avec le seul fil conducteur de cette affaire. Il prit son pistolet, le glissa dans sa ceinture et sortit, après avoir appelé Jones pour le mettre au courant.


* * *

Lili ouvrit les yeux et les referma, terrifiée. La grande Chinoise à la robe blanche était penchée sur elle, ses yeux verts totalement inexpressifs.

— Tu vas parler, putain ? demanda-t-elle d’une voix égale.

Lili rassembla tout son courage.

— Lâchez-moi tout de suite. Sinon il viendra et il vous tuera.

— Qui ça, « il » ?

La Tahitienne se mordit les lèvres. Mais déjà l’autre ne s’intéressait plus à elle.

— Faites-lui dire tout ce qu’elle sait, l’entendit-elle dire à un Chinois qui se trouvait dans la pièce ; je reviens tout à l’heure.

Lili tenta de bouger. En vain. Elle pouvait tout juste remuer la tête. Elle vit le Chinois s’approcher d’elle, un petit instrument nickelé à la main. Il avait une bonne tête, avec des joues un peu lourdes d’homme bien nourri. Il regarda Lili avec bienveillance.

— Veux-tu dire pourquoi tu suivais Mlle Yang-si ? demanda-t-il gentiment.

Lili secoua la tête.

Le Chinois fit « tss, tss », saisit la pointe du sein gauche de Lili entre ses pinces et serra de toutes ses forces. Un cri inhumain jaillit de la gorge de Lili. Son corps se dressa en arc de cercle et retomba. Le Chinois ne dit rien mais sa pince descendit plus bas. Il fouilla un peu, serra…

Cette fois Lili vomit et faillit s’étrangler dans son cri. Méthodiquement le Chinois continuait son horrible exploration.

Quand la Chinoise revint vingt minutes plus tard, Lili était inanimée. Un filet de bave coulait de sa bouche. Sa poitrine ainsi que l’intérieur de ses cuisses étaient tachés de sang. Un léger tremblement agitait tout son corps.

— Je pense qu’elle a dit tout ce qu’elle savait, dit le Chinois d’un ton servile.

Il résuma l’histoire de Lili. La Chinoise hocha la tête.

— Cela correspond à ce que je sais. Cet homme est très dangereux. Nous devons nous en débarrasser le plus vite possible. Cette fille va encore nous aider pour cela.

Elle s’approcha de Lili et la gifla. La Tahitienne ouvrit les yeux.

— Tu vas mourir, dit tranquillement la Chinoise. Tu as le choix entre une mort facile et un traitement tel qu’après une heure tu supplieras qu’on te tue. Si tu fais ce que je te dis, tu ne souffriras pas.

Lili hocha la tête. Elle était brisée au physique comme au moral. Jamais elle n’aurait pensé qu’on puisse avoir aussi mal. Elle avait été torturée affreusement. Personne, même parmi les professionnels, ne supporte cela sans parler. Mais Lili l’ignorait et elle avait honte. Elle se rendait compte qu’elle avait trahi Malko. Elle n’oserait plus jamais se retrouver devant lui. Alors elle préférait mourir. C’était plus simple. Comme ça, il lui pardonnerait sûrement.

Elle sentait qu’elle allait encore le trahir, mais son corps la trahissait lui aussi. Elle ne pouvait pas supporter l’idée de subir encore le Chinois. En silence elle demanda pardon à Malko.

La Chinoise qui était sortie, revint avec un magnétophone à piles, ultramoderne, un Uher. Elle le posa près de Lili et lui dit :

— Tu vas enregistrer le message que je vais te dicter et après je te laisserai tranquille.

Paralysée par une terreur animale, Lili fit « oui ».

Docilement, elle répéta trois fois de suite le message dicté par la Chinoise. Dans son subconscient, elle se demandait comment personne n’avait entendu ses cris. Elle ignorait qu’elle se trouvait au deuxième sous-sol d’un bâtiment de béton au milieu d’un parc.

La Chinoise repassa le message pour être sûre qu’il avait bien été enregistré. Satisfaite, elle ferma l’appareil et dit :

— C’est bien. Maintenant, tu vas t’endormir. Ne pense plus à rien. Tu ne souffriras pas.

Le Chinois demanda :

— On ne l’interroge plus ?

La Chinoise haussa les épaules.

— À quoi bon ? Je suis sûre qu’elle a tout dit. Inutile de perdre du temps. Il ne reste plus qu’à la faire mourir.

Le Chinois hocha la tête en regardant le ravissant corps nu sans aucun désir. Les seins étaient raidis par la peur et une fine chair de poule durcissait la peau de Lili. De ses yeux dilatés par la peur elle fixait ses bourreaux.

— Allez-y, dit la Chinoise.

L’autre s’inclina et saisit un des tuyaux qui pendait près de la table d’opération. Il se terminait par un embout d’acier taillé en biseau. L’opérateur prit le bras gauche de Lili, chercha la saignée du coude et enfonça le tube d’un coup sec. La Tahitienne poussa un sourd gémissement.

Le Chinois fit le tour de la table et saisit un second tuyau qu’il enfonça dans l’autre bras de la victime.

La jeune femme gémit.

— Vous me faites encore mal…

— Ce n’est rien, dit la Chinoise avec-douceur ; dans un moment vous ne sentirez plus rien.

Le bocal de gauche se teinta de rouge. Le sang de la Tahitienne commença à se déverser goutte à goutte par le tuyau de caoutchouc.

Le bocal de droite était rempli d’un liquide légèrement jaunâtre. Il y avait une étiquette rouge : « Flextone – Liquide à embaumer – Spécial pour femmes et enfants. » La « transfusion » s’effectuait dans les veines de Lili avec un léger picotement, mais sans réelle douleur.

— Il y en a pour un moment, remarqua le Chinois, ce n’est pas la peine de rester là…

Sans mot dire, ils sortirent de la pièce, laissant la lumière allumée. Lili demeura seule, attachée sur la table, les yeux fermés.

Elle se sentait plutôt bien maintenant, comme sur le point de s’endormir après une journée fatigante. Le liquide incolore coulait lentement dans ses veines. Elle essaya de bouger mais les courroies de cuir la retenaient solidement. Puis, elle perdit connaissance. Quand elle revint à elle, le Chinois était là de nouveau. Il était en train de changer le bocal de gauche, plein d’un beau liquide rouge sombre. Avec les gestes délicats d’un chirurgien, il mit en place un bocal vide qui commença aussitôt à se remplir. Lili regardait sans comprendre qu’il s’agissait de son sang.

Elle éprouvait une sensation de plus en plus bizarre. Des picotements dans tout le corps, et surtout un froid angoissant qui gagnait sa poitrine. Elle ferma les yeux.

En les rouvrant elle croisa le regard froid et indifférent de la Chinoise. Elle voulut parler, mais ne put y parvenir. Elle tourna la tête, et rencontra un visage identique penché sur elle. Mais elle ne sut jamais si elle rêvait ou si c’était la réalité. Une crampe horrible lui serra le cœur comme si on l’avait pris à pleine main et tordu. Elle ouvrit la bouche pour chercher de l’air, tout s’obscurcit et elle sombra dans l’inconscience.

— Elle est morte ? demanda la Chinoise.

— Pas encore.

Le Chinois prit le pouls de la victime.

— Dans une dizaine de minutes seulement. Le liquide n’a pas encore atteint toutes les zones vitales.

Le Chinois hocha la tête.

— Combien faut-il de temps pour terminer le traitement ? Je voudrais que ce soit fini pour demain matin.

— Ça ira.

Il s’approcha d’une table surchargée de scalpels, de ciseaux, de bols, de tubes, d’agrafes, d’instruments divers de chirurgie. Il choisit un long scalpel et une cuvette assez large. Puis il revint vers Lili, d’un geste sûr, lui fit une incision de dix centimètres sur le ventre. Elle eut à peine un tressaillement. Quelques gouttes de sang perlèrent. La Chinoise fronça les sourcils. L’opérateur s’excusa :

— Je dois la vider maintenant, si vous voulez qu’elle soit prête demain matin.

Il ajouta avec un rire embarrassé :

— Une fois qu’elle sera embaumée, personne ne pourra dire si elle l’a été avant ou après sa mort…

La Chinoise ne répondit pas. Elle sortit de la pièce, suivie d’une autre Chinoise, celle que Lili avait aperçue avant de perdre conscience. C’était son double exact. Habillées et coiffées de la même façon, elles pouvaient passer aisément l’une pour l’autre. Elles étaient jumelles : Yang-si et Yang-nam.

— C’est ennuyeux d’avoir été obligées de se débarrasser si vite de cette fille, remarqua Yang-si, l’employée de la banque.

— Bien sûr, dit l’autre. Mais cette petite idiote était sur mes talons.

— Celui qui l’employait va la rechercher…

— Rien à craindre de ce côté, dit Yang-nam. Dès demain matin, le corps embaumé sera placé dans un des cercueils en partance pour Hong-Kong que nous laisserons dans le laboratoire. On le montera au dernier moment. D’ici là, nous allons nous occuper de notre adversaire. Il nous a déjà poussés à des imprudences qui pourraient compromettre notre organisation.

Les deux femmes étaient arrivées à une porte blindée qui fermait le couloir. Assis sur un pliant un Chinois montait la garde. Il se leva vivement et salua. De sa blouse blanche dépassait la crosse d’un pistolet de gros calibre. De l’autre côté de la porte il y avait une sentinelle identique.

Les Chinoises montèrent un escalier métallique dont l’entrée donnait sur le rez-de-chaussée du bâtiment. Près de cet escalier il y avait encore un Chinois qui veillait à ce que les visiteurs du cimetière ne s’égarent pas dans la zone interdite. À côté, dans un petit bureau, un autre garde était en faction devant un écran de télévision en circuit fermé dont la caméra était placée à la grille.

Dans la salle d’embaumement, le Chinois terminait son travail. Le visage recouvert d’un masque, il recousait avec une grande aiguille courbe l’entaille que Lili portait au ventre. Puis, avec des gestes délicats de chirurgien, il ferma les lèvres de la même façon, et, avec du ciment à paupières, il lui colla les yeux. Dans quelques heures, Lili serait un cadavre très convenablement embaumé. C’était un traitement de luxe qui coûtait près de cinq cents dollars…

Guadaloupe Road était bloquée à toute circulation depuis une demi-heure quand Malko arriva dans sa voiture de police. Hood était déjà là.

— Il n’y a personne dans les bagnoles, annonça-t-il. Ni vivants, ni morts.

Un hélicoptère de la police tournait lentement le long du ravin, éclairant la scène de l’accident de trois phares éblouissants. Les deux carcasses n’étaient qu’à quelques mètres l’une de l’autre.

— On les a balancées volontairement, remarqua Hood. Ça ne fait pas de doute.

Malko était du même avis.

— Chef, dit-il, il faut mettre tout en œuvre pour retrouver une Chinoise qui s’appelle Lili. Si elle est encore vivante, je pense qu’elle en sait long sur ceux qui sont derrière votre épidémie.

Là, Malko s’avançait un peu. Mais il était certain que son raisonnement était bon. Il avait mis le doigt sur un réseau communiste, qui, opérant dans la ville, ne pouvait pas ne pas être mêlé au lavage de cerveau.

Hood cracha son cigare.

— Si c’est vrai, j’irais bien la chercher en enfer. Je vais tenter l’impossible. Je ne peux pas fouiller toutes les maisons de San Francisco mais nous allons interroger tous les gens susceptibles d’avoir vu ces bagnoles ou celles qui les conduisaient.

Malko remercia, sans trop d’illusions. Il craignait qu’avec les moyens légaux classiques on n’arrive pas à grand-chose. Après avoir serré la main de Hood, il rejoignit Chris Jones et Milton Brabeck qui attendaient sur le talus.

— Rentrons à San Francisco, dit-il.

Il s’installa sur le siège arrière de la voiture et n’ouvrit pas la bouche jusqu’à la ville. Une pensée lancinante le tenaillait. Lili Hua devait être morte et c’était à cause de lui. Il n’aurait jamais dû la mêler à son travail, même pour une besogne anodine. Il s’apercevait soudainement de la place qu’avait prise la Tahitienne dans sa vie. Ce n’était pas de l’amour mais une espèce de tendresse amoureuse.

Une rage froide lui serrait l’estomac. Ses adversaires effaçaient méthodiquement toutes les pistes au fur et à mesure qu’il les découvrait. Plongé dans ses pensées moroses, il ne remarqua même pas, le long du freeway, les traces d’un incendie, et une voiture retournée. Il y avait encore eu une bagarre avec les « communistes ».

En arrivant au Mark Hopkins, Malko savait ce qu’il allait faire. Il eut un sourire froid.

— Je vous propose une petite promenade à Los Angeles demain matin pour rendre visite à un de mes vieux amis, le major Fu-Chaw. J’ai l’impression qu’il en sait beaucoup plus sur cette histoire que sa modestie naturelle ne le lui fait reconnaître…

— Et on pourra s’en occuper un peu, de ce Fu-Truc… demanda Jones…

— Ça n’est pas impossible. Mais avec une grande délicatesse. Je le soupçonne de savoir beaucoup de choses…

— Ça, pour la délicatesse ! se récrièrent les gorilles, sinistres.

Eux aussi avaient un sacré poids sur l’estomac. Ils s’étaient fait avoir comme des enfants, par une femme encore. Ils avaient hâte de pouvoir se servir de leurs pistolets qui rouillaient dans leurs étuis depuis le début de l’affaire.

Les trois hommes allèrent se coucher. Le premier avion pour Los Angeles partait à 7h35, par Western Airlines.

Malko se retourna près d’une heure avant de pouvoir s’endormir. Il pensait à Lili Hua. Même si on lui avait retiré sa mission, il aurait continué tout seul.

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