Milton Brabeck en croque-mort, était parfait. Il avait endossé une tenue grise et une casquette de la même couleur et son visage avait un air de respectabilité affligée. Pourtant, au volant de son corbillard « Cadillac » noir, il ne pouvait s’empêcher de lorgner les jolies passantes. Ce qui nuisait un peu à sa composition.
Dans le fourgon jumeau, Malko, revêtu de la même tenue, conduisait, son pistolet extra-plat à portée de la main. Les deux Cadillac dont l’arrière normal avait été remplacé par un fourgon tôle, pouvaient contenir chacune près d’une dizaine de cercueils. C’était d’ailleurs les véhicules officiels pour ce genre de transport.
Chris Jones guidait le convoi dans une Ford noire, son colt 38 sur les genoux.
L’expédition s’était décidée la veille, après avoir eu l’accord de l’amiral. Le cimetière était cerné depuis l’aube par le F.B.I. et la police de San Francisco. Mais Mills avait demandé à Malko de tenter de s’emparer des faux morts avant la perquisition officielle. Pour plusieurs raisons. D’abord, dans la bagarre, ils pouvaient disparaître ou être tués. Ensuite, il préférait qu’ils tombent discrètement entre les mains de la C.I.A. De toute façon, un émetteur radio était dissimulé dans la Ford de Chris. Son micro ultrasensible lui permettait d’enregistrer tous les bruits à cent mètres à la ronde. En cas de coup dur la police interviendrait en deux minutes. Malko avait pensé qu’en croque-mort, ses cheveux blonds cachés par la casquette, il serait moins voyant.
Ils arrivèrent à la grille du « Jardin des Multiples Félicités » vers huit heures du matin et entrèrent lentement.
Le petit convoi s’engagea dans l’allée principale menant au centre d’embaumement à travers les massifs odorants de rhododendrons et les multiples plaques disséminées dans les pelouses. Le « Jardin des Multiples Félicités » couvrait plusieurs hectares, la surface d’une grande colline.
Le bâtiment blanc apparut. Chris Jones arma discrètement son colt.
Les trois véhicules se rangèrent doucement devant le portail.
Chris sortit de la Ford. Les deux « chauffeurs » restèrent à leur volant.
Un petit Chinois habillé à l’européenne était déjà sur le pas de la porte.
— Nous sommes de la Pacific Interline Corporation, nous venons chercher les corps des honorables disparus, annonça Jones. L’Atatsou lève l’ancre à midi.
Le Chinois jeta un coup d’œil aux corbillards et ouvrit la porte.
— Les corps sont dans les cercueils, dit-il. Combien avez-vous d’hommes avec vous ?
— Deux, répondit Chris.
— Cela suffira. Suivez-moi.
Chris fit signe à Milton et à Malko. Ils descendirent avec componction de leurs fourgons. Jones n’avait pu se résoudre à se défaire de son colt qui faisait une bosse indécente sous la blouse grise de croque-mort. Les yeux baissés, il passa devant le Chinois.
— Voici les cercueils, annonça celui-ci.
Il paraissait sans méfiance. En effet, les gens de la Pacific Interline Corporation devaient venir chercher les cercueils. Sur la demande de Malko, Richard Hood leur avait gentiment demandé de n’en rien faire. Dans l’intérêt supérieur du pays. Ils avaient simplement prêté leurs véhicules.
Ils étaient empilés les uns sur les autres. Les trois hommes n’arrivaient pas à croire que devant eux se trouvaient les hommes d’élite du 5e Tsou[13] qui se croyaient encore certains de leur impunité.
— Eh bien, au travail ! dit Chris Jones.
Malko et Brabeck s’avancèrent sans enthousiasme et saisirent un cercueil par les poignées d’argent. C’était affreusement lourd et ils disparurent en titubant sous le poids de leur macabre charge. Cinq minutes plus tard, ils étaient de retour, essoufflés et furieux.
Il fallut près d’une demi-heure pour effectuer le chargement. Le Chinois n’avait pas dit un mot. Impossible de savoir s’il y avait d’autres personnes dans le bâtiment. Enfin, Brabeck et Malko emmenèrent le dernier cercueil.
— Suivez-moi dans le bureau, demanda le Chinois à Jones.
« Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il en s’effaçant devant Chris Jones.
Le bureau était décoré de photos de monuments funéraires, en noir et en couleur. Le Chinois ouvrit un tiroir et tendit à Chris une liasse de papiers :
— Voici les documents qui doivent accompagner les corps et permettre leur identification à Hong-Kong, dit-il. Transmettez-les au capitaine.
Il s’inclina, signifiant la fin de l’entretien. Chris sortit, ses papiers sous le bras.
Milton Brabeck et Malko attendaient, près de leur véhicule, en grillant une cigarette. Chris leur fit signe qu’ils partaient. Avec componction, ils remontèrent dans leurs véhicules et démarrèrent lentement. Le Chinois regardait le spectacle, sur le pas de la porte.
L’immense cimetière respirait le calme et la joie de vivre et de mourir sous le soleil de Californie. Le Grand Bouddha de pierre de l’entrée semblait veiller sur le dernier sommeil de ses hôtes.
Ils roulèrent dix minutes puis Chris doubla les deux corbillards et s’arrêta sur le bord du freeway. Sagement les deux Cadillac aux phares allumés s’arrêtèrent derrière la Ford. Malko et Brabeck en sortirent, et ôtèrent leurs casquettes.
— Alors, fit Brabeck, on va se louer un petit cimetière de campagne. Ils nous feront un prix, avec ce qu’on leur apporte…
Malko regarda sa montre : 1 h 10, donc 6 h 10 à Washington à cause du décalage horaire. L’amiral Mills était déjà à son bureau depuis plus d’une heure. Ou il était mort. Il fallait lui rendre compte du succès de la première partie de l’opération.
— Allons jusqu’à une station d’essence, proposa Malko. Je dois téléphoner.
Un peu plus loin, ils stoppèrent à une grande station Mobil. En quelques secondes, Malko eut sa communication en P.C.V.
Il fut peu loquace. Cet appareil-là ne codait pas.
— Tout marche bien, annonça-t-il dès qu’il entendit la voix de Mills. Nos amis sont avec nous.
— Parfait, dit l’amiral. Allez immédiatement à la base Edwards. Présentez-vous à l’entrée C. On vous attend. Bonne chance pour la suite.
Il raccrocha. La base Edwards jouxtait l’aéroport civil. Ils y furent en dix minutes. À l’entrée C, à côté de la guérite du factionnaire, il y avait un colonel de l’Air Force. Sans se présenter, il monta à côté de Malko.
— J’ai ordre de prendre votre cargaison en charge, dit-il. Mon C156 est prêt à décoller.
Ils roulèrent cinq bonnes minutes sur la base et arrivèrent à un énorme hangar métallique fermé. Tout autour, des sentinelles armées étaient placées tous les vingt mètres.
— Ordre de Washington, remarqua le colonel. Il paraît que votre cargaison est précieuse…
Malko l’espérait de tout son cœur.
Le colonel descendit de la Ford et se dirigea vers un lieutenant, responsable de la garde du hangar. Après s’être identifié, il obtint l’ouverture de la porte. Les trois véhicules s’engouffrèrent dans le hangar. À l’intérieur il n’y avait qu’un énorme quadrimoteur C156 aux couleurs de l’Army. Tout l’équipage était en combinaison blanche. Cela sentait la C.I.A. à plein nez.
Indifférents à l’étrange convoi, plusieurs hommes s’approchèrent pour aider au déchargement. Malko eut un scrupule. Et si le Chinois leur avait menti ? Il aurait bonne mine si l’amiral recevait de vrais cadavres !
— Ouvrez-en un, dit-il à Jones.
Le gorille sortit deux longs tournevis et se mit au travail avec Brabeck sous le regard indifférent des hommes en blanc. Drôles d’aviateurs, vraiment… En cinq minutes le couvercle fut ouvert.
Malko s’approcha au moment où les deux gorilles changeaient de couleur. Il se pencha.
Lili Hua, entièrement nue, le visage calme et les yeux fermés, était allongée, maintenue par des sangles. Visiblement elle avait été embaumée, car son visage avait des couleurs presque naturelles. Sa peau avait conservé une belle teinte dorée. On aurait pu croire qu’elle allait se réveiller.
Des larmes vinrent aux yeux de Malko. Il allongea la main et caressa les cheveux noirs. Il s’attendait presque à ce qu’elle ouvre les yeux.
Jamais il n’aurait cru qu’il éprouverait ce chagrin. Il demeura immobile, contemplant le cadavre nu et ravissant, ses yeux d’or obscurcis par la douleur.
Intrigué par son silence, le colonel s’approcha et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il eut un haut-le-corps et s’éloigna horrifié. Il ne comprenait pas en quoi des cadavres de femme nue pouvaient être précieux pour la C.I.A.
Il n’y avait plus rien à faire pour la pauvre Lili. D’un signe Malko demanda à Jones de refermer le cercueil.
— Ouvrez-en un autre, demanda-t-il.
Les gorilles revissèrent celui de Lili Hua et le replacèrent avec les autres. Puis ils en prirent un second et le posèrent par terre. De nouveau, ils s’attaquèrent au couvercle.
Jones et Brabeck le soulevèrent et le posèrent par terre. Le Chinois qui se trouvait à l’intérieur avait les bras croisés sur sa poitrine et les yeux fermés. Pour que le corps ne ballotte pas, il était attaché avec des courroies fixées au fond du cercueil et deux petits oreillers en caoutchouc mousse encadraient son visage. C’était un inconnu pour Malko.
Jones défit les courroies et hissa le corps hors de la boîte en bois.
— Vous croyez qu’il est vivant ? interrogea le gorille.
— Auscultez-le.
Le gorille écarta la robe safran et colla longuement son oreille contre la poitrine du « mort ». Il se redressa, perplexe.
— Ça bouge un peu. Il est pas mort…
La drogue du Chinois embaumeur faisait bien son effet. Tous les douaniers du monde auraient pu ouvrir les cercueils sans rien découvrir. Malko les examina et découvrit qu’une portion du couvercle avait été rabotée. Même quand toutes les vis étaient bloquées, l’intervalle laissait passer un filet d’air. En dépit de leur état cataleptique les Chinois avaient besoin de respirer.
— Bien, refermez-le, ordonna Malko.
Il aurait donné cher pour savoir si les jumelles étaient dans un des cercueils. Il allait le savoir très vite. Dès que le C156 se serait posé sur une des bases discrètes de la C.LA. et que les spécialistes auraient réceptionné les corps, l’amiral le ferait prévenir.
Ici, il fallait faire vite. Bien sûr, l’armée voulait bien donner un coup de main à la C.I.A. mais elle n’aimait pas être mêlée de trop près à ces histoires bizarres.
Les corps étaient déjà chargés. L’équipage dans le cockpit égrenait sa check-list. Le colonel inconnu s’approcha de Malko, la main tendue.
— Au revoir. Je ne vous signe pas de décharge. Ce serait inutile : je n’existe pas, vous n’existez pas et cet avion n’existe pas…
Le reste se perdit dans le grondement assourdissant des moteurs. Les portes du hangar s’ouvrirent en grand et le gros appareil se mit lentement en branle.
Les quatorze Chinois du 5e Tsou allaient en faire une tête en se réveillant dans un camp spécial de la C.I.A… L’amiral pouvait se frotter les mains. Il ne restait plus qu’à résoudre l’énigme de la « Persuasion Invisible ». Après, Malko pourrait aller prendre un repos bien gagné en Autriche. Et essayer d’oublier la douce Lili Hua.
— Dépêchons-nous, dit-il à Chris et à Milton. Richard Hood nous attend pour déclencher l’opération.
La Ford traversa le camp Edwards à toute vitesse et reprit la route de South San Francisco.
À côté de Malko, Richard Hood mâchonnait son cigare. Chris et Milton étaient tassés à l’avant à côté du chauffeur en uniforme dans la grosse Lincoln noire, cadeau de la municipalité reconnaissante. Devant eux, une voiture de patrouille avec quatre policiers en uniforme, ouvrait la route. Deux motards faisaient crisser le gravier, derrière la Lincoln, précédant une voiture du F.B.I.
Autour du cimetière, il y avait encore une douzaine de voitures de patrouille, prêtes à intervenir. Richard Hood avait un mandat de perquisition signé du gouverneur de l’État.
— Espérons qu’on va trouver quelque chose, dit Hood. Sinon, qu’est-ce que je vais prendre. Je ne serai jamais réélu. Vous vous en foutez, vous n’existez même pas légalement.
Malko le rassura :
— Nous savons où se trouve leur laboratoire clandestin, grâce aux aveux d’un des leurs.
Hood eut le bon goût de ne pas demander comment ils avaient obtenu ces aveux et où était le prisonnier. De toute façon, entre la tuerie du Fairmont et les émeutes communistes, il était prêt à passer sur beaucoup de bavures…
Les trois voitures stoppèrent devant le bâtiment central. Les motards mirent pied à terre et s’écartèrent de leur machine, la main sur la crosse. Les quatre patrolmen sortirent de la première voiture et se déployèrent pour couvrir Malko et Hood.
Le « Jardin des Multiples Félicités » méritait bien son nom. L’air embaumait et des jardiniers s’affairaient sur les pelouses.
Le Chinois que Malko avait déjà vu le matin s’avança vers eux. Richard Hood lui tendit le mandat de perquisition.
— J’ai ordre de visiter votre établissement, dit-il, sur la demande du F.B.I. qui vous soupçonne d’abriter une organisation subversive…
Le Chinois lut le mandat attentivement et dit d’une voix aiguë :
— C’est absolument ridicule. Nous sommes d’honnêtes commerçants et c’est une atteinte à la liberté. Nous ne faisons rien d’illégal ici.
— Si c’est vrai, grogna Hood, nous vous ferons des excuses.
Précédé par les deux motards, il pénétra dans le bâtiment blanc. Les quatre agents du F.B.I. suivaient. Malko et les deux gorilles restaient près de Hood.
Pendant une demi-heure, le groupe d’hommes se promena du rez-de-chaussée au sous-sol. Tout paraissait normal. Il n’y avait que des bureaux somptueux, des salles d’exposition, les salles d’embaumement et une petite morgue qui contenait quelques corps dont le Chinois put expliquer la provenance. Hood mâchonnait son cigare de plus en plus nerveusement. À côté de lui, le petit Chinois qui s’était présenté comme le manager du cimetière, retenait mal un sourire de triomphe.
Finalement, Hood s’arrêta au milieu du hall, en face du bureau où se trouvaient deux hôtesses ravissantes, vêtues de l’étrange déshabillé à demi transparent que Malko connaissait déjà.
— Alors ? fit le chef de la police à Malko.
Celui-ci ne dit rien, mais, encadré de Chris et de Milton, se dirigea vers le piédestal en marbre noir soutenant le cercueil d’exposition. Les deux gorilles prirent le lourd couvercle à deux mains et le déposèrent par terre. Ce fut le signal de la bagarre.
Malko se retourna à temps. Le Chinois plongeait la main sous sa veste, Malko fut plus rapide. Son pistolet extra-plat fit « plouf » deux fois. Atteint à la poitrine, le Chinois vacilla et lâcha un gros pistolet noir.
Mais d’un bureau vitré, un second Chinois s’était levé. Armé d’une courte mitraillette, il balaya le hall d’une rafale. Tout le monde plongea, les gorilles lâchèrent leur couvercle d’acajou et ouvrirent le feu. Mais, abrité derrière son bureau le Chinois continuait à tirer. Un des motards, agenouillé derrière une colonne, tomba, une balle dans le cou, et un long jet de sang gicla sur le marbre : il avait la carotide tranchée. Personne ne s’occupait des hôtesses. Cela faillit coûter la vie à Richard Hood. L’une d’elle brandit soudain un petit pistolet et tira sur le chef de la police. La balle passa à un centimètre de son visage et alla s’enfoncer dans l’épaule d’un des quatre patrollmen.
Son voisin riposta, à la Winchester 30/30. Une énorme tache rouge apparut sur le chemisier de la Chinoise, plaquée au mur par la violence de l’impact. Elle lâcha son arme et s’affaissa, mourante, sur son bureau.
Chris Jones plongea et roula sur le sol, passant devant le bureau où se trouvait le Chinois à la mitraillette. Son 357 Magnum tira deux fois. Le Jaune, une balle en plein front, s’effondra.
Quelques minutes plus tard, toute résistante avait cessé. Appelé par radio, du renfort arrivait. Les Chinois survivants sortirent, les mains sur la tête, encadrés par les hommes du F.B.I. Le hall était plein de l’odeur âcre de la cordite. On emporta sur une civière le motocycliste agonisant. Malko se releva et bondit vers le cercueil en exposition.
— Vite au sous-sol. Il doit y avoir du monde.
Il se pencha à l’intérieur du cercueil. Il y avait une couverture mauve, un drap à festons, et un oreiller, également à festons. On avait vraiment envie de s’y coucher.
Malko arracha toute cette literie macabre et la jeta par terre.
Dessous il trouva la planche dont avait parlé Lim. Il poussa vers l’avant. Il y eut un ronronnement imperceptible et sous les yeux ébahis des policiers, le cercueil se mit à pivoter lentement vers la droite.
Il s’arrêta à 90° de sa position initiale. Le socle de marbre noir découvrait un puits circulaire doté d’une échelle métallique comme un sous-marin. Un air glacial fit frissonner Malko. Il enjamba le rebord et fit signe aux gorilles.
— Allons-y.
— Attendez, dit Chris Jones.
Prenant une grenade fumigène à la ceinture d’un des patrollmen, il la dégoupilla et la jeta dans le puits. Elle éclata au fond avec un bruit sourd et une épaisse fumée jaune commença à monter.
Quand Malko sentit qu’il débouchait dans le plafond d’une pièce, il lâcha les barreaux et se laissa tomber. Chris suivait et atterrit dix secondes plus tard. Entre l’obscurité de la pièce et la fumée, on n’y voyait pas à dix centimètres. Brabeck atterrit derrière Jones. Il avait une grosse torche électrique. Il l’alluma et la fit vivement rouler loin de lui.
Heureusement que les trois hommes étaient à plat ventre : une volée de balles s’abattit sur la torche qui vola en éclats. Déjà, les gorilles et Malko ripostaient.
On entendit un cri, puis plus rien. Pas même un coup de feu. Derrière les trois hommes, les policiers descendaient un à un.
Malko et les gorilles s’avancèrent lentement, en rampant. C’était un long couloir. Presque au bout, Chris heurta un corps étendu, encore chaud. Au contact il vit que c’était une femme avec de longs cheveux et des vêtements d’homme. Après, il y avait une porte en fer.
Un policier alluma sa torche. Rien ne bougea. Un autre trouva un commutateur et alluma. En dépit de la fumée de la grenade, on y voyait vaguement. Le couloir ne comportait que trois portes : une en fer, au bout, fermée. Deux autres vitrées, sur le côté. Malko s’approcha du corps étendu et l’éclaira : c’était l’une des jumelles. Elle avait reçu une balle dans l’œil gauche et une dans la poitrine. Une large tache de sang salissait sa combinaison blanche. Elle serrait encore un pistolet mitrailleur très court dans sa main droite, avec un long chargeur courbe.
Laissant les policiers enfoncer la porte métallique, Malko ouvrit l’une des portes vitrées. C’était une salle d’opération, vide. Il ouvrit l’autre. C’était un grand local de vingt mètres de long, éclairé par des ampoules nues. Au fond, il y avait une grande armoire métallique, et les seuls meubles consistaient en dix tables bizarres.
Malko s’approcha et reconnut des tables de montage de cinéma, permettant de coller des films et de les visionner en même temps. Il y en avait pour une petite fortune.
Jones était entré derrière lui :
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit-il. Ils fabriquent des films pornos ?
Sur une table, il y avait une boîte de films. Malko l’ouvrit et déroula un morceau du film. Il était impressionné.
Il le rembobina pensivement. Dans ces boîtes se trouvait tout le secret de l’opération « Persuasion Invisible ». Il avait hâte de savoir. Dans le couloir, il se heurta aux policiers qui venaient d’explorer ce qu’il y avait derrière la porte métallique : c’était un tunnel qui, par un puits, débouchait au fond du cimetière dans un mausolée. La seconde Chinoise s’était enfuie par là. Cela n’étonna pas Malko. Elle avait dû rester jusqu’à la dernière minute, espérant peut-être que leur laboratoire ne serait pas découvert. Il regarda froidement le cadavre de la jumelle. Lili Hua aussi était morte, d’une façon beaucoup moins rapide.
Les gorilles chargés de boîtes de films et Malko remontèrent à la surface. Richard Hood était assis dans sa Lincoln, téléphonant à son quartier général.
— Trouvez-moi une salle de projection tout de suite, dit Malko, je crois que nous touchons au bout de nos peines.
— Ça va, dit Hood, montez avec moi. J’espère que vous avez raison.
Deux hommes du F.B.I. les accompagnèrent.
Une fois de plus, ils se retrouvèrent dans un sous-sol. Cela sentait le cigare froid et la sueur. C’est là qu’on projetait aux huiles de la police les films soupçonnés de pornographie saisis dans les cinémas clandestins. Un projectionniste en uniforme vint prendre la première bobine et ils s’installèrent. La lumière s’éteignit.
Un visage apparut sur l’écran. Un homme d’une quarantaine d’années, sympathique, qui dit :
« Bonjour mesdames, bonjour mesdemoiselles, bonjour messieurs. Il fait beau aujourd’hui sur l’ensemble de la Baie et je vais vous donner les prévisions pour les jours qui viennent… Oakland, par contre, est dans le brouillard…»
Un énorme éclat de rire interrompit la projection. Richard Hood avait failli avaler son cigare :
— Mais c’est le bulletin météo que vous avez été chercher au péril de votre vie…
Malko ne comprenait plus. Après la météo, il y eut plusieurs publicités, un morceau de feuilleton… Puis la lumière se ralluma.
— Essayez une autre bobine, proposa Malko.
On éteignit encore. Cette fois, ce fut un court métrage western, The Avengers.
— C’est passé sur K.T.V.U., channel 2, remarqua Hood. C’est con à mourir, mais je ne vois pas ce que ça a de subversif.
Ils coupèrent le western, d’un commun accord, et on ralluma. Mais un déclic s’était fait dans le cerveau de Malko. Il se tourna vers Hood :
— K.T.V.U., c’est une station locale de télévision, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Hood. Elle émet pas loin d’ici d’ailleurs. On peut la prendre jusqu’à Oakland, mais peu dans le Nord, à cause des collines. L’émetteur n’est pas très puissant.
Malko avait encore dans la tête la carte des troubles, la zone où se produisaient les mystérieux lavages de cerveau. Il la superposa mentalement à la zone de diffusion de K.T.V.U.
— Vous n’avez pas remarqué, dit-il doucement, que la zone couverte par K.T.V.U. couvre presque exactement celle où ont lieu les troubles ?
Il y eut une minute de silence. Puis Hood fit :
— Nom de Dieu, mais vous avez raison ! Il faut examiner ces films de plus près.
Ils se ruèrent tous vers la cabine de projection. Malko prit la première bobine et commença à l’examiner image par image, à la lueur du projecteur. Il n’eut pas à aller loin. Au bout de quarante centimètres environ, il trouva une image qui ne se raccordait pas aux autres. Il y avait une simple phrase qu’il lut à l’envers à haute voix :
« Les communistes ont raison. »
Hood arracha le film des mains de Malko et lut lui-même. Les yeux lui sortirent de la tête. Malko reprit le film et continua à l’examiner. Vingt-cinq images plus loin, le même slogan revenait, et ainsi de suite jusqu’à la fin de la bobine.
— Mais bon sang, dit Hood, c’est de la magie, on n’a rien vu quand le film a été projeté.
Malko secoua la tête. Il venait de comprendre.
— Ce n’est pas de la magie, dit-il. C’est ce qu’on appelle de la « Publicité Invisible ». Un procédé qu’on a essayé et interdit. Voilà en quoi cela consiste. Vous savez que l’on projette un film à la vitesse de 24 images à la seconde. C’est ce qui reconstitue le mouvement à l’image. Or, si vous projetez, comme c’est le cas ici, une image 1/25 de seconde seulement, l’œil n’a pas le temps de l’enregistrer, donc vous ne la voyez pas, de même que l’oreille n’entend pas les ultrasons qui pourtant pénétrant le cerveau peuvent détruire les cellules.
« Mais si votre œil ne voit pas cette image, votre cerveau l’enregistre car elle revient toutes les secondes. Que se passe-t-il alors ? C’est votre subconscient qui assimile cette image et ce qu’elle représente. Une grande marque de boisson avait fait l’expérience : elle intercalait dans des films des images comme celle que nous venons de voir recommandant de boire leur marque. Les gens qui regardaient ces films ne se rendaient pas compte qu’ils regardaient de la publicité mais leur subconscient, influencé, les dirigeait vers cette marque plutôt que vers une autre. C’est ce qui s’est passé ici. On a seulement remplacé le slogan publicitaire par des slogans politiques. À leur insu les gens qui regardaient souvent K.T.V.U. se sont trouvés intoxiqués. »
Un des types du F.B.I. interrompit Malko.
— C’est quand même pas avec des slogans qu’on leur a appris à faire des émeutes ?
— Non, dit Malko, c’est plus complexe que cela. Dans la zone de « contamination » un certain nombre de gens qui regardaient régulièrement la TV se sont découverts mutuellement des idées politiques communes. Ils ont parlé entre eux, ont approfondi leurs idées, et, poussés par leur subconscient ont exprimé et mis en pratique leurs idées. Un peu comme deux inconnus qui se rencontreraient, découvriraient qu’ils adorent la voile et décideraient de fonder un club de voile et d’y faire venir le plus grand nombre de gens possible. Mais dans notre cas, tous ignoraient que le germe de l’idée leur était imposé à leur insu.
L’homme du F.B.I. était encore sceptique.
— Vous croyez que de simples slogans suffisent à changer la mentalité d’un individu ? demanda-t-il.
— Souvenez-vous des prisonniers de la guerre de Corée, dit Malko. Combien sont revenus communistes ? On ne les a jamais brutalisés, mais on leur a lavé le cerveau. On leur a répété indéfiniment des slogans simples, parfois à l’apparence inoffensive qui à la longue ont pénétré leur subconscient. Les Russes ont souvent procédé ainsi d’ailleurs. Je suis sûr qu’on trouvera sur les films de K.T.V.U. un certain nombre de slogans différents, tous axés dans le même sens. D’ailleurs examinons l’autre film.
Ils déroulèrent le film de la seconde boîte. Tout de suite Malko trouva la vingt-cinquième image. Cette fois la phrase était : Johnson est un fauteur de guerre.
— Au fond, dit Malko, tout ce que faisaient ces films était de donner le goût du communisme. Le reste venait tout seul.
Les autres étaient convaincus, mais Malko voulut achever sa démonstration.
— Dans le laboratoire que nous avons découvert, des spécialistes découpaient les films normaux avec une patience de fourmi et y inséraient les « messages » invisibles. Cela ne présente aucune difficulté technique. C’est une question de collage. Ils avaient évidemment des complices à K.T.V.U., pour substituer les films et les remettre rapidement. Cela, vous le découvrirez facilement avec ce que nous avons déjà.
« Je peux même vous dire une chose : ces « messages » arrivaient de Prague dissimulés dans des planchettes de bois livrées au cimetière. Cela peut paraître idiot mais ce n’est, à mon avis, qu’une preuve de la centralisation excessive du système communiste. Tout est étroitement cloisonné. Ici, ce n’étaient que des exécutants, donc ils n’avaient pas à fabriquer le matériel. »
Richard Hood fonçait déjà dans le couloir suivi des types du F.B.I. K.T.V.U. allait recevoir de la visite. Malko resta avec Jones et Brabeck.
— Y a pas à dire, vous êtes fort, dit Jones. Moi j’aurais jamais trouvé !
— Je n’ai aucun mérite, dit Malko. J’ai l’impression que si, pour une raison inconnue, cette pièce truquée n’était pas passée dans le public, ces Chinois seraient arrivés à des résultats terrifiants. Avouez que pour déclencher des émeutes avec des bouts de celluloïd, il faut être fort.
— J’en ai mal à la tête, dit Brabeck. J’ai toujours dit que ces types-là étaient dangereux et qu’il fallait les liquider avant qu’ils ne nous liquident.
La conversation s’arrêta là. Suivi de Chris et Milton, Malko sortit de l’immeuble de la police. L’immeuble était vieux et sale, construit au début du siècle, noirci de fumée et de poussière. Ici, dans la basse ville, on ne voyait ni la Golden Gate, ni la Baie. Malko en eut le cafard. Il aurait donné n’importe quoi pour se trouver dans son château, au fond de l’Autriche, entouré de jolies femmes et d’hommes de bien. Il se jura d’y arriver le plus vite possible.