CHAPITRE XVI

Malko marchait lentement dans le flot animé de passants déambulant dans Market Street. Il sortait de l’immeuble de la Californian Trust Investment, et avait encore dans les oreilles la voix de l’amiral Mills :

— Dites-moi, il y avait un vrai cadavre parmi vos bonshommes. Une fille jeune. Embaumée. C’est celle dont vous m’aviez parlé ?

Malko avait acquiescé et demandé à l’amiral qu’on l’enterre à Washington, aux frais de la C.I.A. C’était la moindre des choses. Mais il ne lui avait pas dit ce qu’il éprouvait.

Pour le reste l’amiral ne tarissait pas d’éloges. Les treize Chinois avaient commencé à se mettre à table. Trois d’entre eux travaillaient à la K.T.V.U. et s’étaient enfuis sur l’ordre des jumelles. C’est eux qui opéraient la substitution des films. Travaillant à la cinémathèque, cela leur était extrêmement facile. Tous les films passant sur K.T.V.U. disparaissaient ainsi chaque nuit. Ils étaient traités dans le laboratoire souterrain du « Jardin des Multiples Félicités » et remis dans le circuit le lendemain. Malko apprit aussi que l’Opération « Persuasion Invisible » n’était qu’un test. Les Chinois avaient l’intention d’attaquer par la suite toutes les grandes villes à la fois.

Quant à Yang-si, la jumelle survivante, elle avait disparu. Cela n’inquiétait pas l’amiral. Même en fuite elle était grillée.

Plus rien ne retenait Malko à San Francisco. Mais il avait une furieuse envie de ne pas repasser par New York et de se rendre directement en Autriche, passer enfin des vacances dans son château. Pour remonter au Mark Hopkins, il prit un petit tramway à câble, pour 15 cents. C’était délicieusement suranné. Le soleil entrait à flots par la fenêtre de sa chambre, mais il avait le cafard.

Le contact de la mort, après l’excitation de l’action, le déprimait. Il se sentait un peu dans l’état d’esprit d’un homme qui a vaincu un sommet et qui s’aperçoit qu’il faut redescendre. Il n’arrivait pas à chasser le souvenir de Lili Hua.

Le téléphone sonna.

Il faillit ne pas répondre. Excepté ses employeurs, personne ne savait qu’il se trouvait à San Francisco ; il n’avait pas envie de se replonger dans les détails de cette histoire. C’était déjà du passé.

La sonnerie insistait. À regret, il décrocha le récepteur.

— C’est le prince Malko ?

Il y avait une imperceptible moquerie dans la voix féminine. Malko la reconnut immédiatement : c’était celle de Laureen, la jumelle survivante.

— C’est moi, dit Malko.

Un léger picotement parcourut son épigastre. C’était plutôt inattendu comme appel.

— Je savais que c’était vous, reprit la voix. Vous savez qui je suis, moi ?

— Bien sûr, dit Malko gravement.

— Vous avez tué ma sœur, Yang-nam. Je suis Yang-si, ou Laureen, si vous préférez.

— Pourquoi me téléphonez-vous ? demanda Malko.

Il y eut une seconde de silence puis elle dit très calmement :

— Je désire vous rencontrer.

— Moi ? Pour quoi faire ?

— Mon plus cher désir est de vous tuer. Vous avez détruit mon organisation, tué mes collaborateurs et ma sœur. Je n’oserai jamais me présenter devant les camarades du Parti après un pareil échec. De plus, je pense que vous êtes dangereux pour notre cause.

Malko était prodigieusement intéressé.

— Vous étiez donc le chef réel du 5e Tsou à San Francisco ? demanda-t-il.

— Je le suis toujours, dit-elle.

— Puisque vous voulez me tuer, pourquoi ne le faites-vous pas au lieu de me prévenir ?

Elle soupira :

— Parce qu’à cause de vous, je ne peux pas mettre les pieds dans la rue sans qu’on m’arrête. Toute la police de l’État et le F.B.I. sont à mes trousses. Et je n’ai plus personne pour m’aider. Il faut donc que je vous tue moi-même, où je me trouve.

Son assurance fit froid dans le dos à Malko.

— Pourquoi accepterais-je de me rendre à un tel rendez-vous, dit-il. Je n’ai pas spécialement envie de mourir.

— Peut-être pour remplacer notre premier rendez-vous « saboté ». Je vous ai étudié. Vous n’êtes pas une machine, vous êtes un homme. Et je vous plais.

— Vous me plaisiez, rectifia Malko. Et je tiens trop à la vie pour l’échanger contre d’agréables moments en votre compagnie. À propos, comment voulez-vous me tuer ?

Elle rit.

— Laissez-moi vous faire la surprise. Mais rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de mourir avec vous. Moi aussi j’aime la vie. Et après vous avoir éliminé, je pourrai revenir devant mes chefs.

Tant de candeur était touchante.

— Mais enfin, dit Malko, agacé par son assurance. Je n’ai pas envie, moi, de vous rencontrer. Pourquoi le ferais-je ?

— Si je n’arrive pas à vous tuer, vous me capturerez. Vivante. On vous donnera beaucoup de dollars pour cela. S.A.S. Et vous-même, vous aurez mis le point final à votre brillante action. Cela ne vaut-il pas la peine de courir quelques risques ? Après tout, je ne suis qu’une faible femme…

— Mais si j’acceptais, dit Malko, qui vous dit que je ne me contenterai pas de donner l’adresse à la police pour qu’on vous arrête ?

— Parce que vous êtes un homme orgueilleux. Et que vous n’êtes pas un vrai professionnel. Cela serait si facile de me dénoncer à la police. Mais d’abord, ils ne me prendraient pas vivante. Ensuite quelle satisfaction en tireriez-vous ?

Malko écoutait presque l’oreille distraite. Une image passait devant ses yeux : le doux visage aux yeux marron de Lili Hua.

Bien sûr, ce rendez-vous avec la mort l’attirait. Son sang slave l’avait souvent poussé à ce genre de folie. A Istanbul, une fois, il avait giflé un officier au risque d’être abattu sur place, à cause de la promesse faite à un mort. Tout n’était pas rationnel et pesé, dans le monde de Malko. Parfois, il pensait avec un peu de nostalgie aux officiers du tsar jouant une femme à la roulette russe, pour se prouver qu’ils n’avaient pas peur de la mort.

Mais dans le cas présent, il avait une raison supplémentaire d’affronter Laureen ; à cause de lui, Lili Hua était morte. Laureen en était responsable. En la capturant lui-même, au risque de sa vie, il aurait l’impression de payer sa dette.

Quant à elle, il la comprenait parfaitement. Elle n’avait plus rien à perdre. Ou le F.B.I. la retrouverait ou elle serait exécutée par ses chefs. La dialectique communiste n’admet pas les échecs. Alors, quelle importance, si Malko la trahissait ? Prévenue, elle ne risquerait pas de tomber vivante entre les mains de la police.

— À quelle heure dois-je vous attendre ?

Malko sursauta.

— Vous serez seule ?

— Bien sûr.

— Donnez-moi votre adresse, dit Malko. Je serai là vers huit heures.

— C’est assez loin. 1850 Irving Street, près de Golden Gate Park. Vous ne pouvez pas vous tromper.

— Je m’en souviendrai, dit Malko. À ce soir.

— Venez. J’ai horreur de me maquiller pour rien.

Elle raccrocha.

Malko se versa trois doigts de vodka et s’assit pour réfléchir. Laureen était de la trempe de Mme Nhu, un mélange de psychologie aiguë, de froideur calculée et de charme. Tout le monde a eu envie d’être torero ou coureur automobile un jour. De défier la mort pour se sentir vivant et vainqueur, après. C’est un peu cela qu’elle lui offrait, une aventure amoureuse peu banale. Car il était persuadé, que quelque soit la façon dont Laureen ait décidé de le tuer, elle se servirait d’abord de son charme pour endormir sa méfiance. Elle savait qu’il savait. C’était au premier des deux qui relâcherait sa méfiance. Mais Malko ne voulait pas la tuer. Seulement la capturer vivante.

On frappa. C’était Chris et Milton, sur leur trente et un, costume gris clair et feutre assorti. Prêts à aller déjeuner.

Malko les suivit sans enthousiasme. Mais il ne pouvait leur réfuter cette petite joie. Pour une fois qu’ils étaient avides de poésie…

En conduisant doucement le long de Doyle Drive, il leur raconta son coup de téléphone. Sans dire qu’il avait déjà l’adresse. Les gorilles sautèrent au plafond.

— Laissez-nous y aller, firent-ils en chœur. On vous la ramène dans une cage et vous pourrez vous amuser avec.

Malko secoua la tête.

— Non, j’ai donné ma parole. Quand elle rappellera, je lui dirai simplement que je ne vais pas au rendez-vous.

Les gorilles hochèrent la tête, dégoûtés.

— Vous n’avez pas de mentalité, fit Jones.

Malko s’habillait avec soin. Son costume d’alpaga sombre était impeccablement repassé. Il choisit une cravate-foulard et une pochette assortie, se donna un ultime coup de peigne et jeta un coup d’œil à son reflet dans la glace.

C’était bien Son Altesse Sérénissime, le prince Malko Linge et non S.A.S., barbouze d’élite. Dix ans de services spéciaux n’étaient pas venus à bout de sa distinction naturelle. On aurait juré un jeune prince se préparant à demander la main de la femme qu’il aime. Ce n’était pas tout à fait cela, hélas !

Glissé dans sa ceinture, son pistolet extra-plat ne se voyait pas. C’était la seule concession qu’il faisait à l’instinct de conservation.

Il regarda une dernière fois l’île d’Alcatraz, toute blanche sous le soleil couchant. La Golden Gate méritait bien son nom. Les lueurs rouges du coucher du soleil enveloppaient l’immense pont d’une tunique pourpre, d’une irréelle beauté.

Malko s’arracha au spectacle, ouvrit sa porte et fila à pas de loup vers l’ascenseur. Il n’avait pas dit aux deux gorilles qu’il allait au rendez-vous. Ils n’auraient pas compris.

Il passa par le hall et fit appeler un taxi par le portier chamarré comme un amiral du Nicaragua. Maintenant, il se sentait merveilleusement léger, tous ses sens en éveil. Le taxi plongea dans la rue bordant l’hôtel, avec environ 40° de pente et il ne pensa plus qu’à se maintenir sur son siège.

Irving Street était une petite rue calme qui partait de la mer, à Océan Beach et grimpait le long de Lincoln Park, où elle se terminait en cul-de-sac. Le taxi s’arrêta juste devant le 1850 et Malko descendit. L’air sentait bon la verdure. Derrière lui, il y avait toutes les lumières de San Francisco.

Le 1850 était une vieille maison en bois qui avait bien trente ans, au milieu d’un jardin en friche. Une boîte aux lettres déjetée indiquait le numéro. Le crépi rose s’en allait par plaques et l’ensemble paraissait à l’abandon.

Malko suivit une petite allée serpentant entre trois palmiers déplumés et grimpa le perron. Un peu crispé quand même, il appuya sur le bouton de la sonnette. À tout hasard, il se recula un peu, à l’écart de la porte.

La porte s’ouvrit doucement.

Laureen se tenait dans le chambranle. Elle souriait. Ses longs cheveux coulaient sur ses épaules, mais Malko ne vit que ses yeux verts, ombrés d’immenses cils. Son corps était moulé dans une robe chinoise d’un rouge profond qui accentuait la courbe de ses hanches. La main appuyée à la porte était longue, fine et soignée, avec d’interminables ongles écarlates.

Troublé, Malko s’inclina. Laureen lui tendit sa main à baiser et dit :

— Je ne vous attendais pas si tôt… Entrez.

Elle paraissait parfaitement sûre d’elle-même. En effleurant sa main, il sentit un parfum délicat et inconnu. Elle était si belle que Malko eut envie de la serrer tout de suite contre lui, rien que pour s’assurer de sa réalité. Comme si elle l’avait senti, elle l’attira légèrement par la main et dit :

— Avant que nous ne flirtions, venez faire le tour du propriétaire, pour vous rassurer.

Quelle étrange situation ! En voyant ses hanches onduler devant lui, Malko ne pensait plus du tout aux conditions de ce rendez-vous. Elle se retourna brusquement et lui jeta un regard indéfinissable.

— Vous ne me violerez pas au fond de la cave ? Je peux descendre…

— Parce qu’il faut aussi que je vous viole, soupira Malko.

— Non, ce ne sera pas utile.

Il commençait à se demander si ce n’était pas cela qu’elle cherchait, avant tout.

Ils firent rapidement le tour de la maison. La cave était vide. Au rez-de-chaussée, il y avait un grand salon, une salle à manger et un living. Laureen emmena Malko au premier étage, où se trouvait une demi-douzaine de chambres. Une seule était meublée et occupée : celle de la Chinoise. Elle avait une terrasse donnant sur la mer.

Ils redescendirent.

Une table était mise dans le living. Avec deux grands candélabres rouges que Laureen alluma d’un geste gracieux.

— Nous nous contenterons de choses froides, s’excusa-t-elle, car je n’ai pas de cuisinier…

Elle s’assit sur un divan bas en cuir noir en croisant ses jambes très haut, dévoilant la peau cuivrée de ses cuisses. Elle lui dit avec simplicité :

— Vous me trouvez belle, n’est-ce pas ?

Il dit : « Oui. »

— Vous aussi, continua-t-elle, vous auriez pu m’attirer beaucoup.

A une certaine lueur dans ses yeux, Malko sut qu’elle était sincère. Il était en plein rêve. Au lieu de tueurs, il trouvait une jolie femme qui flirtait avec lui et s’offrait presque sans détour. Il voulut en avoir le cœur net. Il la regarda bien en face et dit :

— À propos, vous m’avez bien fait venir ici pour me tuer ?

Elle soutint le regard des yeux d’or sans sourciller.

— Bien sûr, pourquoi ?

— Alors, qu’attendez-vous ?

Une lueur moqueuse passa dans les yeux de Laureen.

— Rien ne presse. Ce n’est pas très galant de refuser le… tête-à-tête avec moi. Très peu d’hommes ont eu cette… joie, vous savez.

— Vous êtes bien sûre de vous. Et si je vous emmenais de force, maintenant ?

Elle eut un rire léger ; toute son attitude respirait la sensualité. Elle était diaboliquement belle et désirable. Malko pensa aux condamnés à mort qui réclamaient une femme, dans les geôles de la guerre d’Espagne…

— C’est un jeu dangereux, monsieur S.A.S. Comme la chasse au tigre. Quelquefois, c’est le tigre qui gagne.

Malko était de plus en plus intrigué par son assurance. Après tout il lui suffisait de sortir son pistolet et de l’abattre, ou de la tenir en respect pendant qu’il appellerait du renfort. Il en avait eu l’occasion plusieurs fois depuis qu’il était là.

— Vous avez l’intention de me tuer vous-même, demanda-t-il.

— Évidemment, fit-elle, d’un ton très mondain. Je vous ai dit que j’étais seule, n’est-ce pas ?

Maintenant, il était sûr au moins d’une chose ! Laureen était décidée à se donner à lui avant de le tuer. Par recherche érotique ? Pour obéir à une sorte de rite ? Par goût ? Tout cela ne lui ressemblait guère… Il devait y avoir autre chose.

Elle posa une main très douce sur celle de Malko.

— Ne pensez pas trop. Profitez de l’instant présent. Buvons.

Il y avait une bouteille de Moët et Chandon dans de la glace. Elle l’ouvrit habilement et versa dans les deux coupes. Puis elle alla vers un électrophone et le mit en marche. C’était un jazz très doux, électrique et envoûtant. Elle leva sa coupe :

— À celui de nous qui verra le jour se lever.

Malko l’imita. Malgré lui, il était ému. C’était la plus étrange soirée de toute son existence aventureuse.

Elle reposa sa coupe vide :

— Savez-vous pourquoi je veux vous tuer ? demanda-t-elle.

— Je serais ravi de l’apprendre.

— Parce que vous êtes intelligent. Et que vous êtes contre nous. Vous pourriez nous faire beaucoup de mal. D’ailleurs je n’aurais pu passer un tel marché avec quelqu’un d’inintelligent. Elle prit l’air rêveur. Je dirai beaucoup de bien de vous à Pékin, plus tard.

— En somme, vous me réhabiliterez à titre posthume, dit Malko. Mais pourquoi n’essayez-vous pas de me convaincre à votre cause au lieu de me tuer ?

— Je n’aurais pas confiance. Les gens comme vous ne trahissent pas.

— Je voudrais savoir une chose, demanda Malko. Pourquoi Fu-Chaw, qui jouissait d’une confortable sinécure, s’est-il rallié à vous ?

Elle eut un sourire méprisant.

— La peur. Nous l’avions retrouvé. Il n’était pas à l’abri, même à Los Angeles. Il a eu le choix entre trahir ou être abattu. De toute façon, nous nous en serions débarrassés.

Elle reversa du Champagne. Elle n’avait quand même pas l’intention de le droguer. Malko surveillait ses mains. Mais sa robe avait des manches courtes et elle ne portait aucune bague dont le chaton puisse dissimuler quelque chose. D’ailleurs elle semblait si détendue que Malko se dit que le danger viendrait plus tard. Il ignorait si elle avait repéré son pistolet. Elle ne paraissait pas avoir d’armes et sa robe collante interdisait de cacher quoi que ce soit.

La tête renversée sur le divan, elle chantonnait doucement. Malko respirait son parfum et jouissait de sa chaleur. Elle inclina la tête vers lui et l’embrassa. Une langue souple s’insinua entre ses dents et chercha la sienne. Elle avait les lèvres pleines et chaudes, comme deux fruits tropicaux.

Peu à peu, elle se lova contre lui, l’attirant sur elle. Elle bougeait imperceptiblement et, tout à coup, colla son ventre au sien. Il la sentait tendue vers lui et elle irradiait de petites ondes de choc qui lui donnaient envie de crier de plaisir. Une de ses mains quitta la nuque de Malko et glissa avec une lenteur calculée le long de son corps, écartant la veste au passage. Elle s’immobilisa sur une des cuisses, et se mit à remonter lentement.

Quand Malko posa la main sur sa hanche, elle bougea un peu, pour qu’il puisse atteindre l’échancrure de sa robe.

Elle lui passa la main dans les cheveux et lui releva la tête. Ses yeux verts étaient insondables.

— Vous avez toujours envie de toutes les femmes de cette façon ? demanda-t-elle.

— Vous vous enflammez aussi rapidement avec tous les inconnus ? répliqua-t-il.

— Vous n’êtes pas un inconnu, dit-elle. C’est ce que je connais de vous qui m’excite. Les gens bêtes font toujours mal l’amour.

Elle n’avait rien dit du pistolet qu’elle avait pourtant senti.

Malko était tellement tendu de désir que son ventre lui faisait mal. Ou c’était une comédienne extraordinaire, ou elle avait aussi envie de lui. Après tout, c’était assez le genre de femme à s’exciter en faisant l’amour à un condamné à mort, ça devait être une sensation grisante.

Elle but encore une coupe de Moët et Chandon et se remit contre lui.

— Je n’ai pas faim, soupira-t-elle. Nous dînerons après. Elle l’embrassa, pressée contre lui de tout son corps. Malko sentait ses mains qui s’activaient contre lui, le déshabillant adroitement. Elle saisit le pistolet et le jeta par terre ; Malko eut un geste de recul.

— Vous n’en avez pas besoin en ce moment, souffla-t-elle. Aimez-moi, peut-être que je n’aurai plus envie de vous tuer.

C’était un nouvel aspect de la question. Malko n’eut pas le temps de l’approfondir.

Laureen se décolla brusquement de lui. D’un bond elle se mit debout. Les mains sur les hanches, dressée sur ses hauts talons, elle regardait Malko, la poitrine soulevée par saccades.

— Déshabillez-moi, ordonna-t-elle.

Une fermeture Éclair courait le long de son dos. Malko la tira doucement. D’une secousse, Laureen fit tomber sa robe ; d’un coup de pied elle l’envoya à trois mètres. Cela fit une tache rouge comme du sang, sur la moquette sombre.

Elle était nue, à l’exception d’un slip noir et de ses chaussures qui allongeaient encore sa silhouette. On aurait dit qu’elle avait été coulée dans le bronze tant le grain de sa peau était fin. Elle n’avait pas le corps un peu ramassé des Chinoises mais la silhouette élancée d’un mannequin avec, pourtant, une poitrine haute et ronde, aux larges auréoles brunes.

Reculant d’un pas elle toisa Malko.

— Je me suis faite belle pour vous, regardez-moi.

C’est vrai, ses yeux étaient maquillés comme pour un Kabuki, la pointe de ses seins légèrement soulignée de rouge, tout son corps luisait, comme frotté d’huile d’amandes douces.

— J’ai passé tout mon corps à l’huile pour être plus lisse, continua-t-elle. Je vous aimerai avec toute la patience de mon pays.

On aurait dit Lilith devant saint Antoine. Mais ce n’était pas un phantasme. Malko n’avait qu’à étendre la main pour toucher sa peau satinée et tiède.

— Venez, dit-elle. Enlevez vos vêtements aussi. Et si vous avez peur, gardez votre revolver.

Les mains posées sur les hanches elle attendait, diaboliquement belle. Malko commença à défaire sa cravate. Le désir avait presque vaincu l’instinct de conservation. « C’est trop bête de rater ça, se dit-il. Après on reprendra le combat. »

Il défaisait le premier bouton de sa chemise quand une idée le frappa comme un coup de poing.

Les ongles longs et rouges se détachaient sur la peau comme des taches de sang. Chacun avait bien deux centimètres de long. Même de loin, ils semblaient acérés et durs. De vraies griffes de fauve.

Malko venait soudain de se rappeler de la mort de Jack Links et de l’attentat contre lui. Tout s’expliquait, y compris le déchaînement sexuel de Laureen. Il ne se serait pas étonné qu’une femelle aussi volcanique lui déchire le dos en faisant l’amour…

Une grande vague de tristesse éteignit son désir. Mais c’était le jeu. Lentement il prit son pistolet par terre et le pointa vers la Chinoise. Elle s’était figée et ses yeux verts suivaient tous les gestes de Malko.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Vous avez perdu, annonça Malko. De très peu. Si vous m’aviez moins montré vos griffes peut-être… Je ne vous ferai pas l’amour et je ne mourrai pas après comme prévu. C’était un très bon plan.

Elle fît un pas vers lui.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

Malko leva son arme.

— N’approchez pas.

Elle s’immobilisa. Son visage s’était durci comme un masque. Elle était presque laide. Elle siffla :

— C’est de ma faute, j’aurais dû vous tuer tout à l’heure, vous ne vous doutiez de rien…

— C’est vrai, concéda Malko en remettant sa cravate d’une main. La militante l’aurait fait. Mais pour la femme c’était tellement plus extraordinaire de tuer un homme en l’aimant. Cela vaut bien quelques risques. Même si on ne le met pas dans le rapport…

Elle ne répondit pas.

— Habillez-vous, dit Malko. Le jeu est fini. Je vous emmène.

Lentement, ses bras retombèrent. Elle regardait Malko avec une haine épaisse à couper au couteau. Une seconde il eut affreusement peur. Il sentait qu’elle allait bondir, malgré le pistolet. Rapidement, il fit le tour du divan.

Une seconde, elle demeura cambrée et offerte. Puis, laissant sa robe par terre elle alla au fond de la pièce, devant une glace, ouvrit un tiroir et commença à relever ses cheveux en chignon. Pendant cinq minutes, elle ne prononça pas une parole. Puis elle se retourna et demanda sèchement :

— Voulez-vous me passer un des chandeliers, je n’y vois rien.

— Je préfère que vous le preniez vous-même, dit Malko.

Elle s’approcha de la table, une « bombe » d’Hairspray à la main et prit le chandelier.

Malko comprit une seconde trop tard. Elle venait d’appuyer sur le déclencheur du pulvérisateur. L’Hairspray, à base d’alcool, s’enflamma instantanément au contact de la flamme. Les dents serrées, Laureen dirigea son lance-flammes improvisé sur la main tenant le revolver. Malko ressentit une brûlure violente et lâcha l’arme avec un cri de douleur.

Laureen bondit à la porte, coupant la retraite de Malko, et balaya l’arme d’un coup de pied. Puis elle revint vers sa victime, les yeux brillants de haine. Cette fois, elle visait le visage.

Le jet enflammé frôla les yeux de Malko et grilla ses sourcils. Il avait pu esquiver à la dernière seconde. Mais elle était sur lui… Il vit ses yeux verts impitoyables. Cette fois, elle ne pouvait pas le rater.

Un bruit inattendu les cloua tous les deux sur place. La porte venait de voler en éclats. Chris Jones traversa la moitié de la pièce à l’horizontale et s’arrêta pile devant Laureen, le trou du canon de son colt à trente centimètres de son joli nez.

— Lâchez tout, mamzelle, dit-il.

Le doigt posé sur la détente était déjà tout blanc à la jointure…

Milton entra dans la pièce au moment où Malko ramassait son pistolet de la main gauche. La droite était couverte de cloques. Les trois hommes firent cercle autour de Laureen, digne et haineuse. La « bombe » d’Hairspray était par terre.

— D’où sortez-vous ? dit Malko.

— On savait que vous ne seriez pas raisonnable, fit Jones. Comme on connaît les rendez-vous de cette ravissante, on a préféré vous suivre. Remarquez qu’on a bien cru que pour une fois ça allait très bien se passer… même qu’on se disputait le trou de la serrure.

— Vous êtes arrivés pile, dit Malko.

Il se tourna vers Laureen :

— Vous laissez-vous mettre les menottes ou préférez-vous qu’on appelle la fourrière ?

Elle le regarda d’une façon indéfinissable. Depuis l’entrée des deux gorilles, elle avait croisé ses mains sur sa poitrine, les yeux dans ceux de Malko, un léger sourire aux lèvres, elle passa lentement ses dix griffes rouges sur ses seins. Puis elle laissa retomber ses mains le long de son corps avec un petit soupir.

— Ce ne sera pas la peine, murmura-t-elle.

Dix traînées rouges striaient maintenant sa poitrine.

Quelques gouttes de sang y perlaient déjà. Les gorilles regardaient sans comprendre.

— Elle vient de s’empoisonner, dit Malko. Avec ses ongles. Ils sont imprégnés de curare, comme les griffes du chat.

Avec des gestes mécaniques, Laureen Yang-si passait sa robe.

— Je ne sais pas en combien de temps le poison agit, dit Malko. Il y a peut-être une chance de la sauver. Laureen, laissez-vous faire. Mais nous devons prendre certaines précautions, vous comprenez.

Jones sortit une paire de menottes et les jeta aux pieds de la Chinoise. Après une courte hésitation, elle se baissa et les mit doucement à ses poignets.

— Vous avez des gants ? demanda Malko aux gorilles.

Milton sortit et revint avec une paire en gros cuir qu’on jeta à Laureen. Elle les mit et alors seulement, ils s’approchèrent d’elle. Avec un morceau de fil électrique arraché à une lampe, Jones serra les gants aux poignets pour qu’elle ne puisse pas les ôter.

Les yeux d’or de Malko tombèrent sur le regard vert il ne reflétait plus qu’une immense indifférence et un peu de mépris.

— Vous avez triché, remarqua-t-elle. Moi, j’étais seule.

Malko ne répondit pas. C’était vrai. Normalement, il serait mort. Mais déjà Jones entraînait Laureen vers la voiture.

Jusqu’au Golden Gate Bridge, personne n’ouvrit la bouche dans la voiture. Jones conduisait, Malko à côté de lui. Derrière, Milton surveillait Laureen. Ils roulaient assez vite, il y avait peu de circulation.

Juste avant d’arriver au péage, Jones freina brutalement. Quelqu’un avait crevé et laissé sa voiture sur le pont. Surpris, Milton plongea en avant.

Laureen se jeta sur la poignée. La porte s’ouvrit. La Chinoise plongea la tête la première, roula sur le trottoir, se releva et détala vers le parapet. Malko plongea derrière elle. Laureen ne pouvait pas aller très loin.

Elle avait dix mètres d’avance. Les mains enchaînées, elle courait comme un canard.

Elle arriva au parapet, large de près d’un mètre, fait de poutres métalliques. Malko la vit se hisser avec peine et gigoter à plat ventre. Ses jambes étaient déjà dans le vide, de l’autre côté.

Malko, à deux mètres, aperçut une dernière fois les yeux verts au moment où Laureen basculait de l’autre côté. Sa main tendue ne rencontra qu’un gant épais qui lui resta dans la main.

Il se pencha sur le vide et aperçut une forme claire qui tournoyait dans l’obscurité. Cent mètres plus bas, il y avait les vagues du Pacifique. On n’entendit même pas le bruit de la chute. Soudain, il ne vit plus que le noir. À côté de lui les deux gorilles regardaient, horrifiés.

— On ne la reverra jamais, dit Jones.

C’était exact. Personne n’a jamais pu traverser la baie à la nage. Des courants glacés et invisibles emportent tout vers le large. Tous les évadés d’Alcatraz le savaient. Le corps disloqué de Laureen devait déjà dériver vers l’ouest. Les hélices des bateaux achèveraient de le déchiqueter et les requins feraient le reste. Ses griffes empoisonnées étaient inutiles maintenant.

Malko frissonna. Même mourante, elle n’avait pas voulu rester entre leurs mains. Mais sa mort n’effacerait pas l’agonie atroce de Lili Hua.

Lentement, il marcha vers la voiture, serrant dans sa main droite le gant de cuir. Il aurait juré qu’avant de tomber, Laureen lui avait adressé un sourire ironique.


FIN
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