San-Antonio San-Antonio chez les Mac

À mon cher Marc PERRY, cette prose en forme de cornemuse, en affectueux hommage.

S.A.

CHAPITRE PREMIER

Dans lequel il est question de ce que vous savez… puis de ce que vous ne savez pas

— C’est gentil chez vous, assure ma dernière conquête en franchissant le seuil de notre pavillon. « »

Une fille tout ce qu’il y a de bien : grande, avec juste ce qu’il faut de moustache pour vous donner à penser que. Elle possède des yeux admirables, pris séparément (le gauche ne perd pas de vue la ligne bleue des Vosges, et le droit surveille attentivement les fluctuations de la marée à Brest). Une chevelure façon sirène, des formes qui transforment la main de l’homme en louche à potage, et une bouche tellement sensuelle qu’en l’apercevant, son tube de rouge à lèvres sort tout seul de son étui, vous mordez le topo ?

Elle s’appelle Irène, ce qui est son droit et elle a cinq ans de moins que moi, ce qui est son devoir puisqu’elle est née cinq ans après l’illustre San-Antonio.

J’ai rencontré ce sujet dans le train, ce qui est de bon augure, alors que je rentrais de Dordogne.

Félicie. ma brave femme de mère et moi-même, son fils unique et préféré, étions allés passer une quinzaine chez tatan Rose, la demi-sœur à m’man dont le mari (Alphonse) est garde-chasse là-bas.

En fait nous devions y séjourner un mois ; mais j’en avais eu vite classe de la « Verte douceur des soirs sur la Dordogne ». Moi, la chlorophylle, je ne la tolère que dans mon tube de Gibbs et encore, par petites quantités ! D’autant plus qu’il est un peu casse-bonbons, Alphonse. Ses exploits de 14–18, y en a plein les « Illustrations » empilées dans notre grenier. Poincaré qui lui touche la paluche ; Joffre qui lui cloque la croix de guerre avec félicitations du jury ; sa blessure au mollet et l’infirmière de l’hôpital de Chalon-sur-Saône qui lui jouait « Avec quoi soulèves-tu l’édredon » au trombone à coulisse ou à la clarinette baveuse, ça fait des lustres et des lustres (comme dit un de mes amis qui est dans le luminaire) que j’entends ça, avec les mêmes détails, le même vocabulaire, les mêmes clins d’yeux… Ça devenait franchement intenable, surtout qu’il flottait en Dordogne autant qu’à Londres. Alphonse sous la pluie, c’est l’enfer. Alors un matin j’ai passé un coup de grelot à Bérurier en lui demandant de me coller dare-dare un télégramme me rappelant à Paname pour une enquête. Je crois que Félicie n’a pas été dupe. M’man, pour la repasser, faut se lever matin et ne pas oublier d’allumer ses antibrouillards. Mais elle a fait comme si tout était normal, et elle a joint ses regrets à ceux de Rose et d’Alphonse.

Dans le train qui me ramenait à Pantruche, j’étais heureux comme un collégien. Les vraies vacances commençaient seulement. Y avait Irène dans mon compartiment, l’air sérieux, le maintien réservé. C’était pas Sophia Loren, mais je me suis amusé à lui faire du rentre dedans. Après quinze jours d’inaction dans le secteur calbar, j’aurais fait du gringue à une chèvre déguisée en cheftaine-scout. Pendant deux cents kilomètres, je m’étais heurté à sa réserve (avec mise en bouteille au château), et puis, au wagon-restaurant, je m’étais assis à ses côtés et le maître d’hôtel avait eu la bonne idée de lui filer une saucière de béarnaise sur le corsage.

Rien de tel que la béarnaise pour mettre du liant dans des relations. J’avais pris l’initiative des opérations : ma serviette, la carafe d’eau, l’engueulade-maison au maladroit ! Si vous m’aviez vu, Mesdames, vous ne voudriez jamais plus consommer de béarnaise sans m’avoir à vos côtés.

La glace était rompue. Je lui avais proposé de mon vin et elle m’avait fait goûter du sien ! Après le dessert, alors que tant d’autres circulent en couronne, Je lui avais fait accepter un Cointreau. Bref, en regagnant notre compartiment, et comme le train avait la bonne idée d’emprunter un tunnel, je lui avais roulé ma galoche-fantôme façon croisière dans le soufflet unissant deux wagons. C’était la première fois qu’on lui faisait ça dans un accordéon. Le côté musette et ferroviaire de la chose ne lui avait pas déplu. À cause d’un malencontreux cahot du rail, j’avais raté son amygdale gauche, mais elle ne m’en avait pas tenu rigueur, d’autant plus que pour me faire pardonner j’avais pratiqué sur sa personne un massage express assez complet, qui, partant de son hémisphère boréal s’était achevé dans son hémisphère austral. Bref, lorsque le dur s’était enfin dégagé du tunnel, nous nous étions retrouvés coincés entre la portière du wagon et la bedaine d’un colonel de carrière dont Irène, dans l’obscurité de l’action, pressait frénétiquement le stick en l’appelant chéri.

C’était la première fois qu’elle venait à Paris et elle augurait bien du voyage. Comme personne ne l’attendait et qu’elle ne savait où aller coucher, comme il était très tard et que notre pavillon était vide, je lui avais proposé de l’héberger et, après quelques minauderies de bon thon, comme disent les morues, elle avait fini par accepter.


— C’est vraiment très gentil, renchérit-elle. Vous êtes dans l’industrie ?

— Presque, fais-je sans me mouiller.

Je la drive jusqu’au premier, entièrement refait à neuf depuis notre commencement d’incendie[1], et j’ouvre la porte de ma chambre.

— Vous allez coucher ici ! dis-je.

— Et vous ? s’inquiète Irène.

— Moi aussi, assuré-je sans sourciller.

Elle roucoule :

— Ce n’est pas raisonnable.

— Pourquoi ! m’insurgé-je : il y a l’eau chaude et un matelas Simmons.

Miss Province me gazouille un rire d’opéra comique. C’est à ce moment précis qu’il se produit un fait anodin en apparence : le bigophone se met à carillonner. Vu l’heure avancée (minuit vingt-cinq vient de sonner au beffroi de la mairie) cet appel ne laisse pas que de m’inquiéter.

— Vous ne répondez pas ? s’étonne Irène.

C’est la question que je suis précisément en train de me poser avec accusé de réception.

Qui peut-ce être ?

M’man ? Le Vieux ? Un pote ? Un farceur ?

Je décide que c’est M’man qui veut s’assurer que j’ai fait bon voyage et je vais décrocher. Manque de bol, c’est le Vioque.

— Dieu soit loué ! crie-t-il dans sa passoire d’ébonite[2].

Très entre nous, je n’ai pour ma part guère envie de louer le Seigneur.

Si je m’écoutais, Je courrais porter l’appareil bigophonique dans la boîte à ordures et je reprendrais l’entretien captivant avec Irène. Seulement, moi, vous me connaissez ? Le devoir avant tout. Au lieu d’écouter mes bas instincts, j’écoute mon boss et comme je n’ai pas de la cire à cacheter dans les étiquettes, ça donne ceci :

— Je vous ai appelé à tout hasard, bien que vous sachant en vacances, mon cher San-Antonio, car il vient de se produire quelque chose de très exceptionnel chez un de mes amis, M. Petit-Littré, l’éditeur bien connu. Figurez-vous qu’il donnait une soirée en son hôtel de Neuilly lorsque brusquement, les deux tiers de ses invités se sont trouvés incommodés.

— La langouste n’était pas fraîche ? suggéré-je avec l’amertume que vous devinez si vous n’êtes pas trop lézardés du plafond.

Ça n’amuse pas le Tondu.

— C’est beaucoup plus important qu’une indisposition alimentaire, mon bon. Petit-Littré est une des rares personnes de la soirée à ne pas ressentir les symptômes en question. Affolé, ce brave ami m’a appelé : jugez de son embarras !

— Le sien n’est pas gastrique, ne puis-je m’empêcher de re-ironiser puisque j’ai un esprit fou (tellement fou qu’un de ces jours je vais me retrouver dans une maison de santé).

Lancé, le Vieux pérore :

— Il n’a pas voulu prévenir la police, vous comprenez… Ses hôtes appartiennent au tout Paris et…

Bien entendu, avec ces gens-là, il n’est pas question de la petite flicaille de quartier.

— Je vous demande sur un plan tout à fait amical, cher ami, d’aller voir sur place de quoi il retourne…

Faut-il vous l’envelopper, vous allez loin ? Emballé vite-fait, qu’il est, votre San-Antonio. Avec une faveur comme les œufs de Pâques ! Je maudis le Vieux, ses potes et ma foutue manie de décrocher mon téléphone quand il se met à carillonner au mitan de la nuit.

— Je vais y aller, monsieur le Directeur.

Il me refile l’adresse de Petit-Littré.

— Dès que vous aurez du nouveau, appelez-moi !

— C’est ça !

Je pose le combiné sur sa fourche et je me tourne vers Irène.

— Vous partez ? bredouille-t-elle, le persil flétri par la déception.

— Oui, une affaire urgente à traiter.

— À pareille heure !

— Un de nos gros clients prend l’avion du matin pour Rio et voudrait passer auparavant une commande de cent vingt milliards de dollars, je cours lui porter notre catalogue.

Elle branle le chef, en attendant mieux. Elle comprend.

— Vous vendez quoi ?

— Des appareils à faire du vent, expliqué-je. Vous allez faire un petit dodo ici en m’espérant, je n’en aurai pas pour bien longtemps.

Je troque mon prince de Galles fripé par le voyage en chemin de fer contre un bleu-marine croisé et je cours sortir ma M.G. du garage.

Vingt minutes plus tard, je m’annonce chez les Petit-Littré.


C’est la crèche façon Versailles ; pas du tout le genre de logement où on va faire pipi sur le palier ! Il y a deux étages, une cour intérieure plantée d’arbres bicentenaires, un perron un peu plus grand que la scène du Palais de Chaillot, et une grille en fer forgé à côté de laquelle la Porte Stanislas à Nancy ressemblerait à un panier à bouteilles.

Mon arrivée est attendue avec une impatience qui m’honore. À peine viens-je de claquer la portière de ma pompe qu’un larbin en veste blanche et nœud noir se précipite.

— Monsieur le Commissaire San-Antonio ? demande-t-il.

— Si fait, dis-je pour prouver à l’esclave que je sais me retenir de me moucher dans les rideaux lorsque je vais dans le monde.

— Monsieur vous attend dans le hall.

Je gravis la volée de marches en marbre rare de Carrare et je pénètre dans un hall aux proportions inhumaines.

Je découvre M. Petit-Littré affalé dans son fauteuil Louis XIII à os de mouton. Son visage ne m’est pas inconnu car c’est un homme célèbre. N’est-il pas l’éditeur heureux de Paul-Louis Muguet, le mineur de fond-poète qui obtint le Prix de l’Académie Française l’an dernier pour son ouvrage « Tous au Charbon » ? Ode à la fois futuriste et spéléologique dans laquelle se révèle le style sous-terrain, plus communément appelé « Style grisou ». Grâce auquel la littérature française s’est enrichie de la phrase sans verbe et sans épithètes ? N’est-ce pas également Petit-Littré qui découvrit tant de talents vigoureux qui sans lui seraient demeurés ignorés du gros public ? Je n’en veux citer pour exemple que les principaux : Minouchet, le bébé-prodige qui pondit : « Le lait à la bouche » alors qu’il n’avait que dix-huit mois et trois dents ; Valentine Bichu, qui décrocha le Goncourt avec « Le doigt d’une jeune fille rangée » ; Victor Sacrebleu et son pamphlet politique intitulé « Le vieil homme et l’amer ». Mais Petit-Littré n’est pas seulement un découvreur, il a apporté sa contribution directe à la gloire des classiques en éditant toute l’œuvre de Balzac, depuis l’exemplaire 00.01, sur papier maïs à bout filtre. Bref, c’est quelqu’un.

Il mesure environ un mètre trente-cinq, il a le dessus du crâne dénudé, ce qui n’est pas fait pour le grandir et il porte, outre la cinquantaine, d’énormes lunettes à montures de bois. Il a un regard bleu et proéminent et une petite voix d’eunuque à qui on raconterait des cochonneries.

Il Jaillit de son fauteuil comme de la pâte dentifrice lorsqu’on marche sur le tube et se précipite sur moi en frétillant.

— Léon Petit-Littré, se présente-t-il en me proposant une main qu’il doit ganter au rayon fillettes des Galeries.

Je considère ce minuscule individu. Dans son milieu, on l’a surnommé le nabot-Léon de l’édition.

— Commissaire San-Antonio, riposté-je.

J’engloutis sa pincée de cartilages dans ma dextre et j’attends ses explications.

— C’est inouï, fait-il. Absolument inouï. Veuilles me suivre.

Ça m’est d’autant plus facile que ses enjambées ne dépassent pas vingt-cinq centimètres.

Petit-Littré me drive jusqu’au grand salon. Là, un spectacle étourdissant m’attend. Une vingtaine de personnes en tenue de soirée gisent sur les canapés ou sur les tapis. Elles remuent faiblement en poussant des vagissements ou des rires fluets. Elles ne paraissent pas souffrir, mais elles sont inconscientes… Les dames ont des râles pâmés.

Leurs robes du soir sont retroussées Jusqu’au menton.

— Aberrant, n’est-ce pas ? me fait l’éditeur.

Je dois reconnaître que c’est la première fois que je vois un truc commak.

Cinq ou six invités ont échappé au carnage. Ils sont au centre de l’immense pièce et palabrent avec des mines soucieuses.

— Il faudrait appeler un médecin, dis-je.

— C’est fait, j’ai téléphoné au professeur Baldetrou, il va arriver dans un instant !

Je me penche sur un type affalé sous une table, les bras en croix. Il est le seul à porter une veste de smoking blanche.

— Lui, c’est le maître d’hôtel, m’avertit Petit-Littré.

Je palpe la poitrine de l’intéressé. Le cœur bat régulièrement, quoique un peu vite. Ses paupières frémissent et, parfois se soulèvent pour laisser filtrer un regard blanc et mort.

— C’est insensé, non ? me demande Petit-Littré.

J’en conviens. Franchement, les mecs, je ne regrette plus de m’être dérangé. Un spectacle pareil c’est payant, croyez-moi.

— Comment cela a-t-il débuté ? je demande.

Le nabot éponge son front de poupée avec sa pochette de soie.

— Le dîner s’est déroulé normalement. L’atmosphère était excellente. Noms sommes passés au salon. Et, au bout d’un moment, le général Glandu, ici présent…

Il me désigne un gros vieillard aux narines dilatées. C’est plutôt « ici absent » qu’il devrait dire…

— … Lorsque le général Glandu ici présent s’est mis à pousser de grands soupirs dans son fauteuil. Nous lui avons demandé ce qu’il avait. Il nous a répondu de façon incohérente. Comme nous nous apprêtions à appeler un médecin, croyant à une attaque, la princesse de la Roturière s’est jetée à terre en poussant des cris… Et les uns après les autres, toutes les personnes que vous voyez là ont suivi… Effarant, n’est-ce pas ?

— Vous-même n’avez rien ressenti ?

— Non, non plus d’ailleurs que les amis qui sont ici.

Il me désigne le groupe des gnaces qui sont hautement réprobateurs. Figures de bois, silence hostile. L’aventure ne les amuse pas. Ils ont un standing à conserver et ils sentent qu’il est engagé sur une pente savonnée. Demain, ils seront peut-être la proie des journalistes et la risée de Paname.

Marrant, tous ces gens qu’on a réunis pour une bouche-en-cul-de-poule-party et qui se vautrent sur le téhéran de Petit-Littré en vagissant.

— À priori, fais-je, j’ai l’impression que les personnes incommodées l’ont été par un aliment auquel vous-mêmes et les quelques convives que voici n’ont pas touché.

Petit-Littré hausse les épaules.

— Voyons, proteste-t-il, tout le monde a pris de tout !

— À table, oui m’empressé-je. Mais après ? Je suppose que vous avez servi des liqueurs, du champagne…

Il retire ses lunettes et son petit visage triangulaire s’éteint comme la devanture d’un magasin à sept heures du soir.

— Exact, je n’y avais pas songé…

Je poursuis mon raisonnement.

— Il convient de déterminer ce qu’ont bu les convives affectés et ce qu’ont bu les autres…

Les autres, c’est-à-dire les bien portants, acquiescent au bout de leur air soucieux. À ce moment-là, un monsieur grand et maigre à cheveux gris fait son entrée. La trousse de croco noire qu’il tient à la main me révèle sa qualité : le professeur Baldetrou.

D’ailleurs Petit, — tout petit — , Littré me largue pour lui japper aux mollets.

— Ah ! Professeur ! C’est insensé ! Merci d’être venu ! Avouez que c’est inouï !

Tandis qu’il explique, le professeur Baldetrou examine les gisants. Et moi, nature d’élite, pendant ce temps, je philosophe. Je me dis qu’au fond il est stupide de se réunir, de se faire beau, de se peindre, de se teindre, de se harnacher, de se décorer, de se laver les pieds et le reste, de s’amidonner, de se smokinger pour manger. Quoi de plus abominable que tous ces estomacs groupés en rond, en ovale ou en rectangle afin d’absorber la même nourriture ? Quoi de plus laid que ces bouches qui s’ouvrent sur de la boustifaille, que ces dents vraies ou fausses qui la broient, que ces gosiers qui l’avalent, que ces entrailles qui la digèrent ? Alors que la fonction organique inverse est considérée comme honteuse. En vertu de quoi la besogne du soutier serait-elle plus noble que celle du ramoneur, hein, je vous cause ?

Et pourquoi, au lieu d’organiser toujours des bouftances-parties, n’organiserait-on pas des gogues-surprises. Je sais : vous allez tordre le naze et dire que je tombe dans la scatologie alors que c’est pas tellement mon genre, mais je crois que je tiens là une idée sensas. Moi, si j’étais rupin à craquer, je crois bien que je me paierais une soirée de ce genre. Inoubliable, les gars. D’abord des cartons gravés. Gala ! San-Antonio vous convie à venir déféquer chez lui tel jour, à telle heure ! Tenue de soirée de rigueur ! Hein ? On en parlerait, je crois ? Et puis, vous imaginez le spectacle ? Le tout-Paname déculotté ? Au lieu d’une salle à bouffer, des ouatères grands comme la galerie des Glaces. Et ces maîtres d’hôtel qui iraient de l’un à l’autre, proposant des poires à lavement aux récalcitrants au lieu des apéritifs traditionnels.

Tous ces larbins promenant du faf à train sur des plateaux d’argent, je les vois : gants blancs, comme les Saint-Cyriens. Y aurait des grooms pour actionner les chasses d’eau ! Et pour créer l’ambiance, M. Jules Durand, baryton à l’Opéra de Paris dans son récital ! Un rêve, quoi !

Le Professeur Baldetrou se redresse.

— Ces gens ont absorbé une forte quantité de stupéfiant, déclare-t-il.

Petit-Littré pousse des clameurs, comme si son imprimeur lui avait livré des bouquins ne comprenant que des pages impaires.

— Mais vous plaisantez, mon bon ami ! Il n’y a jamais eu de stupéfiant chez moi et il n’y en aura jamais, Dieu merci !

— Je sais ce que je dis, riposte sèchement le prof.

Un silence gêné suit. Je le romps.

— Vous voulez dire, monsieur le Professeur, que tout ce monde a « avalé » un stupéfiant ?

— Exactement.

Je demande à Petit-Littré la permission de téléphoner et je vais tuber à la Grande Taule. Progressivement, je me replonge dans une atmosphère de boulot.

— Patron ?

— Ah ! San-Antonio, alors ?

— Il s’agit d’un stupéfiant que les invités de votre ami ont avalé. Pouvez-vous m’envoyer d’urgence un gars du labo, Favier par exemple. Il n’est pas en vacances ?

— Non, je pense qu’il sera chez lui !

— Merci.

Je raccroche avant que le Boss ne me distille ses recommandations d’usage. Un larbin est là, l’oreille traînante. Je lui fais signe d’approcher.

— Dites-moi, mon vieux, c’est vous qui avez servi les liqueurs ?

— En compagnie de Julien, oui…

Et il ajoute :

— Julien est allongé avec ces messieurs-dames !

— Il picolait ?

L’autre est un jeune gars brun au visage expressif. Il hausse les épaules.

— Cela lui arrivait.

— Je veux dire, pendant le service ?

— J’avais compris. Oui, Julien s’octroie un petit verre à la dérobée, il a eu des malheurs… Sa femme l’a quitté.

— Et que boit-il de préférence ?

— Du whisky.

Je hoche la hure.

— Monsieur Petit-Littré boit aussi du whisky ?

Mon interlocuteur ne comprend pas ce rapprochement. Il est vaguement choqué.

— Jamais. Monsieur boit seulement un peu de vin en mangeant, le reste du temps il n’absorbe que des jus de fruits.

Je gamberge trois secondes et je remercie d’un signe.

— Parfait.

Lorsque je rejoins les autres au salon, je trouve le professeur Baldetrou dans un fauteuil, un verre à la main, donnant un cours de narcotique aux rescapés. On me dit que des ambulances vont rappliquer afin d’emmener tout ce populo à la clinique du professeur.

J’opine.

— En attendant, mesdames et messieurs, fais-je, je voudrais savoir ce que vous avez bu après le repas. Vous, madame ?

— Du café, roucoule une rombière qui dissimule son goitre tant bien que mal avec une rivière de diamants.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Vous, madame ?

— J’ai pris un champagne-orange, me dit une élégante personne.

— Et monsieur ?

Un grand binoclard décoré avec de la ficelle de pâtissier laisse tomber d’une voix plus froide que celle d’un serpent (comme dirait Ponson du Terrail) :

— Champagne !

— Et monsieur ?

Un barbichu me toise hargneusement avant de répondre.

— Whisky.

Je sursaute.

— Vous êtes sûr ?

— Je vous prie ! proteste le bonhomme ; Je sais encore ce que je fais…

Nous sommes interrompus par le professeur Baldetrou. Celui-ci est en train de se tordre sur son fauteuil en poussant des gémissements.

— Seigneur, lui aussi ! lamente Petit-Littré.

Le verre du toubib est encore sur la table basse. Je m’en saisis et le hume. C’est du scotch.

— Qui lui a versé à boire ? hurlé-je.

L’éditeur bredouille.

— Il s’est versé tout seul, tandis que vous téléphoniez, et J’avoue que Je n’ai pas pensé à…

Je remarque une bouteille de whisky près du verre.

— Il a bu de celui-ci ?

— Oui.

Je me tourne vers le barbichu.

— Et vous, monsieur ?

— Non, riposte Poilpoil, je n’aime que le Haig’s cinq étoiles.

En toute simplicité.

Je somme le larbin. Il s’annonce très vite car il se tenait derrière la lourde avec sa trompe d’eustache au niveau du trou de la serrure.

— Dites donc, l’attaqué-je en brandissant la bouteille. C’est de ce whisky-là que vous avez servi au cours de la soirée ?

— Oui, monsieur.

— O.K., merci.

J’enfonce mon doigt dans le goulot du flacon, je renverse ce dernier, puis je retire mon doigt et j’appuie délicatement la pointe de ma langue sur l’extrémité humide de mon index. Le scotch, ça me connaît, j’espère que vous n’en doutez pas ? Je crois déceler un goût bizarre à ce whisky. Pas d’erreur : voilà bien la source du mal. C’est du Mac Herrel in use for over 100 years, précise l’étiquette. Blended and Bottled by Daphné Mac Herrel, Scotland, ajoute-t-elle. Une marque pas très connue. Je le fais observer à Petit-Littré qui rosit de confusion derrière ses hublots.

Il se disculpe devant ses invités encore valides, soucieux de ne pas passer pour un peigne-zizi à leurs yeux sévères.

— Ce scotch m’a été offert par un de mes bons amis qui ne consomme que de celui-ci et prétend qu’il est meilleur que les marques courantes.

— Il vous en a offert beaucoup ?

— Une caissette de six bouteilles.

— Où sont les autres ? demandé-je au domestique.

— Une est vide, renseigne le loufiat. Celle-ci est entamée, les quatre autres sont là, non encore débouchées.

— Très bien, mettez-les-moi de côté, c’est pour emporter.

Là-dessus, Favier arrive, pas encore bien réveillé. Ses cheveux roux flamboient à la lumière des lustres. Il cligne des yeux et caresse ses joues où sa barbe de maïs a poussé.

Je l’attire à l’écart.

— Une affaire délicate, mon petit : drame de la bonne société.

Le rouquin me désigne les zigotos inanimés.

— Qu’est-ce qu’ils ont tous ?

— C’est toi qui me le diras. Analyse le contenu de cette bouteille et des quatre autres que le larbin va te remettre. Je te rejoindrai tout à l’heure au laboratoire, fais vite.

Il obéit, docile. Une bonne pâte, ce gars Favier. Toujours prêt, jamais mécontent. Et puis c’est tout à coup le brouhaha. Quatre ambulances radinent dans la rue en cornant tout ce qu’elles savent. Petit-Littré est dans ses tout petits souliers.

Il se rend compte que ça va être bougrement duraille d’écraser le scandale. Vingt brancards, ça fait du bidule. La réception mondaine tourne franchement à la catastrophe ferroviaire. Dehors, tout le quartier commence à se masser devant son hôtel.

Je le prends en pitié.

— Faites courir le bruit qu’une conduite de gaz a crevé, et tout le monde a été incommodé.

Il me pétrit l’avant-bras (il n’est pas assez grand pour m’empoigner au-dessus du coude).

— Mais oui, merci ! Le gaz ! C’est cela : le gaz !

— Donnez-moi donc le nom de l’ami qui vous a offert les six bouteilles de whisky, pendant que nous y sommes.

Du coup son enthousiasme flanche.

— Mais qu’allez-vous imaginer ! C’est quelqu’un qui est au-dessus de tout soupçon !

— Vous aussi, monsieur Petit-Littré êtes au-dessus de tout soupçon, et pourtant cette surprenante aventure a eu lieu chez vous !

— C’est un fait, reconnaît le nabot.

— Alors ?

À regret, il murmure :

— C’est un important industriel, M. Charles Olivieri…

— Qui habite ?

— 212, avenue Henri Martin.

— Merci.

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