CHAPITRE VII

Dans lequel Béru me montre le tour qu’il avait dans son sac

En rentrant au volant de mon corbillard, je fais le point de la soirée et, par la même occasion, comme je ne suis pas fainéant, celui de la situation.

Jusqu’à présent tout s’est admirablement passé. Je me suis introduit dans la place et j’ai fait camarade avec les suspects (exception faite pour sir Concy qui a l’air de me chérir autant qu’une crise de coliques néphrétiques). Deux choses me tarabustent : les suspects n’ont pas l’air suspects du tout. Cette vieille lady impotente, sa ravissante nièce, leur jovial directeur, m’ont l’air aussi purs que de l’oxygène mis en conserve au sommet du mont Blanc. Par contre, la deuxième chose qui me tracasse, c’est le peu d’intérêt qu’a provoqué l’attaque de son altesse boulimique Béru 1er, roi des naves. Enfin, bon Dieu, quand un homme masqué crève les boudins de votre chignole et vous menace d’un revolver, il y a de quoi vous commotionner et commotionner votre entourage, non ?

Je suis bien certain que si pareille mésaventure vous arrivait, vous n’auriez pas fini d’ameuter la Garde et de nous en rebattre les éventails à moustiques. Or, les Mac Herrel ont encaissé l’incident avec un flegme plus que britannique. Ils n’ont même pas téléphoné au shérif. Ils ne se sont pas non plus donné la peine d’alerter un garagiste. Cette indifférence me trouble. À table, on a causé de la pluie de l’année dernière et du vilain nuage qui a assombri le ciel vers quatorze heures dix-huit ; c’est un peu raide, non ? comme le faisait remarquer un Iranien auquel on faisait subir le supplice du pal. Curieuse famille tout de même !

Le beau visage de la douce Cynthia se fait plus insistant à mon esprit. Quelle idée a cette merveille d’épouser un macaque comme Concy ? Histoire de gros sous ? Probable. Je ne vois pas d’autres explications. Je sais bien que vous avez des locdus tout ce qu’il y a de pas beaux qui sont en réalité des Casanovas de première, mais ça m’étonnerait que le Concy fasse partie de cette catégorie d’élite. Ça doit être aussi triste dans son calbar que dans un orphelinat pendant une épidémie de scarlatine. Avec sa bouille blafarde, ses yeux de faux dargif, et ses lèvres aussi sceptiques que septiques, on a plus envie de l’envoyer chercher dix kilos de pommes de terre dans sa casquette que de le mettre dans son dodo. Il est vrai que les gonzesses sont tellement braques ! Vous avez des sœurs dont les époux ressemblent à Anthony Parking et qui les doublent avec des gus lamentables. Faut jamais chercher à piger avec elles.

Remarquez, y a bien à dire et à redire sur les zigs aussi. Vous voyez des pin up boys accouplés souvent à des tarderies pas croyables. Moi j’en connais un, un gars presque aussi bien baraqué que moi et presque aussi beau[8] qui est marida avec une maigreur tellement maigre que quand elle marche on a l’impression qu’elle tricote sa jupe. Et pourtant il pourrait s’offrir des bêtes de race, le dont au sujet duquel je vous cause. Ses aspirations, il aurait le droit de les mettre en vitrine. Mais, va te faire peindre en jaune : il se contente de sa mocheté filiforme. Une frangine qui se fait une robe dans une cravate et qu’on croit enceinte de dix mois chaque fois qu’elle avale un noyau de cerise.

Tout ça pour vous exprimer mon aigreur relativement aux fiançailles Cynthia-Philipp Concy. Ce gnaf, j’aurais de la joie à lui faire porter un bada de bersaglier à deux plumes.

Bourré d’amertume, j’arrive à l’auberge du Generous Scottish. Je monte dans la carrée de Béru, mais il n’y a personne. Par contre, dans la mienne, la gosse Katty m’attend, habillée de bas en haut d’un costume d’Ève taillé sur mesure. Elle a pris un drôle d’abonnement à la lecture, ma soubrette.

— Vous n’avez pas aperçu mon petit camarade ? je demande en lui décernant le patin à compétition à fixation instantanée.

Elle éclate de rire, me saisit la main et m’entraîne jusqu’à la porte qu’elle en trouve légèrement. Un doigt sur la lèvre, elle me fait signe d’écouter. À l’étage au-dessus c’est la grande corrida avec mise à mort. Katty m’explique que le père Mac Hantine est à une conférence sur le développement du bas à avarice dans l’ancienne Écosse et que, mettant à profit son absence, mon glorieux collègue a rendu une petite visite à la taulière. On joue « Branle-bas de combat » là-haut, avec en fin de première partie la grande scène de « La Fureur d’aimer ».

J’ai idée que si Mac Hantine trouve la conférence tartignole et s’amène avant la fin d’icelle, y aura la grande fiesta écossaise avec cornemuses bouchées. Mais les choses vont leur train et, étant ce qu’elles sont, se terminent sur un score nul. Dix minutes plus tard je récupère Bérurier. Il est violet comme Monseigneur Dupanloup, le Gravos. L’œil injecté de sang, la bave aux lèvres, le cheveu collé au front par la sueur de sa frénésie, la brioche encore vibrante.

— Alors, Gros, demandé-je, cette planche à repasser ?

— Tu repasseras, bougonne-t-il. Ah ! la dévorante… J’sais pas ce qu’elle beuglait en english, mais c’était sûrement par le texte de la réglementation sur les débits de boisson. Jamais vu escaladeuse pareille ! Électrique qu’elle est, ma parole ! D’accord, elle cloque ses nichemards dans la table de nuit, mais avec ce qui lui reste elle sait se faire une personnalité, j’te jure…

Il a quelque chose sous le bras. Ce quelque chose n’est autre qu’une bouteille de scotch.

— Vise ce qu’elle m’a donné, triomphe Bazu. La prime à la qualité, quoi. Pour une Écossaise, c’t’un signe, non ? Viens qu’on s’en tape un gorgeon, San-A. Tu vois, dans le fond, ce patelin me plaît. Ça biche sur tous les tableaux : dans le lac comme dans le padock.

Nous pénétrons dans sa chambre après que j’aie congédié Katty sous un fallacieux prétexte.

— Et comment que ça s’est passé avec la blonde du château ? demande le Don Juan de la matucherie françouaise.

— On ne peut mieux.

— T’as un ticket ?

— J’en ai surtout un pour visiter la fabrique de scotch.

— Et après ? Tu t’imagines que ces messieurs-dames t’espliqueront comment qu’ils foutent des stup’ dans leur limonade ?

— Non, mais ça va me permettre de connaître les lieux. Et connaissant les lieux je pourrai y retourner de nuit, tu piges, désespoir des psychiatres ?

— Vu. Elle a pas trop renaudé, la gamine, à propos de la gression ? Je crois que c’a été une gression à grande mise en scène, non ?

— Parfaite. Non, elle n’a pas rouscaillé et sa tatan non plus. Entre nous et la planète Mars, ça me chiffonne un peu.

Le Mahousse qui se versait une rasade niagaresque dans son verre à dents (verre qui ne saurait lui servir à un autre usage), le Mahousse, répété-je, pose brusquement sa boutanche.

— Qu’est-ce qu’elle m’a refilé dans le porte-pipe ; t’as vu ?

Il met la main à sa poche et en retire une poignée de dents.

— Mon jeu de dominos est descendu en marche. Je t’avertis qu’il sera facturé à l’Administration. J’étais en exercice.

Il jacte comme s’il avait de la purée de patate brûlante dans le clapoir. Il reste encore quelques ratiches parcimonieuses après son piège à beefsteaks : des molaires surtout.

— Un dentier que jamais j’avais eu le pareil, soupire-t-il. De la mécanique de précision qu’avec laquelle j’aurais bouffé des cailloux !

— Des cailloux, mais pas des clés anglaises !

— Parle-moi z’en pas. Ça été si rapide que j’ai pas eu le temps de parer le coup. J’ai failli partir dans le sirop, San-A. ; et pourtant j’ai rien de la femmelette à vapeurs, hein ?

Il écluse cul sec son verre de raide.

Ensuite il va ouvrir un tiroir de sa commode et y prend un objet fauve et rectangulaire, de la dimension d’une brique. Il le jette sur le lit.

— Le produit de la quête, M’sieur le Commissaire de Médeux.

Je m’aperçois qu’il s’agit d’un petit sac à main en box-calf.

— Où as-tu pris ça ?

— Je l’ai pas pris, on me l’a donné.

— Qui ?

— Mais la blonde. Quand j’y ai fait voir mon parabellum en braillant : « Money », elle m’a tendu son sac. Je pouvais pas le lui refuser, c’était si gentiment offert…

Le Gravos ricane :

— Ben ouvre ! Elle a un drôle de rouge-baiser, cette gosse.

Je relève le rabat du sac à main et j’émets un sifflement qui me vaudrait un certain succès dans une fosse de reptiles.

La pochette de cuir renferme un pistolet. Pas de l’outil de salon mais un chouette suédois de 9 mm avec lequel on perforerait les Peter Sisters en enfilade aussi aisément qu’une pêche trop mûre.

— C’est pas avec ça qu’elle se fait les cils, tout de même ! rigole sa Majesté Béru en se versant une nouvelle rasade de scotch.

Je sens le canon de 1’arme et je perçois une confuse odeur de poudre. Ce bijou de famille a servi il y a peu de temps.

Je me dis que cette arme explique peut-être la résignation de la plus jeune des dames Mac Herrel à la suite de l’agression. Elle ne tenait pas à ce qu’on entreprenne des battues qui eussent peut-être permis d’arrêter le coupable et de découvrir que Cynthia avait dans son sac des accessoires de toilette un peu particuliers.

Outre la pétoire, le réticule contient le permis de conduire et la carte grise de la jeune fille, huit billets d’une livre, un peu de monnaie, et une minuscule clé de sûreté. M’est avis que cette clé n’ouvre pas une porte de Stingines-Castle où les serrures sont grandes comme des boîtes à lettres. En somme l’agression a été doublement payante et, une fois de plus, l’Effroyable s’est montré à la hauteur de sa tâche.

— Bonne journée, Gros, dis-je en buvant une gorgée de whisky à même le goulot.

— Bonne journée, sauf pour mes crochets. Avec quoi que je vais bouffer maintenant ?

— Chiale pas, on te fera du vermicelle. Et puisque t’as été de première je vais te faire une fleur, bonhomme.

— Quoi t’est-ce ? espère-t-il.

— Je te prends à mon service.

— Ça t’ennuierait de dérouler un peu le tapis, que je comprenne ?

Je lui raconte l’invitation qui m’a été faite et le stratagème que j’ai trouvé pour faire pénétrer aussi le Gravos à Stingines Castle.

Voilà l’édenté qui se met en suif ! Pas d’accord, qu’il est, Bérurier 1er.

— Sans charre, au moment où que je dégringole une déesse de l’amour comme Mme Hantine, tu veux que j’aille m’enfermer dans c’t’prison, là-haut ! Et pour y jouer les larbins ! Moi, Bérurier ! Que je me baisserais seulement pas pour ramasser le mouchoir d’une bourgeoise ! Que c’est pas dans mes principes ! Bérurier en esclave ! Tu t’entreprends et tu te laisses en route, San-A. C’est la fatigue ou quoi ? Un Bérurier en videur de pots de chambre ! Que mon père qu’était fermier avait des garçons de ferme ! Et tu voudrais que…

Je profite de ce qu’il déguste un doigt d’oxygène dans un bol d’air pour tonner :

— C’est fini cette comédie ! Inspecteur Bérurier, vous êtes ici en mission commandée ! Vous ferez ce que vous ordonne votre chef et sans donner le moindre signe de réprobation sinon il pourrait vous en cuire. Vu ?

Vaincu comme toujours, il baisse le ton, mais continue pourtant d’ergoter.

— Tu me connais, San-A., le travail m’a jamais fait peur. Jouer des rôles quand c’est qu’il le faut, j’sus pas contre non plus. À preuve c’t’après-midi ! Tu me demanderais de me déguiser en n’importe quoi de vexant, pour le boulot, d’accord, j’accepterais : je me fringuerais en ordonnateur des Pompes funèbres, en général, en député, en Lyonnais, en mère maquerelle, en mère Mac Herrel s’il le faudrait ; mais en larbin, c’est pas possible, pas un Bérurier, Tonio, jamais ! Chez nous, on n’a pas l’intelligence branchée sur la haute tension, je reconnais. Ça se peut qu’on soye cocu. On picole trop et on se lave p’t’être pas assez les pieds, nous sommes d’accord. Mais on a de la dignité, je m’escuse.

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