Plus rondouillard, plus rose-bébé, plus affable que jamais, Mac Ornish entre dans le studio de sir Concy.
En m’apercevant, sa figure s’éclaire.
— Je vous croyais reparti en France, cher monsieur ?
— Je n’ai fait qu’un aller-retour, mon bon ami. L’Écosse est pareille à son whisky : lorsqu’on a trempé le nez dedans une fois, on y revient toujours…
Tout en parlant, je me suis approché du bonhomme. Au moment où il s’y attend le moins, je lui fais une clé japonaise (dans ce pays, je ne puis décemment lui faire une clé anglaise) et il se retrouve à dame, les bras derrière le dos, ses petites flûtes courtaudes ramant désespérément. Il glapit :
— Mais qu’est-ce qui vous prend ! Quelle est cette plaisanterie de mauvais goût ! Messieurs, voyons !
— La boucle ! dis-je en anglais.
Et tout en disant en anglais, je palpe les poches du monsieur. Elles ne contiennent que son portefeuille et de l’argent.
— Mais c’est une agression, Seigneur Jésus ! s’époumone le poupard.
— Qu’avez-vous fait de votre revolver ? interrogé-je en lui cloquant un coup de tranchant sur le museau.
Il geint :
— Mais je n’ai pas de revolver !
— Espèce de gros sac ! L’autre soir, au dîner, vous en aviez un !
Il s’assied à terre, tire son mouchoir et s’éponge le front.
— C’est vrai, reconnaît-il sans se troubler outre mesure, mais dès le lendemain, je l’ai déposé chez le shérif.
— Pardon ?
Sa face replète est violette d’émotion. Il regarde San-A, il regarde sir Concy et son copain ; et il ne sait plus si c’est du lard ou du Bérurier.
— Ben oui. J’avais trouvé cette arme en rentrant dans la cour de la distillerie. Je l’avais empochée car c’est un objet qu’il vaut mieux ne pas laisser traîner, d’autant plus que celle-ci était chargée. Et le lendemain, je l’ai portée à la police. Allez-y voir si vous ne me croyez pas.
Il se remet debout en ahanant.
— En voilà des manières, proteste-t-il. Me molester comme un malfaiteur ! Mais, messieurs, auriez-vous perdu la tête, ou bien êtes-vous ivres ! Et cet appel téléphonique au milieu de la nuit ! Hmm !
Il râle vilain. Je me rappelle alors ce que m’a dit le révérend Mac Happot : « L’homme le plus édifiant de Stingines et des environs, ce Mac Ornish ! » Son histoire du pétard m’a l’air plausible. Allons, bon, me voilà avec un suspect de moins.
Je lui dévoile alors mon identité et le pourquoi du comment du chose qui m’a amené dans son patelin. Il n’en revient pas.
— Lady Mac Herrel compromise dans une affaire de stupéfiants ! Y songez-vous !
— Lady Mac Herrel est décédée, messieurs. Ce depuis vingt-cinq mois et pas d’une occlusion intestinale !
Exclamations ! Stupeur ! Etc… J’en passe, et sans mettre le clignotant !
— À plus tard les explications, coupé-je. Mac Ornish, vous avez une clé de la distillerie ?
— Évidemment !
— Eh bien, allons-y !
— Hein !
— Vite !
Aussitôt dit aussitôt fait. Nous nous embarquons à bord de ma Bentley-Funéraire, Mac Ornish, les deux zigs en smok et Bibi, fils unique et toujours préféré de Félicie.
En route, je pose des questions pertinentes au diro de la boîte. Il y fait des réponses satisfaisantes qui contribuent à éclairer ma loupiote. Par exemple, j’apprends que le service de mise en bouteilles soutire un fût par jour et que la production de certaines journées est enlevée sur les ordres de Mrs Daphné par un camionneur qui est censé les livrer à des amis à elle (ce que je crois volontiers).
— La pseudo Mrs Mac Herrel, se tenait-elle au courant de la mise en bouteilles des fûts ?
— Chaque soir, elle m’indique sur un plan le fût qui devra être soutiré le lendemain, je considérais cela comme une marotte de vieillard.
Drôle de marotte ! C’était tout bonnement la clé du trafic. La nuit, Cynthia ou un complice allait verser l’héroïne dans le fût désigné. Elle se dissolvait pendant la nuit et le lendemain on soutirait du whisky drogué que d’autres complices venaient chercher et expédiaient aux abonnés ! Un jour, il y a eu erreur et M. Olivieri a reçu une caisse de whisky truqué… Cette fatale erreur (fatale surtout pour Olivieri) devait faire découvrir le pot aux roses.
Pourquoi voulez-vous visiter la distillerie à pareille heure ? s’inquiète Mac Ornish.
À pareille heure ! Combien de fois l’aurai-je entendue, cette protestation ! C’est fou ce que les gens ont le souci de l’heure.
La vie, au fond, c’est une pendule. On regarde sa montre pour savoir ce qu’on va commander au café ; on la regarde pour se tâter le pouls, on la regarde pour savoir si on doit travailler, se baigner ou dormir. C’est un cauchemar. L’univers en douze parties subdivisées en soixante, re-sub-divisées en soixante ! Un cauchemar quand on y songe ! Des aiguilles tricotent notre destin. Une maille à l’endroit et le cœur à l’envers !
— Je ne veux pas visiter la distillerie, je veux seulement faire un tour à la cave.
Nous nous y rendons au pas de gymnastique. Devant mes escorteurs abasourdis, je cavale droit au fût recelant le cadavre. Il y a une immense flaque d’alcool au pied de celui-ci.
Je grimpe dessus et je pousse un cri de désespoir.
On a bricolé mon trappon ! En une seconde je viens de tout piger. Maintenant un disque de bois est cloué par-dessus. Ces vaches ont capturé Béru, l’ont assaisonné comme l’autre type et ont voulu que les deux gars se tinssent compagnie. Misère ! Trois fois misère ! Mon pauvre Béru ! En voulant desceller le fût ils ont vu qu’il était scié sur sa partie supérieure…
— Vite ! Des tenailles ! Un ciseau à froid ! Un marteau !
Ces messieurs en smoking dans une cave qui me brandissent des outils, c’est un spectacle que je n’oublierai jamais ! Jamais !
J’arrache le disque de bois, puis le trappon. Je plonge le faisceau de ma lampe à l’intérieur du tonneau. Et ce que j’appréhende se concrétise. Il y a deux cadavres au lieu d’un dans la futaille : celui de l’homme à l’étui et celui de Bérurier.
Je crie aux autres de m’aider. Nous brisons à coups de masse le haut du fût ; au contraire de ce tonnelier amoureux des contrepèteries qui passait la main entre deux caisses pour boucher le trou du fût. Je me penche, je saisis Bérurier par un bras ; sir Concy qui m’a rejoint le prend par un autre. Nous le sortons tout ruisselant de son étrange sarcophage. Nous l’étendons sur le sol…
Des larmes ruissellent sur mes joues.
Mon Béru, mon cher, mon brave, mon fidèle Béru ! Mort, noyé ! Dans un whisky, certes, mais noyé tout de même ! Alors c’est donc fini tes balourdises et tes coups de gueule, tes séances de châtaignes, tes nuits blanches, tes gueuletons, tes réflexions impayables ? Fini, dis, Béru ?
Et brusquement, à travers la buée qui voile mon regard, je distingue l’énorme masse ruisselante qui s’ébroue. Et une voix d’ivrogne brame aux échos de la cave ce chant altier :
« Cardons, cardons, car nous sommes matelassiers. »
Oui, c’est Béru. Il balance son hymne : les Matelassiers, avec un clapotis, des gargouillis, des bulles, des borborygmes, des soupirs, des gloussements.
« Car nous sommes matelassiers, mes frères ! Oui, nous sommes matelassiers. »
J’ignore le nom du compositeur de ce chef-d’œuvre impérissable du folklore français. Mais qu’il soit béni à jamais pour l’immense joie que je lui dois !
Enveloppé dans une couverture, confortablement allongé sur le canapé du bureau de Mac Ornish, le Gros claque des dents.
Il a des nausées et, spasmodiquement, souille le plancher.
Il a dû avaler au moins deux litres de scotch, le pauvre lapin !
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demandé-je.
Il a un long frémissement de bas en haut.
Son regard injecté de sang me considère.
— Ah ! T’es revenu, Commideux de mes saires ! gargouille-t-il. Pas trop… heug… tôt. Écoute, je… heug… vais te dire. On peut pas exhumer de l’avenir, mais… heug… jamais je reboirai du whisky ! Ah ! tonnerre de Dieu, la saloperie qu’y a là !.. Heug…
— Allons, mon frère au visage pâle, remettez-vous et narrez-nous !
Il détranche mes compagnons.
— Qu’est-ce que ces ouistitis foutent… heug… là, à me regarder comme des… heug…
— Ils m’ont aidé à te délivrer de ce fût. Dire que tu as failli périr dans un tonneau, toi, Bérurier ! On croit rêver ! Allez, explique !
Il balbutie.
— Z’auriez pas un peu d’eau ?
Je sais bien que notre époque est aux émotions fortes. Mais tout de même, entendre le Gros demander de la flotte, ça commotionne. On lui apporte un verre d’eau et à mon grand soulagement il s’en asperge la nuque.
— J’ai une de ces migraines, mon pote ! Ces vaches m’ont filé un coup de baguette magique sur la noix qu’un bœuf en aurait perdu ses cornes !
— Les tiennes sont mieux attachées, probablement ! Raconte voir un peu comment les choses se sont déroulées…
Il exhale un rot qui plaque Mac Ornish contre le mur, puis il éternue très fort.
— Cette vacherie de whisky, j’en ai partout, j’en suis complètement imbibé… Bon, eh ben, pendant que t’étais pas là, j’ai surveillé not’ monde… Pour cécoinces (il désigne Mac Ornish) rien à signa… beugler ! Mais cézigue… (il montre sir Concy avec une discrétion exquise) est allé faire un tabac du tonnerre au château. Je l’ai vu à la jumelle ! Il gesticulait ! Et il devait gueuler tellement que je m’étonnais de pas entendre. Enfin, il est parti… Moi je me suis tiré de chez Gladys pour essayer de savoir de quoi il retournait…
Il s’interrompt.
— Brrr, ça me colle des brûlures au zophage, cette gnole ! À partir de dorénavant, je boirai que du Muscadet et du Beaujolpif, t’as ma parole.
— Merci, je la mets précieusement de côté. Continue…
— Je crois, réfléchit le Mahousse, que j’ai commis z’une imprudence.
— En faisant quoi ?
— En revenant au château.
— Tu es revenu au château ?
— J’ai pris par les communs, comme on dit. Je m’ai annoncé en loucedé et j’ai expliqué aux larbins que j’avais oublié ma montre dans ma chambre. J’y suis été et je m’ai planqué dans un petit cagibi qui se trouve juste à côté.
— Espèce de Misérable protubérance imbécile ! fulminé-je, je t’avais recommandé la plus grande prudence pourtant.
Le Gravos secoue sa noble tête à laquelle il ne manque qu’une sauce vinaigrette pour la déguiser en tête de veau.
— La différence qu’y a entre moi et Bayard, fait-il, c’est que j’ai pas d’armure, rappelle-toi toujours de ça, Commissaire de…
— Suffit, poursuis !
— J’ai attendu quèques heures dans l’oscurité. Je voulais faire accroire aux autres loufiats que je m’étais barré, tu piges ?
— Parfaitement, after ?
Dans le fond, c’était pas tellement idiot et, une fois de plus, force m’est de saluer bien bas le courage indomptable du Preux Béru.
Les autres écoutent — du moins sir Concy et sir Constence Haggravente qui sortent d’Oxford (et fait reluire) et causent le français — avec une attention silencieuse. Mac Ornish, quant à lui, nous dévisage à tour de rôle pour suivre sur nos frimousse le sens des mots proférés par Bérurier.
— J’ai s’attendu la nuit avant de m’hasarder hors de la planquette, poursuit le rescapé du scotch. M’a fallu de la patience pour patienter là-dedans.
— Tu t’es endormi ? deviné-je.
Il rougit.
— Mettons que j’ai somnolé un chouïa. Dans un réduit c’est pas folichon et j’ai jamais supporté la castration.
Sir Constence Haggravente se tourne vers moi, soucieux.
— Ne dit-on pas aussi claustration ? me demande-t-il.
— On le dit « aussi ».
— Thank’s.
— Je peux causer, oui ? proteste le Gros qui redoute qu’on lui ôte ses effets autant qu’il réprouve la castration.
— Tu peux.
— Je m’ai donc fait une espédition dans la baraque. Comme je la connaissais, j’avais pas de mal à me repérer… J’sus descendu et j’ai vu du feu au salon. Je m’en ai approché, je m’ai baissé pour mater par le trohu de la serrure, et j’ai vu la môme blonde toute seule. Et puis tout par un coup, mon pote, je me ramasse sur la calbombe un de ces coups de goumi ! Je peux pas te dire si que j’ai vu des étoiles ! Le sirop, vite fait ! Comme si qu’on aurait coupé le courant. Vrran, partez !
— Et alors ?
— Alors fini. Je m’ai plus rendu compte de rien ; sauf peut-être, maintenant que j’y réfléchis, y me semble qu’on m’a trimbalé dans une bagnole. Quand j’ai repris connaissance j’étais dans cette vacherie de whisky, à barboter. Je me noyais et c’est ça qui m’a tiré des limbes. Au moment où que j’allais canner, j’ai pu respirer. Pour ça je devais me tenir juché sur un tas de j’sais pas quoi qui se trouvait dans la cuve aussi. En tenant ma bouille au ras du couvercle, j’arrivais à assorber un peu d’air.
« Seulement à tout bout de champ mon pied glissait et je repartais dans le fond de la cuve pour boire une tasse…
Il se tait.
— C’est tout, annonce-t-il.
— Je crois que nous sommes arrivés à temps pour te tirer de là, non ?
— Je le crois itou.
— Le tas dont tu parlais c’était un cadavre, mon chéri.
— Pas possible.
— Et tu as pu t’en tirer parce qu’ils t’ont jeté dans la cuve. Avec ton poids une partie du whisky a débordé, laissant ensuite un vide qui t’a permis de hisser ta splendide physionomie hors du liquide.
Je fais face à sir Concy.
— Eh bien, Phil, doutez-vous encore ?
— Non, Commissaire. Je m’aperçois un peu tard que je suis tombé amoureux d’un monstre.
Et maintenant ? demande Mac Ornish, à qui on vient de faire un résumé en anglais des péripéties béruriennes.
Je me tenais devant la fenêtre de son bureau, regardant la cour morose de la distillerie. Je rêvassais, ou plutôt je prenais conseil de Moi-même (un de mes bons amis que je délaisse un peu). Je me retourne.
— Maintenant, c’est l’hallali ! Mac Ornish, cette fois c’est vous qui allez appeler Stingines Castle. Vous demanderez Cynthia et lui direz qu’il vient d’arriver un grand malheur : Concy m’a trouvé et tué. Vous lui direz qu’il veut la voir une dernière fois avant d’aller se constituer prisonnier, vous pigez ?
— Je ne vois pas trop où vous voulez en venir, mais je vais faire ce que vous dites.
Et il bigophone à la gosse. Tout se passe admirablement et la pauvre Miss Cynthia affolée, dit qu’elle veut bien accorder une ultime entrevue à son fiancé meurtrier. Quelle noblesse d’âme ! Elle l’attend.
Mac Ornish raccroche.
— Fort bien, approuvé-je. Maintenant, puisque vous connaissez le shérif, Mac, téléphonez-lui pour lui demander de se rendre à Stingines Castle. Qu’il prenne un de ses hommes avec lui et se munisse de menottes !
Mac Ornish, subjugué par mon ton de commandement, se met à appeler le numéro. Il raccroche au bout d’un instant en annonçant « Pas libre ».
Un temps. Il recommence. Cette fois on répond.
— Mac Heusdress ! demande Mac Ornish.
— Il a bien de la chance, rigole le Gros.
Le Diro fait son petit baratin au shérif. Celui-ci lui répond longuement et Mac Ornish lui dit de patienter un moment. Mettant sa main sur l’appareil il m’annonce, sidéré.
— Cynthia vient de l’appeler. C’était avec elle qu’il était en communication. Elle lui a dit de monter à Stingines d’urgence pour appréhender son fiancé qui venait de commettre une grande folie !
Concy, le pauvre Concy, émet un gémissement et tombe assis devant le bureau de Mac Ornish. Il met sa tête dans ses mains et libère un long sanglot. Il me fait de la peine.
— Allons, Phil, je soupire, du cran. Les gonzesses ne valent jamais les larmes que nous versons pour elles !
Puis je fais signe à Mac Ornish de conclure avec le shérif.