CHAPITRE IX

Dans lequel je continue de traiter exactement les rubriques annoncées en tête du précédent chapitre[9]

Il est beau, Béru, dans sa veste d’un blanc immaculé, avec son nœud noir, son pantalon noir, ses gants blancs.

Rasé de frais, j’ai insisté pour. Le cheveu collé à plat sur la bouée, le teint frais. Une gravure de bœuf-mode ! C’est inouï ce qu’il porte bien l’uniforme. Du coup, ça le console de jouer son rôle de larbin. Il veut bien, se matant complaisamment à toutes les glaces.

Je lui fais une ultime répétition.

— Alors t’as bien pigé, Gros ? Les dames pour commencer. Et à gauche !

— Vu ! Tu me prends pour une crêpe ?

J’évite de répondre affirmativement et je poursuis :

— Lorsque tu verses à boire, vas-y mou, c’est pas pour toi, hein ?

— Des demi-godets façon régime… Tu l’as déjà dit ! proteste le mammouth.

Il lisse les poils de ses oreilles, les plie en torsades et se les enfouit dans les pavillons.

— Si la Berthe me verrait, tu parles d’une commotion, mon neveu !

Puis, soudain :

— À propos, faut que je te cause de quéque chose, San-A. Pendant que tu te farcissais la visite de l’usine à gnole, j’ai fouinassé dans le château.

Sa bouille d’intense brave homme a une expression mystérieuse.

— Et j’ai repéré du louche plutôt bizarre.

— Quoi donc ?

— Eh bien ! figure-toi que le Maychoses a piloté le wagonnet de la vieille jusqu’à une pièce qu’est tout à fait au fond du grand couloir principal.

— Et alors ?

— Attends. D’habitude, si t’as remarqué, quand c’est qu’il la conduit quelque part, il ne la quitte pas. Là, au contraire, une fois devant la lourde, la vioque a sorti une clé de son giron et c’est elle qu’a ouvert. Elle a rentré et Maytrucs s’est taillé. La mère Roulette a refermé à clé derrière elle et elle est allée en faisant marcher elle-même son teuf-teuf jusqu’à un bureau miniss.

— Comment le sais-tu ?

Le Gros se fend le pébroque :

— Dis, les larbins, c’est fait pour zieuter par les trous de serrure, non ?

— Après ?

— J’sais pas ce qu’a s’est mise à bricoler. Elle avait une cassette en fer et elle s’est mise à farfouiller dedans…

Il se tait, arrache un poil de son nez en un mouvement qui lui est familier car le Gravos est coutumier de ce genre d’ablation et mire le poil à la lumière de la lampe.

— Belle prise, admiré-je ; il fait au moins dans les huit centimètres.

— Je te le donne, annonce Béru en jetant son poil sur mon oreiller. Bon, où ce que j’en étais ? Ah ! oui… Quand elle a eu fini, Mme la Baronne s’est avancée, toujours en fauteuil, vers un meuble-classeur. Elle a rabattu le couvercle coulissant et a planqué sa cassette dedans.

— Merci du tuyau, fils ; c’est bon à savoir…

— Minute, patron, c’est pas tout.

— Dis, tu remplaces la huitième de France-Soir à toi tout seul !

— J’ai voulu voir, dehors, laquelle des pièces que c’était. Je m’ai repéré et j’ai pu la détracter. Elle est facile à reconnaître du reste.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle a la seule fenêtre qui soit munie de barreaux. Et je t’ajouterai que ces barreaux ont z’été posés depuis pas bien longtemps : le ciment est frais et ils sont à peine rouillés.

— Re-bravo, Bonne Pomme ! je crois que ton avancement se précise d’heure en heure.

— Ce sera pas du rabais, affirme immodestement Bérurier. Bon, je vais prendre mon service. Ce qu’il faut pas faire pour réussir dans la poule !


Quand je me pointe au big salon pour le dîner, tout le monde sont là, comme dit Bérurier. On me présente, je serre des mains, tout le monde glousse. Je suis l’attraction du jour chez des gens qui se font tartir. Il y a là le pasteur du village, le révérend Mac Hapott, sa femme qui est Anglaise, sa fille et son fils. Le pasteur est un grand sec habillé de maigre, avec peu de cheveux, un nez rougeoyant et des yeux pâles. Sa bergère est une personne pincée comme le binocle de son mari. Sa fille une grande bringue qui a fait sienne la devise de l’Empire Britannique : Dieu et mon doigt ; boutons on the frime, teint yellow, naze allongé. Le fils est roux, rouge, rouillé, roué, roussi, roulant, rouinier, et il bégaye.

Outre les Mac Hapott, je fais également la connaissance du lord maire, Mr Edward Sett, et enfin celui du baronnet Exodus Concy, père de Philipp, l’homme qui me doit la plus belle crise de foie de sa vie. Le papa Concy est un vieux rapace au nez crochu, au menton en forme de chausse-pied, aux petits yeux chafouins.

Je lui demande des nouvelles de son rejeton, mine de rien, et il annonce à la société consternée que Philipp a eu un petit accident de voiture : il a freiné trop brusquement et il est parti la tête la première dans le pare-brise, se fendant les deux arcades, le pauvre lapin. Je m’apitoie. On boit un drink et James Mayburn annonce que sa Grâce à roulettes est servie.

L’Enflure va devoir exécuter son triple saut périlleux. J’ai le palpitant qui me chahute un brin.

À table, je me trouve entre tante Daphné et Mrs Mac Hapott, ce qui n’a rien de réjouissant. Par contre, j’ai Cynthia en face de moi et nous pouvons emmêler nos pieds et nos regards.

Hors-d’œuvre : un saumon grand comme ça, à l’intérieur duquel Jonas pourrait emménager avec toute sa family. Il n’est pas mayonnaise, mais accommodé à une sauce tout ce qu’il y a d’anglaise. La mission du gars Béru ? Tenir le plat devant chaque convive tandis que Mayburn sert tour à tour les invités.

Je frémis comme pendant une émission de télé montrant une opération à cœur ouvert. Drôle de suspense, mes amis !

On sert tante Daphné sans encombre et on va pour alimenter la bergère du révérend lorsque sa Seigneurie Bérurienne éternue sur le saumon. Il se produit alors une inflammation de sa membrane pituitaire et il en découle (si je puis dire) la régurgitation d’un liquide aqueux et filant qui se met à trembloter à l’extrémité du nez bérurien. Le Gros veut ôter cette fâcheuse décoration, si peu appropriée à la solennité de l’instant. Il lève le coude droit afin de hisser sa manche à la hauteur de son nez, mais ce faisant, il compromet l’horizontalité du plat de saumon et la sauce piquante d’icelui tombe en une gracieuse cascade dans le cou de Mrs. Mac Hapott laquelle se met à pousser des clameurs comme si elle venait de découvrir un horse-guard à la place de son marchand de sermons dans la couche matrimoniale.

La consternation est générale, que dis-je : maréchale !

Je bredouille des excuses. Tante Daphné émet des petits cris. Le baronnet Concy dit que c’est dommage de gâcher une aussi jolie robe (imprimée, ça représente des hortensias mauves sur fond d’incendie) et une aussi bonne sauce. Mayburn réprimande Béru en anglais, lequel Béru lui répond en français :

— Ah ! vous, Maydeux, grogne l’Enflure, mettez-y une sourdine si vous voulez pas que je vous balance le reste dans le calbar.

Puis, après avoir déposé le saumon devant la tante Daphné, il se tourne vers la mère Mac Hapott.

— À nous deux, ma petite dame, fait mon collègue. Faut pas vous tracasser, on va réparer le malheur. Dites-vous bien qu’il vaut mieux ça qu’une jambe cassée.

D’autorité il saisit la serviette de la personne sinistrée, la trempe dans la carafe et se met à frotter la partie dorsale de Mme Mac Hapott. L’eau glacée fait à nouveau glapir la douairière. Le révérend n’est pas content. Il aime pas qu’on frotte sa gerce en public. C’est pas qu’elle soit lobée, mais dans son boulot on ne peut pas se permettre les fantaisies.

Son crétin de fils rigole comme un bosco. Le baronnet profite de la confusion pour s’empiffrer. C’est un super-radin.

Il doit avoir le porte-monnaie soudé à l’autogène et à l’église il s’évanouit au moment de la quête.

Enfin tout finit par rentrer dans l’ordre et le dîner se poursuit.

Béru, maintenant, a pour mission (dangereuse) de servir les vins. La vieille Mac a une cave de first quality, comme on dit à Paris. C’est du Pouilly fumé qu’elle sert avec le poiscaille. Béru, qui en connaît long comme une fin de mois de manœuvre sur le métier de sommelier, manœuvre avec classe et célérité. Il sert tout un chacun.

— Pas pour les enfants ! décrète sévèrement le pasteur en constatant qu’il a versé à ses chiares.

— Une goutte de picrate n’a jamais fait de mal à personne, va ! plaide le serviteur modèle.

Il montre la jeune fille boutonneuse.

— Ça y donnerait des couleurs à la demoiselle !

Mais le révérend reste inflexible.

— N’insistez pas, voyons, Benoît ! interviens-je.

Puis, au pasteur.

— Il fait le service à l’auvergnate, ne lui en veuillez pas.

Bérurier saisit le verre de l’adolescente pubère et, tout tranquillement, le porte à ses lèvres.

— Ça, déclare-t-il, c’est le service à la bourguignonne…

Il goûte le vin.

— Pas assez frais, dit Béru. Mais c’est du chouette. Vous le commandez directement à la propriété, madame Maquerelle ou si que vous avez un revendeur par ici ?

Mon regard injecté de sang le fait taire.

Lorsqu’il retourne à la desserte où Mayburn découpe le gigot bouilli à la confiture de pétales de rose, le maître d’hôtel lui fait de nouvelles observations. Comme précédemment, l’ami Bérurier s’emporte, ce qui nécessite une force peu commune.

— Écoutez, Maychoses, dit-il. Mettez-vous dans le bol que je donne seulement un coup de main en passant. Si vous êtes pas content, dites-le et j’irai à la pêche !

À partir de ce moment, pour surmonter sa nervosité, le Gros se met à picoler ; aussi, lorsqu’il amène le fromage il est complètement nase. Sa trogne violette capte toute la lumière des lustres et il sifflote entre ses gencives sans dents. C’est l’attraction. Les invités ont pris le parti le meilleur : celui de se gondoler. Oh, mollo bien sûr, mais on sent qu’ils n’ont plus le courage de se fâcher.

Le Gros palpe les fromegogues avec circonspection, donne des appréciations, des conseils, parle du calendos de chez nous, promet d’expédier un petit colis quand il sera rentré à la cabane. À sir Concy père qui réclame du gorgonzola, il déclare :

— Suffit, pépère ! Vous en avez déjà pris deux fois, faites gaffes à vot’cholestérol et, apostrophant la vieille Daphné, il lance en montrant la tête chenue du bonhomme :

— Dites, heureusement que tous vos invités ne bouffent pas autant que lui, sans quoi ce serait la faillite ! Il vient de faire l’opération survie, le baron, c’est pas possible !

Au dessert, nouvel incident qui rappelle le premier. Le Gros file de la crème Chantilly sur la cravate de Mac Ornish dont la trogne flamboie autant que la sienne.

Il répare de la même manière, avec une serviette humectée. C’en est trop, Mayburn vient le cueillir par un bras et l’évacue.

Il est temps. Si on lui laissait servir l’omelette flambée, Bérurier vengerait Jeanne d’Arc.


Je le retrouve une heure plus tard dans notre logement.

La nuit est venteuse et des courants d’air perfides miaulent dans les immenses couloirs déserts.

En gilet de flanelle sale, les bretelles sur les meules, il achève de biberonner une boutanche de whisky Mac Herrel cinq étoiles qu’il a dû chouraver à l’office.

— Espèce de poivrot ! fulminé-je, tu peux toujours te l’arrondir question de l’avancement !

Béru sanglote.

— Dis pas ça, San-A, tu me fends l’âme ! Qu’est-ce tu veux, je t’avais prévenu que j’étais pas doué pour être larbin.

— Passons sur tes maladresses, on ne peut pas demander à un éléphant de jouer du violon ; mais quelle grossièreté ! Quelle vulgarité !

— M…, gémit mon lascar, ça te réussit pas la vie de château ; voilà que tu deviens snob à c’t’heure. Tu sais, Mec, j’étais p’t être cafouilleux question service, mais je me suis aperçu de pas mal de trucs…

— Ah oui ?

— Ç’a t’intéresse, hein ? ricane-t-il. Eh bien ! figure-toi que le petit gros qui dirige l’usine à gnole…

— Mac Ornish ?

— Yes. Il a un pétard sur lui.

— Non ?

— Je l’ai vu et touché quand c’est que j’y ai essuyé la crème sur sa baveuse. Un beau calibre aussi. Dans c’te turne ils doivent faire la collection !

Je m’assieds sur mon lit. Cynthia avait un 9mm dans son sac à main, la vieille Daphné se boucle à clé malgré son infirmité pour manipuler une mystérieuse cassette. Sir Concy junior essaie de me casser la gu… et le directeur de la distillerie se met à table avec un pistolet. Drôle de gens, non ? Ça grouille là-dedans comme une brassée de serpents dans une marmite. On s’est levé un drôle de turbin.

— Et c’est pas tout ! affirme le Tonitruant.

— Tu vas peut-être me dire que la vieille paralytique a une mitraillette dans son slip ?

— Non, mais le père Mayclaouis est doué pour la bricole.

— Explique.

Le Mahousse cligne de l’œil et me chope par la main. Il me drive jusqu’au pageot à colonnes et me fait signe de grimper sur une chaise. J’obéis, impressionné par son esprit de décision.

— Faut toujours se gaffer des lits à arlequin, dit-il, sentencieusement.

— Pourquoi ? demandé-je, renonçant à rectifier les incertitude de son vocabulaire.

— Soulève la frange du vilebrequin.

Je soulève la frange du baldaquin.

Et je vois.

Enveloppé dans une chaussette de Bérurier, une espèce de fruit est accroché sous le brocard. Dominant ma répugnance, j’écarte la chaussette, ce qui constitue en soi un exploit considérable qui met durement à contribution mes sens olfactif et tactile. Le fruit est en réalité un micro.

— Le fil traverse toute la largeur du palanquin et la cloison, m’explique le Gros. On nous a à l’oreille, non ?

— On le dirait.

Je descends de mon perchoir.

— Pourquoi dis-tu que c’est Mayburn qui a posé cet appareillage ?

— Parce que je l’ai vu, en fin d’après-midi, qui entrait dans la pièce à côté avec une espèce de tourne-disque et un bon métrage de fil. Sur le coup j’y ai pas fait gaffe ; mais c’est ce soir, après mon service… Je m’ai mis à essayer ma canne à lancer dans ta chambre biscotte elle est plus grande que la mienne.

— Quelle idée ?

— Demain matin je vais à la pêche, j’ai le typhus, mon mieux ; me v’là mordu pour…

— On dit le virus, ne puis-je m’empêcher de corriger.

— C’est la même chose ! Toi et tes cours de grammaire vous commencez à me les sectionner ! Donc je m’entraîne. Pour lancer la cuillère, d’ici pas longtemps y aura pas meilleur que moi. Je visais la frange du brodequin. Tiens, la fleur de lys, là… Je la chope, je vais pour décrocher en me votant des félicitations et je découvre le poteau rose. On est repéré, Gars. Si j’ai un conseil à te donner c’est d’opérer rapidos et en ouvrant l’œil.

J’opine.

M’est avis que, nonobstant son service à table extrêmement pittoresque, l’inspecteur Bérurier a bien fait son boulot de flic.

— Écoute, décidé-je, tu vas aller te pieuter car j’attends une visite…

— La souris blonde ?

— Dix sur dix. Alors dégage le terrain de manœuvre.

Il soupire :

— Je pense à la taulière de l’hôtel, San-A. Cette mère Gras d’os elle en connaissait un rayon sur la question du casse-noisette. Je lui trouvais la maigreur reposante, à côté de ma Berthe qu’est si lourde à manœuvrer ! Maintenant y me semble que j’ai rêvé et que je me suis farci une caisse d’horloge… Enfin…

Il puise dans la poche de sa veste une seconde bouteille de Mac Herrel.

— Tu sais que je m’y fais, dit-il. Ça ne vaut pas le muscadet, mais avec ce sirop-là, t’as pas besoin de te faire calorifuger l’intérieur. Allez, tchao, et bonne bourre.

Il me file une claque qui démolirait le pont de Tancarville.

— C’est pour la paix que ton marteau travaille, chantonne-t-il en s’esbignant.


Je reste très peu de temps seul. Cinq minutes plus tard on gratte à ma porte. Je vais ouvrir et je me trouve en présence d’une Cynthia en Baby Doll qui couperait le souffle à un gonfleur automatique. Oh ! pardon. C’est de la personne de haut luxe. On serait preneur les yeux fermés (mais les mains ouvertes) et on oublierait de réclamer le bon de garantie. Quand elle prend un train de nuit, les chemins de fer britanniques doivent éviter d’accrocher un fourgon de queue !

— Brrr, ces couloirs sont glacials, fait-t-elle en courant à mon lit.

Sans façon elle plonge entre les draps, puis me regarde, amusée par mon expression ahurie.

— Qu’avez-vous, Tony ?

Ce que j’ai ! Les mecs qui jouent les porte-drapeaux dans les défilés militaires l’ont aussi, mais un peu plus haut.

On ne parle pas. On n’a rien à se dire. Le cinéma muet, c’est le plus expressif. Depuis qu’il est devenu parlant, le cinoche est moins éloquent. Alors je me tais. Et je lui projette en début de programme un documentaire sur la Vipère de broussailles, puis comme long métrage, et en grande première mondiale et écossaise : « la main de ma révérende sœur dans la culotte bouffante d’un zouave pontifical ».

J’sais pas si ça vient du climat, mais ce pays m’incite au dévergondage.

J’en suis à la quatrième bobine lorsque soudain Cynthia pousse un petit cri escamoté. J’interromps la séance pour regarder derrière moi, ce qui est assez difficile lorsqu’on pratique les délicates fonctions de projectionniste. Devinez ce que je vois ? Je vous le donne en (Cécil B… de) mille. Un fantôme !

Vous lisez bien, car j’écris bien : un fantôme !

Il est drapé dans un suaire blanc, et il avance lentement dans la pièce. Une lumière verdâtre brille à l’emplacement de sa tête. Il va d’une allure funambulesque, s’approchant de notre lit en un glissement feutré. Cynthia crierait d’horreur si je n’avais le réflexe de lui coller ma main sur la bouche. Surtout pas d’esclandre ! J’aime bien le surnaturel ; il agrémente la vie, mais je n’aime pas qu’il chanstique mes parties de jambons.

Le fantôme se rapproche encore et, soudain, bute sur une chaise. La lumière verdâtre bascule, tombe à terre et le fantôme se met à brailler :

— Oh ! b… de m…, je m’ai cassé le pouce du pied.

J’actionne la lumière. Un Béru bourré est là qui essaie de se dépêtrer de son drap de lit. À ses pieds endoloris gît la petite lampe électrique à feux vert et rouge qu’il serrait entre ses (j’allais dire ses dents) lèvres.

Furieux, je bondis du lit en costume d’Adam soigneusement amidonné, et je le saisis par le revers de son suaire.

— Espèce d’ignoble individu ! Grotesque ! Crétin ! Balourd ! Bas de plafond ! Résidu ! Écueil ! Fond de poubelle ! Demeuré ! Inconscient ! Débile mental ! Bœuf ! Malotru ! Expectoration ! Crasseux ! Minable ! Sous-produit ! Déjection ! Honte humaine ! Déshonneur vivant ! récité-je, passant sous silence les termes qui me paraissent pourtant le mieux convenir à cet être dégénéré.

Il pleure :

— Ben quoi ! Si qu’on peut plus plaisanter ! L’humour français, quoi !

D’un ultime coup de savate au bas des reins je le propulse hors de la pièce. Il rentre dans ses appartements en marmonnant des excuses et des jérémiades.

— Vous avez un bien surprenant domestique ! remarque Cynthia, pincée.

Je sors mon crochet des cas désespérés et je lui brode une fable-express. Béru est un ami de régiment. Il m’a sauvé la vie et je l’ai pris à mon service. Son pittoresque faisait très artiste… Vous mordez ? Seulement il boit. J’ai essayé de le renvoyer à plusieurs reprises, mais son désespoir est tel que… Bref, on finit par reprendre la projection interrompue.

J’attaque la bobine cinq, celle qui contient la grande scène au cours de laquelle le Cosaque du Don prend sa femme en croupe et lui fait un enfant en pleine bataille.

Elle trouve ça formidable, Cynthia. Elle crie bis et je grouille de réembobiner pour une seconde projection. Juste à cet instant, je perçois un glissement derrière moi. Mine de rien, j’avance ma main vers le commutateur et j’appuie : zéro. Le courant est coupé.

— Qu’est-ce que c’est ? chuchote ma ravissante partenaire. Encore lui ?

— Oui.

Je bondis du lit. La pièce est vide. Cette fois s’agissait-il d’un vrai fantôme ? Je cours jusqu’à la piaule du Gros. Il ronfle comme une course de hors-bord. Je le secoue, il pousse un barrissement et ouvre ses stores de batracien.

— Quoi t’est-ce ? bavoche l’Enflure.

— Y a encore fallu que tu reviennes faire le fantôme !

— T’es dingue, j’ai plus rebougé d’ici. Avec le branle que tu m’as sonné !

Je reviens dans la chambre. La lumière y brille copieusement ; une main mystérieuse a rétabli le courant.

— Vous avez dû vous tromper, fait la chère petite Cynthia.

Ses cheveux d’or composent une auréole de lumière derrière sa tête.

— Probablement, admets-je.

— Je crois qu’il vaut mieux que je regagne ma chambre, dit-elle, nerveuse soudain. Si tante Daphné savait que…

Elle rit, me file une bonne grosse galoche style bressan et disparaît.

Lorsqu’elle est sortie je regarde autour de moi avec hébétude. Je ne le répéterai jamais assez : la drôle d’enquête que voilà ! Méphisto est passé par-là !

Quelque chose me fait tiquer. Je ne sais trop quoi. Et puis si : je trouve. Mon veston que j’avais soigneusement posé sur le dossier d’un siège gît à terre. Je le ramasse, le palpe… Enfer et damnation ! Mon porte-carte d’identité a disparu, de même que le revolver trouvé dans le sac de Cynthia et que je conservais sur moi.

Cette fois je suis archi brûlé. Tellement brûlé qu’à côté de moi Jeanne d’Arc avait l’air d’être ignifugée. Ça urge de plus en plus.

Je regarde l’heure à ma montre[10] : une heure dix.

La noye est à moi. Je me refringue, mais en mettant cette fois, non plus mon bleu-croisé, mais un costar couleur de muraille, et je vais à la fenêtre après avoir bloqué la porte avec le dossier d’un fauteuil. Six mètres plus bas, c’est le gazon.

Je peux sauter mais pour remonter, bernique ! Bast, j’en serai quitte pour terminer la nuit dehors. Je prends appui sur l’appui (précisément) de la fenêtre et vlouff, je largue les amarres, l’atterrissage s’effectue normalement. Rasant les murs (j’ai un Sunbeam), je vais sur l’arrière de la masure, là où sont remisées les bagnoles. Tout est éteint à Stingines Castle. Je pousse ma Bentley jusqu’à la pente, puis je saute dedans et je me laisse glisser sur cinq cents mètres avant d’actionner le démarreur.

Direction Mybackside-Ischicken !

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