Nous restons embusqués dans l’ombre du parc, Bérurier et moi, tandis que le trio composé de Concy, du Mac Ornish et d’Haggravente escalade le perron.
Lorsqu’ils sont à l’intérieur, je fais signe au Gros de me suivre.
En marchant, Béru fait un bruit de vache qui urine car ses fringues n’ont pas fini de restituer leur whisky.
Nous pénétrons dans le hall et nous nous approchons de la porte du salon. Je perçois des sanglots à l’intérieur.
— Oh ! Philipp, hoquète la donzelle, pourquoi vous être laissé emporter ? Tout cela est de ma faute ! Si je n’avais pas eu cette faiblesse pour ce Français de malheur…
— Vous êtes bien coupable, en effet, Cynthia, renchérit la fausse vieille Mac Herrel. Après un tel scandale, il ne vous restera plus qu’à faire une longue retraite dans un couvent…
Un temps. Ça renifle, ça soupire, ça sanglote…
— Ah ! les carnes ! me chuchote Béru à l’oreille.
Je lui intime l’ordre de la boucler. De l’autre côté de la porte Cynthia demande en reniflant :
— Comment cela s’est-il passé, Phil ?
Au silence de sir Concy, je comprends qu’il est à bout de nerfs et que si je n’interviens pas dare-dare, il est vraiment chiche de buter quelqu’un.
Je fais alors dans la salle une entrée très remarquée. En m’apercevant, Cynthia devient verte et tatan Daphné a ses mains agitées d’un tremblement qui n’est pas dû à son grand âge.
— Pas si mal que cela, vous le voyez, mon cœur…
— Mais, mais, bêle la douce brebis égarée.
C’est au tour du Noble Bérurier d’entrer. Il met le comble à la stupeur anéantie de ces dames. Il s’amène au mitan du salon, éternue, torche son nez enrichi d’une longue stalactite aux teintes jaspées et déclare :
— Alors, mes salopes ?
— Voilà un féminin qui me paraît singulier, dis-je.
Et ayant dit, je m’approche du fauteuil roulant de Tante Daphné, je le cramponne par le dossier et je le fais basculer. L’infirme se retrouve à terre, dans un grand frou-frou de jupons.
— Voyons, Commissaire ! sermonne l’aristocratique sir Constence Haggravente.
Au lieu de m’excuser auprès de la douairière, je la relève en la saisissant par le girond. Curieux : elle tient debout sur ses flûtes, brusquement.
— Tu vois, Steve, je gouaille, avec moi on fait des économies, pour les miracles, pas besoin d’aller à Lourdes !
La fausse vieille sort de son corsage un parabellum pour para ou pour bel homme, mais pas pour old lady.
Je m’attendais à un coup de ce genre, aussi ne lui laissé-je pas le temps de me braquer. Une manchette, une clé, un coup de latte ! Le revolver vole à travers le salon. Puis c’est au tour de sa perruque, et enfin son corsage déchiqueté dévoile un maillot de corps tissé pour un athlète.
— Voici Steve Marrow, messieurs, annoncé-je.
L’ayant présenté, je le foudroie d’un uppercut : le plus chouette de ma vie. Puis j’arrache un lambeau de son corsage et, avec du whisky Mac Herrel cinq étoiles (cuvée Maréchal Juin) je le débarrasse de son maquillage. Un type d’une trentaine d’années se découvre alors.
— Je vous présente l’assassin de Daphné Mac Herrel, et d’un autre monsieur qui, si mes déductions sont justes, devait être un gars de la brigade des stupéfiants américaine ; pas vrai, Cynthia ?
Elle s’est laissé choir dans un large fauteuil. Ses narines sont pincées, ses yeux presque révulsés. Pourtant elle approuve.
— L’autre type de la cuve est un collègue à moi. Nous sommes partis sur cette affaire en tenant chacun un des bouts de la ficelle. Lui avait le bout du départ, moi le bout de l’arrivée. Il descendait, je remontais.
« Nous nous sommes rencontrés trop tard pour lui. C’est Marrow qui l’a assassiné, n’est-ce pas ?
Elle bat des paupières en signe d’acquiescement.
— La sépulture était ingénieuse. Et l’autre nuit, la petite écrabouillage-party dans l’impasse de la distillerie, c’était aussi une prouesse à Marrow ?
Nouvel acquiescement. Je m’approche d’elle et je la regarde.
— Vous avez entrepris à Nice une besogne insensée, Steve et vous, Cynthia. Tellement insensée qu’elle a pu durer pendant deux ans. C’est un record !
— Expliquez-vous, supplie sir Concy.
Je regarde Béru qui vient d’allonger un coup de pompe dans les gencives de Marrow because l’ex-comédien avait des tendances à récupérer.
Il a des manières, ce Béru ! Dans le grand monde, je vous demande un peu.
— Les explications seront rapides, Phil. La vraie Daphné était une horrible mégère qui, pendant des années, a mené une vie épouvantable à sa nièce. J’espère pour Cynthia que cela lui vaudra une certaine compréhension de la part du jury.
« La petite étouffait sous la férule de sa tante. Quand elle a été adolescente, elle a eu besoin de s’évader et elle s’est mise à sortir la nuit pour aller dans des bars plus ou moins bien famés. Afin de pouvoir prolonger ces virées nocturnes, elle a commencé d’administrer des somnifères à la vieille.
« Une nuit, elle a fait la connaissance de ce voyou…
— Çui-là ? demande candidement le Délicat en votant un nouveau déblocage de semelle à clous dans les badigouinces de Marrow.
— Oui, celui-là même. Ancien comédien échoué sur la côte, acoquiné à des trafiquants de stup. Il est devenu l’amant de Cynthia. Pour cet être esseulé, refoulé, brimé, il a représenté le salut. Elle est devenue sa chose. Et un jour Steve a eu une idée faramineuse : tuer la vieille et prendre sa place dans la maison. C’était moins fou que cela y paraît à première vue. Daphné vivait seule à Nice, ne voyant personne, avait rompu toutes relations avec sa famille d’ailleurs peu nombreuse. Un chouette fromage ! Ils ont tué la vieille dans des circonstances qu’ils nous dévoileront bientôt, l’ont enterrée dans la cave de la villa et ont commencé une existence de rêve… Ils avaient du fric, ils s’aimaient, c’était la liberté. Et puis, à quelque temps de là, catastrophe. Le Mac Herrel qui dirigeait la distillerie et drivait la fortune se tue. Que faire ?
« Je suppose que Steve avait conservé ses bonnes relations parmi les trafiquants.
Je suppose également qu’il était un peu sous leur coupe et qu’ils ont fait pression sur lui. Toujours est-il qu’il a joué le jeu à bloc et qu’avec le plus infernal des culots, un art d’acteur consommé, et aussi l’assistance de Cynthia, il est venu à Stingines. La distillerie en soi constituait une petite affaire qui, d’après la rumeur publique, périclitait. Elle servit de plaque tournante aux trafiquants. Une affaire rocambolesque mais extraordinaire.
Je tapote l’épaule de Cynthia :
— Vous avez pigé tout de suite que j’étais un flic ?
— Nous avons pensé que vous enquêtiez sur la disparition de ce détective américain.
— C’est pourquoi vous avez agi avec prudence. Vous contentant de me surveiller étroitement. Marrow, la nuit où j’ai perquisitionné à la distillerie, me suivait, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Il est allé voler une voiture sur le chantier des Concy afin de détourner les soupçons sur Philipp dans le cas où les choses se gâteraient ?
— Oui.
— Vous étiez protégés par votre standing. Tant qu’on pensait que la fausse Daphné était bien la vraie, vous ne craigniez pas grand-chose. Une honorable lady impotente, pieuse, distinguée et si courageuse…
Je passe à un autre sujet.
— Où fut tué le poulet amerlock ?
— Dans le parc. Il guettait par la fenêtre du bureau. Nous avons incidemment découvert son manège et lui avons tendu un piège. J’ai pris la place de ma tante, de dos, dans son fauteuil. Et pendant ce temps, Steve…
— Ensuite, vous avez embarqué le cadavre à la distillerie ?
— Oui.
— Et c’est en le traînant dans la cour qu’il a perdu son revolver…
— Je sais, fait-elle, Mac Ornish nous a déclaré avoir trouvé une arme…
— Votre organisation est importante, mon chou ?
— Assez, murmure-t-elle. Mais je sais beaucoup moins de choses que Steve…
Ça y est ! La voilà qui lui fait déjà porter le bitos ! Ah ! c’est bien les femmes. Prêtes aux choses les plus insensées pour les julots qui les font reluire, et tout de suite démissionnaires quand il y a du tirage.
— Faites confiance aux gens du Yard, ils sauront l’amener aux confidences. Nous aurons les pédigrées de tous vos correspondants européens. Moi je me chargerai volontiers de l’équipe de France.
Dehors un bruit de bagnole. Des pas sonores dans le couloir. Un géant roux paraît. Ce que j’aurai côtoyé comme rouquins au cours de cette mission. Un vrai festival. De quoi vous dégoûter des carottes pendant le restant de vos jours.
C’est le shérif Mac Heusdress. Il s’avance vers Cynthia et déclare en souriant :
— J’espère que j’ai pas trop tardé, Miss ? J’ai eu des ennuis avec mon démarreur.
Il se tait en avisant Steve Marrow, à terre dans ses jupons retroussés.
Il se fait un grand silence, tout juste troublé par un léger glouglou. C’est Béru qui, revenant sur sa parole, se cogne une rasade de Mac Herrel.