CHAPITRE X
Dans lequel j’achève de respecter la programmation du chapitre huit.
Je laisse mon corbillard à l’orée de l’impasse conduisant à la distillerie et je trotte jusqu’au portail. Là une première désillusion m’attend : je n’ai pas mon sésame. Il est resté chez nous à Saint-Cloud, car j’avais négligé de l’emmener en Dordogne pour les vacances. Or, ce damné portail est pourvu d’une serrure extrêmement costaud. L’attaquer avec ma lime à ongles équivaudrait à vouloir vider le lac du Bourget avec une cuillère à café. Reste la solution de l’escalader. Deuxième désillusion : il est garni de piques acérées braquées vers l’extérieur. Je fais néanmoins une ou deux tentatives qui s’avèrent infructueuses. Vais-je me laisser arrêter par de tels obstacles ? Que nenni !
Je retourne à ma voiture et je me mets à draguer dans la campagne environnante jusqu’à ce que j’aie trouvé un boqueteau. Là je coupe une branche de bouleau bien droite et longue d’au moins cinq ou six mètres. Je l’ébranche, l’effeuille et l’attache sur les ailes de la bagnole.
Retour à la distillerie. Ça sert d’être sportif.
Je ne pulvérise pas le record du monde au saut à la perche, mais je suis capable de franchir les trois mètres du portail.
Je dépose ma veste à terre, j’assure l’extrémité de la perche dans ma main et je recule en comptant mes pas. Il s’agit de sauter en évitant les piques férocement braquées vers l’en bas ; je dois ne pas lâcher ma perche afin de la faire basculer en même temps que moi de l’autre côté ; et enfin tâcher de bien me recevoir sur les pavés ronds de la cour. Supposez que je me casse une guitare, qu’est-ce que je pourrais bonnir comme justification de ma présence en ces lieux ? Que j’y attends le métro ? Il n’y en a pas à Mybackside.
Concentration de l’athlète.
Et puis vas-y, San-Antonio ! Ma foulée est nette, heurtée, rapide. Mes doigts s’enfoncent dans le bois.
Je pique la perche convenablement, je donne le coup de rein nécessaire. Mes pieds, mes jambes, quittent le sol de l’impasse. Mon torse se met à l’horizontale, s’élève encore. Ne pas lâcher la canne ! Je retombe de l’autre côté. Gare aux taches ! Bing ! Un courant électrique me secoue les nougats.
Je suis entier. Un peu endolori, mais me voici dans la place.
La perche par contre ne m’a pas suivi. Elle s’est bloquée entre deux piques du portail et elle ressemble à la barrière à demi-dressée d’un passage à niveau. Heureusement que la distillerie n’est pas sur une voie principale.
Je me dirige doit vers l’entrepôt. La porte est fermée à clé mais cette serrure est moins récalcitrante que l’autre et en dix minutes je parviens à lui faire entendre oraison, comme disait Bossuet.
Je dévale l’escalier à tâtons. Ce n’est qu’une fois en bas que j’actionne ma torche électrique, certain que nul ne la verra depuis l’extérieur. Je cherche les petites taches que j’ai aperçues sur le sol dans l’après-midi et je les trouve aisément. Je les humecte avec ma salive et je regarde mon doigt. C’est sûrement du sang. Vous devez vous dire, rouscailleurs comme je vous connais, que je fais bien des giries pour deux taches de sang ! C’est vrai. J’ai la gamberge fertile, que voulez-vous. On y sème un haricot et on récolte le vent ! Jusqu’à présent ça ne m’a pas trop mal réussi. D’ailleurs si je me suis fait poultok c’est parce que je jouissais d’un sixième sens, faut croire ?
Je me dis que ma torche électrique est insuffisante pour une exploration minutieuse des lieux ; je me dis en outre que ces lieux sont provisoirement inoccupés ; je me dis encore que je me trouve dans une cave et qu’il m’est possible d’utiliser l’éclairage-maison ; je me dis enfin que je serais une patate en ne le faisant pas.
Je le fais.
Pourquoi suis-je littéralement captivé par l’atmosphère bizarre de l’entrepôt ? Est-ce cette odeur d’alcool ? Est-ce cette touffeur souterraine ? Toujours est-il que, courbé en deux — ou plus exactement en trois — je me mets à rechercher d’autres taches avec une obstination dont seul un poulman est capable.
Je finis par découvrir, non plus des taches, mais une petite traînée sanglante sur la paroi d’un fût. Ce fût est neuf.
Je le cogne du doigt : il sonne le plein. La plaque de cuivre qui y est vissée annonce qu’il contient un alcool distillé cette année.
J’ai un instant de flottement. Les remugles de l’entrepôt me chavirent un petit peu. Une pensée aussi me chavire : je me dis que je suis au cœur du problème. J’ai fait ce voyage, accompli ces travaux d’approche dans le seul but de pouvoir explorer cette distillerie. Eh bien, puisque j’y suis, il faut que ça paie ! Je n’en sortirai qu’avec du positif.
San-A reprend l’examen du fût. Et comme il a le don d’observation plus poussé que celui de Sherlock Holmes, il constate que ce fût a été un peu martyrisé à coups de burin au niveau des deux cercles de fer supérieurs. Je m’explique car, ramollis de la coiffe comme vous l’êtes, vous seriez capables de ne pas piger. Avec un marteau et un burin, on a, récemment car les entailles sont toutes fraîches, ôté les cerceaux supérieurs du fût afin d’écarter les douves. Et si on a écarté les douves c’est pour pouvoir enlever le couvercle du fût, si tant est qu’on puisse appeler cela un couvercle ! Et si on a enlevé le couvercle, c’est parce qu’on voulait introduire dans le tonneau quelque chose qui était trop gros pour passer par la bonde. Vous voyez jusqu’où me mène, jusqu’où m’amène le petit jeu des « si » ?
La curiosité me démange comme un boisseau de morpions. Peut-être que je me berlure et que la futaille ne contient que de l’honnête scotch ? Mais peut-être aussi que le nez creux de San-A l’a conduit à une découverte de la plus hight importance.
Comment diantre explorer cette barrique maintenant qu’elle est pleine ? Si j’ouvre la bonde, la cave ressemblera bientôt à la piscine Molitor. Si je fais sauter les cercles ce sera un geyser de whisky qui me partira au nez. Pour transvaser le liquide dans un autre fût, il me faut un matériel ad-hoc et du temps… Ah ! Il y a de quoi réfléchir. Mais votre merveilleux commissaire, mesdames, a plus de ressources que M. Boussac.
Le v’là qui bombe dans un local voisin de l’entrepôt où l’on répare les fûts. Il s’empare d’un vilebrequin et d’une petite scie à main. Il revient, se juche sur le fût et se met en devoir de découper une lucarne dans la partie supérieure d’icelui. Le boulot me prend près d’un quart d’heure, mais je parviens à pratiquer un trou d’environ soixante centimètres de diamètre. Je retire le petit trapon à peu près rond résultant de cette scierie et je plonge le bras dans le fût. Il est effectivement plein de whisky jusqu’en haut. Je saisis ma torche électrique et j’amène son faisceau au ras du liquide ambré. Je distingue alors une masse sombre dans le tonneau. En y regardant de plus près, je m’aperçois qu’il s’agit d’un homme. Il a la position caractéristique d’un fœtus conservé dans un bocal. Je saute de mon fût et je furette pour trouver un crochet. Je n’en trouve pas, mais, plus industrieux qu’une abeille (d’ailleurs mon meilleur ami s’appelle Dard) j’en fabrique un avec un gros fil de fer et je me livre à la pêche au cadavre. Faut vivre ça pour y croire, mes amis. Qui m’aurait dit qu’un jour je pratiquerais ce sport ! Un mort dans un tonneau de scotch ! Y a qu’à moi que ça arrive, des trucs pareils. À moi et au défunt, natürlich. Quelle histoire !
Il me faut près d’une demi-heure pour parvenir à mes fins. Je finis pourtant par hisser le cadavre au niveau de la tisane et par l’alpaguer par son revers. Je le hisse hors du fût et je constate alors qu’il s’agit d’un monsieur de quarante-cinq ans environ, bien conservé (dans l’alcool à 43°), blond cendré, portant un complet d’alpaga bleu, une chemise blanche à col ouvert, des chaussures de daim. Ses poches sont rigoureusement vides. Mais détail intéressant : il porte sous l’aisselle gauche un étui à revolver américain. Un étui seulement, car l’arme a disparu. Vu sa macération sans doute assez prolongée dans l’alcool, il m’est impossible d’évaluer la date du décès, du moins puis-je en établir les causes : ce type a succombé d’une balle de 9mm logée en plein cœur et à bout portant (sa chemise est toute brûlée à l’endroit de l’impact).
Je ne puis m’empêcher de penser que le revolver trouvé dans le sac de Cynthia est de ce calibre et qu’il a servi naguère.
Que faire de ma trouvaille ? La porter aux objets trouvés ou aux objets perdus ? Si je m’écoutais, j’alerterais le Yard illico car cette fois c’est du tangible que j’aurais à lui présenter. Seulement, ce faisant, je perdrais le bénéfice de l’enquête. Nous ne deviendrions, nous les gars de Paris, que des rabatteurs et ce sont ces messieurs les rosbifs qui auraient droit aux couronnes de laurier.
Ne rien faire avant d’avoir mis le Vieux au parfum de ce « bisness »[11]. À lui de prendre les décisions qui s’imposent.
Je remets l’amateur de whisky dans le fût. J’ajuste le mieux possible l’espèce de sorte de trapon découpé par moi dans le dessus du tonneau et je frotte le tout avec de la poussière. Faut savoir que ce trou existe pour le découvrir. Même un gars qui grimperait à un escabeau ne pourrait apercevoir les traces de ma belle besogne.
Vous vous rendez compte si c’est ingénieux comme sépulture ? Normalement on ne devait pas toucher à ce fût avant dix-huit ans. Et même au moment de la mise en bouteilles, rien n’indique que le locataire eût été découvert…
Je quitte l’entrepôt, j’éteins la lumière après avoir remis tout en place. À quoi bon poursuivre mes investigations ? J’ai la preuve que cette maison Mac Herrel est une joyeuse pépinière de distingués truands.
Car ils ne vont pas nous faire croire que ce défunt dans le scotch-maison, c’est le secret de fabrication du cinq étoiles ?
Le vent souffle avec force.
Je regarde ma canne fichée dans les piques de protection du portail. Je me suis déjà servi de ce système sportif pour exécuter une dangereuse mission en Allemagne de l’Est, je crois.
Ce qui est duraille avec le coup de la perche, c’est de réussir des allers-retours. Heureusement que les piques acérées sont dirigées vers l’extérieur. Je prends un élan d’au moins dix mètres et je saute, bras levés, mains préhensives. Je saisis le sommet du portail. Un rétablissement, et me voilà en équilibre sur la barre supérieure après avoir acquis une ultime propulsion en posant le bout de mon pied gauche sur le rebord de la serrure. Le premier gymnaste de France, je vous dis. Un de ces quatre faudra venir le voir exécuter ses exercices au cheval d’arçon, votre San-A. Tout en blanc, comme un dominicain ! Avec l’écusson de sa grande maison brodé sur le baquet : pas un coq, mais un poulet ! Bath ! Mais ça sera pour plus tard because des besognes aussi urgentes qu’ingrates me sollicitent.
Je presse le pas vers la sortie de l’impasse, (la police française est souvent dans une impasse) et je n’en suis plus qu’à une cinquantaine de mètres, lorsque deux phares éblouissants m’inondent brusquement de leur lumière blanche, crue comme le parler de Béru. Une grosse auto radine, lentement. Son conducteur doit me voir comme en plein jour avec ses projos de D.C.A.
Je maudis le hasard qui me coince aussi salement. Puis, très vite, je pense à autre chose car l’auto, au lieu de s’arrêter, fonce sur moi. Il me faut un dix-millionième de seconde pour réaliser, mais quand j’ai pigé, mes tifs se mettent debout sur mon dôme, comme des écoliers quand l’inspecteur rentre dans leur classe.
Le chauffeur veut m’écraser. Et ça n’offre aucune difficulté vu que je suis dans cette impasse comme un rat dans une nasse. À gauche et à droite, des murs de briques. Au fond, le portail hermétiquement bouclé… C’est cuit, râpé, enveloppé dans de la paille d’emballage. D’ici moins de temps qu’il n’en faut à un postier pour oblitérer un timbre, votre ravissant San-A va être transformé en galette flamande. D’autant plus que la tuture dont au sujet de laquelle je vous cause est grande comme une camionnette. Mince d’emplâtre ! Un peu trop chargé en moutarde, le sinapisme. Je recule. L’auto avance. Tout se passe comme dans un cauchemar ; ça a le côté horrible et inexorable des cauchemars. Seulement mon Jazz ne sonnera pas pour me réveiller.
Si au moins j’avais encore le pétard de la môme Cynthia je me grouillerais de défourailler dans le pare-brise du Monsieur, histoire de lui boucher l’œil. J’ai un bref regard en arrière. Je ne suis plus qu’à une dizaine de mètres du fond. Le pilote m’ajuste sans se presser. Il déguste : c’est un gourmet.
À cette allure, je peux pas espérer le feinter en me jetant à gauche s’il me braque à droite ou lycée de Versailles.
Je respire un petit coup, juste le triste nécessaire, comme dit le Gravos, manière de m’oxygéner les idées. J’essaie un saut de carpe pour tâter les réflexes de l’écraseur. C’est un malin déguisé en pas-bête. Au lieu d’essayer de me cueillir il freine. Et il attend la suite.
La suite, c’est le génie portable de San-A, celui qui lui a valu le premier grand prix au festival du poulet le plus intelligent du monde et de sa banlieue, qui la lui sert.
En un éclair, j’ai réalisé que ce qui fait la force de mon agresseur, c’est qu’il me voit. Avec une brusquerie étonnante, enfin moi je la trouve étonnante et ce que vous en penserez m’indiffère ! je me jette à plat ventre à moins d’un mètre de la tire. Il a pigé, mais trop tard et il fonce. Un pneu passe au ras de mon visage et me déchausse le nougat droit. Bibi ne perd pas son temps à le récupérer.
Je rampe sous la guinde aussi vite que je le peux. L’autre commence une marche arrière. Drôle de jeu, hein ? Maintenant je suis « sous » la tire. Je me tourne sur le dos (because ma partie face est la plus délicate et la plus appréciée des dames).
Je saisis à pleines mains le pont arrière de l’auto et je redresse ma tête le plus possible. L’automobiliste-assassin recule d’une trentaine de mètres, puis s’arrête, étonné de ne pas avoir senti le volume de mon corps sous ses roues, étonné surtout de ne pas me voir, gisant, au milieu de l’impasse.
Il pige pas. Ce que je pige, par contre, c’est ma douleur.
Les pavés pointus m’ont râpé le dos et le dargif jusqu’au sang. C’est pas un mode de locomotion intéressant pour les grands voyages, vous savez ! La suspension laisse trop à désirer. Et puis le pot d’échappement brûle le dessus de ma main et me crache de l’essence carbonisée à la poire.
L’autre recule encore un peu, doucement, d’environ trois ou quatre mètres. Ne voyant toujours rien, il repart en avant. Peut-être suppose-t-il que j’ai été harponné par son pare-chocs ?
En l’entendant passer sa première, je lâche le pont. La guinde a un élan. Me voici dégagé. L’auto, maintenant, je l’ai dans le dos, et son conducteur aussi l’a dans le dos !
Le temps de m’apercevoir dans son rétroviseur, d’exécuter une manœuvre quelconque et je suis hors de l’impasse. Le plus beau cent mètres de ma vie, les gars ! Et avec une seule godasse !
Je cavale à ma Bentley, je m’y engouffre, je mets le contact. Voilà l’autre chignole qui surgit en marche arrière de l’impasse. Faut pas rater une occase pareille. Je démarre en seconde. Toute la sauce ! Et rrran ! On dirait que le chef cuistot de la Tour Eiffel vient de larguer sa batterie de cuisine par-dessus le bastingage. J’ai chopé la voiture adverse de plein fouet. Elle adopte illico la forme d’une banane. Pour ses virages à droite, il a plus à s’inquiéter le chauffeur : elle les prendra toute seule. Seulement, c’est les virages à gauche qui lui causeront des tracas.
Un coup à se faire retirer son permis de conduire les véhicules à essence.
Il ne perd pas de temps et se lance hors de sa pompe. Je recule pour me dégager du tas de ferraille, mais ça prend du temps et quand je parviens à m’arracher de là, la silhouette a disparu. Je note le numéro de la tire, j’inspecte l’intérieur, sans rien découvrir d’intéressant et, pensif, je vais récupérer ma godasse dans l’impasse.