CHAPITRE VI

Dans lequel je fais connaissance avec une belle collection de momies

La grande patronne du whisky Mac Herrel a tout ce qu’il faut pour obtenir de haute lutte son admission au musée des horreurs. À côté d’elle, Dracula a la frime de Sacha Distel.

Imaginez une vieille donzelle au visage hommasse : mâchoire carrée, arcade sourcilière proéminente, narines dilatées, moustache très développée. Elle a des cheveux de neige très abondants (les hivers sont rudes en Écosse) partagés par une raie large d’un doigt et tirés en bandeau sur les étiquettes.

Daphné porte une longue robe violette qui la fait ressembler à un vieil évêque et, autour de son long cou où tremblent les fanons de la légion, elle a mis une chaîne d’or un tout petit peu plus grosse que celle qui sert à amarrer le Queen Elizabeth. Je ne sais pas si cette douairière a été mariée un jour, si oui, je tire mon bada au téméraire qui a affronté ce morcif. Pour ma part je préférerais partir en voyage de noces avec une pelleteuse mécanique. La vioque a des paluches capables de masquer le portrait grandeur nature de Mary Marquet, et des nougats façon géant Atlas qu’elle doit faire chausser à la Seine comme à la ville par Onasis plutôt que par Bally.

Elle me dévisage sans pudeur à travers de petites lunettes ovales cerclées de fer. Cynthia la met au courant des événements. La vioque écoute sans piper (ce n’est plus de son âge), puis, lorsque sa nièce a terminé le récit, elle lève sa canne à pommeau d’argent comme un sergent-major donnant aux musiciens le signal d’attaquer. Le serviteur pousse alors le fauteuil jusqu’à moi.

Daphné me dit alors merci, d’une voix qui évoque un concours de pétomanes dans la crypte d’une cathédrale ! Elle parle couramment l’anglais et en profite pour me questionner sur mes travaux littéraires. Je lui confie le titre de mon prochain roman : « L’amant de Lady Gitalyne ». À toute vibure j’invente le sujet. C’est l’histoire d’un garde-chasse qui tombe amoureux de son patron : lord Gitalyne. La femme d’icelui qui est en secret amoureuse du garde-chasse met un piège à loup dans les vespasiennes de ce dernier, à la suite de quoi le garde-chasse entre, en clinique d’abord, dans un monastère ensuite. Lord Gitalyne se pend de désespoir et Lady Gitalyne se repent.

Mes interlocutrices opinent. Elles déclarent que c’est une histoire merveilleusement insolite et prophétisent que ça se vendra.

Daphné me demande où je loge. En apprenant que je suis descendu à l’auberge du pays, elle pousse des cris et me supplie de venir pioger au château. On m’avait souvent parlé de l’hospitalité écossaise, mais je croyais que c’était du bidon.

Je minaude au début, en les assurant de ma confusion, mais ces dames insistent. Comme la môme Cynthia est tout particulièrement pressante et que cette combinaison arrange prodigieusement mes petites affaires, je finis par accepter.

J’ai quelque nostalgie en songeant au pauvre Béru et c’est alors qu’il me vient une idée impressionnante. Une de ces idées qu’on devrait faire empailler pour les placer sur sa cheminée.

— Je ne suis pas seul à Stingines, fais-je, j’ai aussi mon valet de chambre.

Qu’à cela ne tienne. Il n’a qu’à venir s’installer au Castle ; la masure est suffisamment vaste !

Il est convenu que, dès demain, je viendrai avec ma brosse à dents chez les Mac Herrel. En attendant on me prie à dîner. Toujours confus, toujours ravi, j’accepte aussi.

— Un whisky ? me propose Cynthia.

— Volontiers.

James Mayburn apporte une boutanche de Mac Herrel. Du spécial deux étoiles (la promotion de l’élite).

Je feins d’être surpris par l’étiquette.

— Des parents à vous ? demandé-je en montrant le flacon.

— Nous ! rectifie la merveilleuse Cynthia. Nous sommes distillateurs depuis bon nombre d’années. En France on ne connaît pas notre marque car nous exportons peu, mais nous sommes, sans forfanterie, très prisés dans le Royaume-Uni.

Très prisés, c’est le mot ! Je pense à la dose d’héroïne que contenaient les boutanches de Petit-Littré. En tout cas, cet alcool est de bon aloi. On se lèverait la nuit pour en écluser. Je le dis à ces dames qui paraissent ravies.

— Voulez-vous que je vous fasse visiter le château et choisir votre appartement, Monsieur San-Antonio ? demande la môme.

— Avec joie, m’empressé-je.

Et je suis sincère. Pas mécontent de lui, votre San-A, mes choutes. Il a vachement bien usiné, reconnaissez. Le voilà dans la Citadelle et on allume les lampions pour l’accueillir. Il allume aussi les siens, croyez-moi.

La crèche est immense et plus gothique que le titre d’un journal allemand. Des couloirs, des couloirs, des couloirs… D’immenses salles, des lits à baldaquin, des cheminées gigantesques, des portes dérobées, des portes restituées, des poternes…

Au premier, dans l’aile sud, une chambre ronde me séduit particulièrement car elle me rappelle un film d’épouvante que j’ai beaucoup aimé. Elle est dotée d’un lit à colonnes tendu de satin verdâtre à fleurs de lys. Quand on roupille là-dedans on doit rêver qu’on est le Baron des Adrets. Une porte basse donne accès à un cabinet de toilette bizarroïde : la baignoire est en cuivre, les robinets ressemblent à des manivelles d’écluse, et on pourrait organiser un motocross dans le lavabo.

Pour se toiletter dans cette usine, faut avoir son brevet de mécanicien de marine.

Après le cabinet de toilette vient une autre chambre beaucoup plus petite.

— Si vous le permettez, dis-je à Cynthia, je m’installerai dans cet appartement. Mon valet de chambre pourra loger dans la pièce du fond et je l’aurai sous la main.

— Comme vous voudrez.

Elle me regarde avec des yeux brillants. J’ai dans l’idée, mes frères, que les Écossais ne sont pas des Casanovas et que les dames d’ici, quand elles veulent se faire reluire, emploient de préférence la lessive Saint-Marc. Tous blonds-rouquins avec des bouilles de bêtas et des yeux aussi éloquents que des trous dans du gruyère. Ils doivent regarder une gonzesse pendant douze ans avant d’oser lui adresser la parole, puis lui parler du temps pendant douze autres années avant de lui proposer la bagouze au finger. Tandis que nous autres, les frenshmen, on opère avec promptitude car on sait que la vie est brève et qu’il faut se manier le dargif si on veut avoir pris sa part du gâteau quand la grognace aux grandes chailles viendra nous couper l’herbe sous les flûtes. À un regard on pige si l’affaire est réalisable. Et si elle l’est on traite le marché tout de suite. Comme quoi faut toujours avoir du papier timbré et un stylo garni sur soi pour ne pas rater les occases.

La précipitation, on ne la largue qu’au dodo et c’est à cause de ça que les bergères du monde entier et des environs nous recherchent. Je crois vous l’avoir déjà bonni, mais il est bon de vous le répéter puisque vous avez une cervelle comme les arènes de Nîmes, ce qui importe c’est d’appliquer au pageot la politique du vieillard : l’étreinte de trois plombes !

Le jour où les bonshommes des autres patelins auront pigé ça, la France n’aura plus que la 2 CV Citroën pour assurer la permanence de son prestige. Seulement ils ne savent pas, les matous d’ailleurs. Tenez, prenez les Ricains par exemple. Eux, ils commencent par se poivrer avec une souris et ils ne s’aperçoivent même pas qu’ils s’envoient en l’air, faut que ça soye des maîtres chanteurs qui le leur apprennent. Les English c’est autre chose, mais c’est pas mieux. Eux ils sont refoulés jusqu’au faux col. C’est des mateurs hypocrites. Et quand le moment de concrétiser arrive, ils se comportent comme des lavedus. Pour les Allemands, c’est au piano que ça se passe. Ils jouent du Beethoven ou du Wagner pendant des heures avant de se brancher sur le 220. Et quand ils sont à pied d’œuvre, ils chiaient d’émotion, et la partenaire fait comme Hergé : Tintin.

Paraît que les Italiens, par contre, se défendent de première. Ça seraient des concurrents dangereux s’ils ne parlaient pas tant. Seulement ils parlent avant, ils parlent après, ils parlent « pendants », et les nanas ont horreur de faire l’amour avec un phono.

Tandis que le Français, lui, il a la technique, il a la maîtrise, le contrôle, le brio. Il sait penser à autre chose au moment où d’autres ne penseraient plus à rien. Au lieu de causer il soliloque. Il se raconte des histoires. Le plaisir n’est rien si on ne sait pas le faire durer. Au contraire : il se retourne contre celui qui l’abrège. J’ai l’air de vous faire un cours, mais tout ce que je vous bonnis est judicieux. Moi je suis pour l’éducation sexuelle des générations montantes. La politique du Castor y a que ça. Le Français n’a pas de vaisseau cosmique, mais je crois que personne mieux que lui ne sait aller dans la lune. Je voudrais les voir les Titov et consorts avec leurs brancards. Ils s’envoient en l’air tout seuls, ces messieurs. Pendant ce temps leurs dames font ballon et rêvent à des fusées moins spatiales, moins spéciales. Elles font leur vaisselle avec Cosmos, en attendant que leur satellite devienne rouge. Mais je vous parie un voyage au Chili avec Philippe Clay contre un voyage en Grèce avec Bérurier qu’elles changeraient volontiers leur héros national contre un manœuvre de chez Renault.

Mais revenons à nos brebis.

Cynthia a les lèvres humides, les yeux humides, et le… le rose aux joues.

— Dire qu’un romancier français vient de me sauver la vie, soupire-t-elle.

— Ce sera désormais l’orgueil de la mienne, assuré-je.

Je lui prends la main, elle se laisse faire.

Je me dis que qui peut le moins peut le plus. Je lui lâche la main pour lui saisir la taille. Miss Mac Herrel ne proteste pas.

J’incline lentement la tête et nos lèvres se joignent. Les siennes ont un goût de fraise des bois. Comme j’adore les desserts je m’en flanque une puissante ration sans sucre. Elle noue ses bras dans mon dos et son corps se plaque contre le mien aussi étroitement qu’un timbre de quittance humecté au bas d’un effet à soixante-neuf jours. Je me dis que pour nous désunir il va falloir des démonte-pneus ou une lampe à dessouder.

— Hello ! fait une voix.

Nous nous séparons instantanément. Le temps de compter jusqu’à un et un type paraît dans l’encadrement de la porte. C’est un grand zig d’une vingt-huitaine d’années, au visage triste et blafard. On a l’impression qu’il a passé ses vacances dans le caveau de ses aïeux. Il a les cheveux bruns et plats, le front bombé, des gestes précieux.

— Oh ! je n’arrivais pas à vous découvrir, Cynthia, mon cœur.

Ayant gazouillé, il attend qu’on nous présente. À son regard je sens qu’il a senti que nous n’étions pas en train de parler des cours de la bourse.

— Sir Concy, mon fiancé, annonce Cynthia. Monsieur San-Antonio, un grand romancier français.

Poignée de main sèche et brève.

L’antipathie est spontanée, comme la sympathie. Au premier contact j’ai envie de le défringuer, de le ligoter, de le plonger dans un tonneau de miel et de l’installer sur une fourmilière. Et de son côté, Sir Concy aimerait me faire asseoir sur un paratonnerre avec un sac tyrolien chargé de briques sur les épaules et un rouleau compresseur sur les genoux.

Dehors une cloche aigrelette tinte.

— À table ! fait Cynthia.


J’ai déjà pris un certain nombre de repas dans ma vie, je pense que les plus bornés d’entre vous (et ils sont nombreux) s’en doutent, mais rarement je n’ai absorbé de la nourriture en de telles conditions. Ce dîner dans une salle à manger plus vaste que la salle des conférences au Palais de la Mutualité, en compagnie d’une vieillarde à roulettes et d’un sir Concy à basse mine est aussi joyeux qu’une opération de la rate. Outre le fiancé de Cynthia, on compte également le directeur de la distillerie, le très honorable Mac Ornish. Bien que votre degré d’instruction soit aussi bas qu’une tige de lierre rampant, vous avez dû voir déjà des gravures anglaises représentant M. Pickwick ?

Eh bien ! Mac Ornish, c’est ça : un bonhomme rondouillard, rouge comme un Conclave, avec une brioche carrossée par Lustucru ; des petites mains potelées ; des lèvres luisantes ; un nez fluorescent ; des cheveux blonds, rares et malades, étalés sur un crâne constellé de taches brunes ; des joues flasques ; des bajoues fluides ; des yeux en apostrophe ; une fossette profonde comme le fossé de Vincennes au menton ; un col cassé ; une cravate plantureuse ; et une voix de petit garçon enrhumé.

Il parle beaucoup alors que les autres mangent en silence. Son sujet préféré c’est le temps : celui qu’il fait aujourd’hui, celui qu’il fera demain. Les sujets de sa Gracieuse[6] Majesté sont les champions du temps tous terrains. Est-ce parce que leur île est cernée par les embruns (à 3 % indexés) ? Est-ce parce qu’ils sont un peuple de marins ? Est-ce parce qu’on s’enquiquine dans le Royaume-Uni plus que nulle part ailleurs in the world ? Toujours est-il que depuis des siècles et pour encore des millénaires, on parle du temps en Grande-Bretagne.

Ça dure comme ça pendant tout le repas. Ensuite on passe au salon. Je demande la permission de pousser le carrosse de tante Daphné et elle m’accorde cette insigne faveur. Ça paraît même la toucher profondément. Heureusement que j’ai mon permis de conduire poids lourds. Je drive la vioque à travers les gigantesques pièces. Bath cortège, les gars. Cynthia me file le train. Je sens son regard mauve posé sur ma prestance comme une abeille sur le pollen d’une rose. Derrière elle marche son fiancé, l’abominable Concy, puis, fermant la marche, Mac Ornish roule comme un tonneau sur les tapis.

Cigares, whiskies… Le moment est venu pour le fameux[7] San-A. de risquer sa botte secrète. Cette enquête, ma parole, ne ressemble pas aux autres. On dirait une partie d’échecs. Au lieu d’y aller à la castagne et de crever le décor, il faut avancer prudemment, bien mûrir chaque geste, bien penser chaque parole et ne jouer qu’à coup sûr.

Portant un toast à mes hôtes, je répète ma joie de me trouver parmi eux. Je leur assure que, sitôt rentré en France, je leur ferai livrer quelques caisses de Dom Pérignon pour les remercier de leur inoubliable accueil. C’est l’entrée en matière rêvée, comme disait un vidangeur de mes relations.

Je mets en parallèle whisky et champagne. Je disserte, je célèbre, je vante, je glorifie. Et pour finir je leur tourne une petite phrase pas mal foutue du tout :

— Pour nous autres Français, le whisky est une sorte d’entité. J’avoue que je ne voudrais pas quitter l’Écosse sans avoir visité une distillerie.

— La nôtre n’est pas très importante, s’empresse la mère Daphné, mais si cela vous tente, Mac Ornish se fera un plaisir de vous piloter, n’est-ce pas, très cher ?

Le rondouillard jubile. Il est ravi. Il insiste pour que nous convenions d’un rendez-vous. Et il est dit que Cynthia me conduira demain in afternoon à Mybackside-Ischicken pour la visite. Pas mal, non ? Ça va me permettre de repérer les lieux.

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