La nuit écossaise brille avec une grande économie d’étoiles lorsque je stoppe ma Bentley de première classe non loin de la demeure habitée par la mère O’Paff. Les ajoncs de la lande frémissent, des chouettes hululent et des grenouilles pullulent sur les pourtours du lac.
À main droite, la massive silhouette de Stingines Castle se découpe sur l’horizon comme une citadelle redoutable. Un fantôme se baguenauderait dans cette campagne hostile que je n’en serais pas surpris. C’est vraiment un curieux bled.
L’ancienne tapineuse de Montrouge habite une minable baraque bourrée de courants d’air. Des vitres fêlées et ravaudées avec du papier collant achèvent de donner à la masure un aspect minable.
Je mets mes mains en porte-voix (ce qui vaut mieux que de les mettre en porte à faux) et je mugis, d’une voix pourtant sourde :
— Béru !
Ce, à différentes reprises, et sur un ton qui va croissant comme la lune et coassant comme les grenouilles.
Nobody ! Je siffle, je frappe à l’huis, aux vitres, aux volets, toujours en vain. Je vous parie un marécage contre une maréchaussée que Béru et la dame Gladys se sont poivrés au scotch. J’actionne le loquet de la lourde et, avec une surprenante docilité, celle-ci s’écarte devant moi, comme un monôme d’étudiants devant un car de police.
Cette pâle clarté qui tombe des étoiles me permet de distinguer une masse claire au milieu de la pièce. Je me grouille d’allumer et j’aperçois Gladys, vautrée sur le plancher, la joue à même les lattes disjointes, un bras allongé, les jupes retroussées, la bouche grande ouverte. Elle a beaucoup changé, cette honorable marchande d’amour. Avec la bouille qu’elle possède maintenant elle a eu raison de s’évacuer en Écosse. Et même à mon avis, elle aurait pu pousser sa retraite plus au Nord, en Islande ou au Détroit de Bering, for exemple, because elle est moins que comestible.
Elle a la trogne bouffie et couverte de pustules violacées. Ses cheveux qu’elle ne fait plus teindre ressemblent à la perruque d’un garde qui jouerait dans l’arrestation de Louis XVI. C’est l’ivrognesse dans toute son horreur.
Elle ronfle comme un bulldozer sur un chantier.
Je rappelle, d’une voix de centaure :
— Béru !
Puis, pour déclencher éventuellement chez ce damné pochard une réaction de son état second :
— On demande l’inspecteur Principal Bérurier au téléphone !
Zéro.
Je visite la carrée. C’est vite fait car elle se compose de deux pièces minables. Le Gros ne s’y trouve pas. Pourtant j’aperçois sa valise sur un amoncellement de caisses. La cabane pue le hareng fumé, la lampe fumeuse, la pièce enfumée, la fumée de tabac, le noir de fumée et la chaussure de caoutchouc surmenée.
Je reviens à la dame étendue sur le sol et je la secoue délicatement du bout du pied.
— Madame Gladys ! fais-je, ça vous ennuierait de revenir à vous deux secondes, j’ai à vous parler ?
Mais va te faire cuire un œuf ! Elle continue de ronfler, cette morue, et de cuver son whisky. Alors le valeureux Commissaire San-Antonio, celui qui remplace avantageusement le beurre, la margarine et le rond du bey du rha dada, s’empare délibérément — et par l’anse — d’un seau qu’il va remplir au puits voisin.
Une douche glacée, y a que ça pour ranimer les poivrots.
La vioque suffoque, éternue, ouvre un œil et se met à proférer des injures.
— Ça va mieux, Gladys ? je questionne d’un ton affable.
Son œil glauque me considère lourdement. Je la soulève par le corsage et je l’adosse au mur. Mais sa tête dodeline.
— Où est l’ami Bérurier ? questionné-je.
La mère O’Paff libère quelques borborygmes et me traite tour à tour : d’enfant de putain (ce qui laisserait entendre qu’elle envisage mon adoption favorablement) ; de fumier de lapin (je n’ai rien contre ces aimables herbivores non plus que contre leurs sous-produits) ; de sodomisé de frais (le mot frais a quelque chose de sain et de printanier qui corrige ce que d’aucuns trouveraient de péjoratif à l’épithète) ; et d’impuissant (ce qui est son droit vu que je ne me sentirai jamais le courage de lui infliger un démenti).
Je prends le meilleur parti, celui d’aller tirer un autre seau d’eau. Le plus calmement du monde je lui en flanque la moitié (en anglais : the half) au portrait. Nouvelle suffocation, nouvelle quinte de toux. Nouvelles injures encore plus corsées que les précédentes.
Pour lors, le célèbre San-Antonio délaisse momentanément cette exquise politesse qui en a fait en quelque sorte le Colbert de la police.
— Écoute, Gladys, l’interromps-je, si tu ne réponds pas à mes questions, je continue de te filer de la flotte à travers la hure jusqu’à ce que ton puits soit vide, tu m’entends ?
Et, comme preuve de ce que j’avance, je lui délivre le solde de tisane qui se trouve dans le seau.
— C’est O.K., chérie ?
— Qu’est-ce que vous me voulez, charogne ambulante ? s’inquiète enfin la copine du Gros.
— Mon ami Bérurier qui logeait chez vous !
— L’ai pas revu…
— Vous mentez. Et si vous mentez on vous collera en taule. Et si on vous colle au gnouf vous n’aurez pas de whisky. Et si vous n’avez plus de whisky, imbibée comme vous l’êtes, vous crèverez de délirium plus ou moins mince. Il y aura des chauves-souris et des cancrelats plein votre cellule, vous pigez, ma poupée !
— Toi t’es un ami de Béru, me lance-t-elle en français. T’es un frenchman à la c… Tous gueulards et fiers à bras.
Elle se tait et se fout à chialer comme les fontaines du Rond-point des Champs-Élysées.
— Ah ! misère, quelle idée j’ai eue de quitter Montrouge pour venir crever d’alcool dans ce pays de malheur !
Je suis touché comme un collégien.
— Allez, la mère, vous cassez pas le chou : chacun sa vie. Les bonheurs en technicolor, ça ne se fabrique qu’à Hollywood. Ça dure une heure trente-cinq sur la toile d’un ciné et ça fait ch… tout le monde. Je vous demande où est le Gros Béru…
Elle continue de chialer son scotch, pourtant elle répond à travers ses larmes :
— Je vous dis qu’il n’est pas rentré. L’a pris son lunch ici à midi, l’est sorti, l’est pas rentré…
— Vous ne savez pas où il allait ?
— Non. J’y ai demandé. Il m’a dit « Secret professionnel », le damné porc !
— Il vous avait dit qu’il rentrerait pour dîner, je suppose ?
— Bien sûr ! Même qu’il avait ramené de la ville un poulet froid et une paire de bouteilles de scotch…
— Que vous avez bues en l’attendant ?
— Oui.
— Vous n’avez vu personne ?
— Si.
Je dresse l’oreille.
— Qui ?
— Au début du tantôt, juste comme ce sacré dégoûtant de flic venait de partir, y’est venu un type qui m’a demandé après un certain San-Antonio.
— Ah oui ?
— Puisque je vous le dis, french boy de mes f…
— Alors ?
— Je lui ai répondu que je ne connaissais pas, et c’est la vraie vérité du Bon Dieu que je connais pas ce San-Antonio. Vous le connaissez seulement, vous ?
— Personne ne connaît personne, éludé-je sentencieusement. Que s’est-il passé ?
— J’ai cru que le gars allait m’étrangler. Il était pâle comme la mort et il grinçait des dents.
— Vous ne savez pas qui il était ?
— J’en ai une vague idée. Je l’ai aperçu souvent en compagnie de la fille de Stingines Castle. Un jeune aristo qui a une sale gu… et du sparadrap sur les paupières.
Sir Concy ! Il n’y a aucun doute : l’homme qui me cherchait n’est autre que le fiancé de Cynthia. Comment a-t-il su que Béru se trouvait chez la mère Gladys ? J’ai commis une imprudence en laissant mon pote seul ici. Il lui est sûrement arrivé quelque chose. Ces crapules ont pris peur et se sont emparés de lui. Au château, on n’a pas cru à mon départ… Misère ! Mon Béru ! Vous ne voyez pas qu’on me l’ait buté ! Alors que sa nomination était presque dans la fouille !
Ça me galvanise.
— Vous n’avez revu personne depuis cette visite, Gladys ?
— Non.
— Bien vrai ?
— Puisque Je vous le dis, morveux !
Et la voilà qui redevient mal embouchée comme tout. Elle me jure que si Je doute de sa parole elle va frotter sur mon nez une partie d’elle-même que J’estime tout à fait impropre à la consommation et qui, de toute façon, n’ennoblirait pas mon appendice nasal.
Je la laisse cuver en paix et Je saute dans ma Bentley de cérémonie (funèbre).
Minuit, l’heure du crime, carillonne au clocher de Saint-Charpiny lorsque je carillonne moi-même à la lourde de sir Concy.
Parlophone. La voix du triste sir :
— Hello !
— Ici, San-Antonio.
Rugissement. La porte s’ouvre, je grimpe l’escadrin. Un grand rectangle de lumière ocre se découpe sur le palier. Le fils du baronnet m’attend. Il est en smoking.
Juste comme j’arrive, une voix d’homme crie en anglais :
— Non, Phil ! contrôlez-vous !
Mais le gars ne se contrôle pas et me bondit sur la casaque.
Vous vous rendez comptez si ça commence à faire beaucoup ?
Maintenant ça devient aussi traditionnel que l’Angleterre elle-même, dès qu’on se trouve en présence l’un de l’autre on commence par se mettre une avoinée.
Il me cueille à la sauvage : coup de latte dans les sœurs Etienne, que j’esquive de peu en me mettant de profil et qui me vaut un bleu à la cuisse large comme un beefsteak de travailleur de force ; puis cueillette en crochets gauche-droite.
Je titube, je recule, je bascule, je chois. Au moment où je vais pour me relever, cette ordure à blason me virgule un coup de semelle dans les mandibules.
— Phil ! je vous prie, ça n’est pas correct, fait la voix précieuse.
À travers un brouillard, j’ai le temps d’apercevoir un grand jeune homme élégant et distingué, assis, jambes croisées dans un fauteuil.
Sir Concy ne prend pas garde à l’interruption.
Le voilà qui me savate encore. J’ai l’impression de passer le week-end dans une bétonneuse en folie. Ça m’arrive de tous les côtés. Et bing ! Et bang ! Et bong[16]. J’essaie de me parer, mais ça pleut là où je ne suis pas couvert.
Le grand jeune homme élégant s’est levé.
— Phil, je suis très déçu par votre attitude. Un gentleman…
Sir Concy s’arrête, épuisé par ses efforts. Le gars Bibi se paie trois litres d’oxygène de la bonne année et décide de jouer sa petite partition. Chacun son tour, non ?
J’y vais à la brutale. C’est le coup du rentre-dedans, tête première. Il prend ma coupole dans le plastron et s’en va faire des essais de verre de montre sur le plancher.
Plus régulier qu’il ne l’a été, je m’abstiens de l’assaisonner pendant qu’il est à terre. Je pousse même l’élégance jusqu’à l’aider à se relever en le halant par son nœud de smoking.
Pour assurer ma prise je donne un tour de poignet et le fils du baronnet étouffe.
— Espèce de vermine ! fulminé-je. Petite larve !
Il essaie de ruer mais je ne sens même plus ses soubresauts. D’une détente prodigieuse, je le catapulte contre le mur. Un magnifique sous-verre représentant une dame vêtue d’un éventail tombe et se brise. Sir Concy fait « hhhan » en touchant le mur.
Je m’approche, il est pantelant. Il veut cependant s’avancer sur moi mais je lui place quatorze manchettes style Delaporte, à toute vibure et sans chiqué.
Le jeune homme de bonne famille s’écroule alors sur le tapis, groggy.
Je me masse l’avant-bras doucement et J’exécute quelques mouvements gymniques.
— Magnifique, me fait le spectateur.
Il s’incline et avance son blaze :
— Sir Constence Haggravente, se présente-t-il. Je suis le meilleur ami de Philipp.
— Il vous faut de la constance, en effet, ne puis-je éviter de plaisanter.
Et, revenant fissa aux convenances :
— San-Antonio.
On se serre la main.
— Oh ! C’est donc vous, murmure Haggravente en fronçant les sourcils.
Son exclamation me paraît étrange. Sir Concy a donc parlé de moi à ses amis ;
Mon interlocuteur est un grand blond à l’œil clair, infiniment racé. Il se baladerait avec son pedigree autour du cou que ça ne serait pas plus éloquent.
— Pourquoi dites-vous que c’est donc moi ?
— Phil vous cherche depuis midi…
— On me l’a dit…
— Il voulait vous tuer.
— Il me l’a laissé sous-entendre.
— Il vous hait, je crois, profondément…
— Il me l’a fait comprendre.
— Il paraît que vous lui avez pris sa fiancée ?
— Je ne la lui ai pas prise, je l’ai seulement ramassée : elle était tombée dans mon lit.
Sir Constence Haggravente sourit.
— Amusant, murmure-t-il.
— Comment savez-vous tout cela, sir Haggravente ?
— Parce que Phil me l’a dit.
— Et il le tenait de qui, de son petit doigt ?
— Non, de l’ancien maître d’hôtel de ses parents, James Mayburn.
Je tique, ma montre tic-taque et mon cœur fait toc-toc.
— Racontez, je suis passionné.
— Lorsque Lady Daphné est revenue de France pour occuper le château, elle manquait de personnel. Phil, qui venait de faire la connaissance de Cynthia, lui a alors proposé Mayburn pour la dépanner.
Je pars d’un grand éclat de rire.
— Et il a chargé le domestique de me surveiller ?
— James lui est très dévoué. Phil était jaloux. La jalousie fait commettre bien des folies, même à un sujet de Sa Majesté, monsieur San-Antonio. Mayburn a placé un magnétophone dans votre chambre sur les directives de son ancien maître. Mais cela n’a rien donné car, paraît-il vous avez découvert l’appareil. Alors il a osé aller vérifier la nature de vos relations avec Miss Cynthia dans votre propre chambre…
— Ah ! le second fantôme ! m’exclamé-je, c’était donc ça !
— Pardon ?
— Non, rien, je pense tout haut…
Mais tout bas, je me dis que j’ai commis une erreur d’aiguillage en suspectant le majordome et en suspectant sir Concy. Je n’avais affaire qu’à un hyper-jaloux et à son complice.
— James est venu lui rapporter la cruelle vérité ce matin, murmure Haggravente. Phil est alors devenu fou.
« À propos de Phil, s’interrompt-il en se penchant sur ma victime, l’auriez-vous tué ?
Le fiancé est toujours inanimé. Ce pauvre gars se souviendra de moi. Il a le portrait en haillons. Ses arcades se sont rouvertes, son nez est éclaté, ses lèvres fendues, ses pommettes pétées comme des marrons trop cuits.
Nous lui versons du Mac Herrel dans la bouche et il finit par revenir à lui.
— Écoutez, mon vieux, murmuré-je, je suis navré pour vous, mais vous avez fait fausse route en vous amourachant de Cynthia. Cette fille est indigne de vous.
Sir Concy veut se précipiter sur moi, mais nous le maîtrisons.
— Si je puis me permettre, vous manquez un peu d’élégance, sermonne sir Constence Haggravente.
— Si je puis me permettre, laissez-moi terminer, dis-je. Je suis le commissaire San-Antonio, des services spéciaux français. Vous devez bien penser, messieurs, que si je suis venu enquêter jusqu’en Écosse, c’est qu’il s’agit d’une affaire extrêmement grave et importante.
Cette fois, Concy est sérieux et ne songe plus à m’éventrer. Il sent que ça n’est pas du bidon et, très pâle sous ses ecchymoses, il attend.
— Miss Cynthia Mac Herrel est compromise dans une double affaire de meurtre et de trafic de drogue, annoncé-je. C’est une fille complètement désaxée, dont la perversité est peut-être due à une enfance malheureuse… Cela, il appartiendra à des psychiatres de le préciser…
Je hausse les épaules.
— Expliquez-vous, murmure sir Concy.
— Plus tard. L’instant est trop critique. Sir Concy, qu’est devenu l’homme que je faisais passer pour mon valet de chambre ?
Il secoue la tête.
— Je l’ignore. Mais dites-moi, à propos de Cynthia…
— Je vous ai dit plus tard, Phil, lui fais-je amicalement en lui tapotant l’épaule… Je vous jure sur mon honneur de flic que je vous ai dit la vérité à son sujet. Soyez courageux comme vous l’avez été au cours de nos…, heu…, relations !
Il opine.
— Alors, mon inspecteur ?
Il secoue la tête.
— En apprenant mon infortune des lèvres de James, je me suis précipité au château, pensant vous y trouver, mais vous n’y étiez plus.
— Vous avez parlé de…, heu…, la chose à Cynthia ?
— J’ai fait une scène horrible.
— Et que vous a-t-elle dit ?
Il baisse la tête.
— Eh bien ?
— Qu’elle vous aimait.
Je n’en reviens pas.
— Pas possible !
— Si. Et elle a ajouté que la mort seule vous séparerait, elle et vous.
J’éclate alors d’un rire qui serait homérique si j’étais grec mais qui n’est que rabelaisien.
— Pas mal.
— Hein ?
— Elle a remonté la mécanique à fond. Elle comptait sur vous pour me trucider. Au lieu de jeter de l’eau sur le feu, elle a jeté de l’essence. Ensuite, Phil ?
V’là qu’il m’est devenu sympa, tout à coup avec sa pauvre bouille en quartier bombardé. C’est pas poilant, la vie ? (en anglais : the life). Il y a six minutes soixante-douze secondes nous nous brisions les cartilages et maintenant je l’appelle « Phil » sans qu’il songe à s’en offusquer.
— Je suis parti à votre recherche. Et en passant près de ce chemin de la lande, j’ai vu votre valet de chambre qui sortait de chez la vieille ivrognesse. Je me suis précipité chez la bonne femme pour la questionner. Elle ne savait rien ou n’a rien voulu me dire.
Je commence à être très sérieusement inquiet pour Béru. Ça aurait tourné au vinaigre pour mon vaillant équipier que je n’en serais pas autrement surpris. Que faire ?
Je vais m’accouder à la cheminée et, tout en contemplant dans la glace mon physique avenant, je tiens à mon reflet le langage suivant.
— San-A, mon Grand, tu avais une quinte de coupables présumés, à savoir : la fausse Daphné, sa nièce, Mac Ornish le directeur, sir Concy et James Mayburn. Maintenant, il ne t’en reste plus que trois. Avant de t’occuper du plat de résistance, c’est-à-dire de la vieille lady et de Cynthia, pourquoi n’aurais-tu pas une conversation à bâtons rompus (de préférence sur son râble) avec Mac Ornish ?
Les deux petits sirs respectent ma méditation. Lorsque je me retourne, je les découvre près de moi, au garde-à-vous dans leurs smokings.
— Phil, je murmure, vous êtes comment avec Mac Ornish ?
— Pas mal, pourquoi ?
— Vous allez lui téléphoner pour lui demander de venir vous rejoindre ici.
— Maintenant ?
— Oui. Dites-lui seulement qu’il s’agit d’une affaire extrêmement grave et que vous avez besoin de son aide. S’il vous questionne, répondez-lui que vous ne pouvez pas lui fournir d’explications au téléphone.
Le fils du baronnet s’exécute. Il sonne Stingines Castle. Il sonne longtemps car les occupants sont pieutés. Enfin on décroche et, par chance, c’est Mayburn qui répond.
Phil se fait connaître et enjoint à son ex-larbin de quérir le rondouillard distillateur de céréales.
Je m’empare de l’écouteur annexe et j’entends la voix ensommeillée de Mac Ornish.
— Que se passe-t-il, sir Concy ?
— Un événement grave. Je vous en supplie, venez me rejoindre d’urgence à mon domicile de Grattefort and Fayrluir Street.
— Mais…
— Ne me posez pas de questions, c’est terrible. Et surtout ne parlez pas à ces dames, Mac Ornish. Je compte sur vous, venez !
Il raccroche, ce qui est le meilleur moyen de couper court à des explications.
— Il ne nous reste plus qu’à attendre, fais-je en posant à mon tour l’écouteur.
— Un whisky ? propose sir Concy.
— Volontiers…
Pendant qu’il prépare trois glass corsés, je reprends ma séance de gamberge. Je vais vous dire, à titre très exceptionnel, à quoi je pense. Eh bien ! je pense que les relations entre Cynthia et Philipp ne sont pas normales. Je m’explique : de toute évidence elle se fout de ce garçon comme de son premier esquimau Gervais. Donc, si elle l’a fréquenté au point de se fiancer avec lui, c’est qu’il présente un certain intérêt. Lequel ? That is the question.
Maintenant, je sais que ça n’est pas la, tante Daphné qui veut de ce mariage, puisque la tante Daphné est clamsée depuis plus de deux piges.
Alors ?
— Dites, Phil, vous vous êtes connus comment, Cynthia et vous ?
— Père et moi sommes venus faire une visite de courtoisie à Lady Mac Herrel lorsqu’elle est venue habiter Stingines.
— Votre père la connaissait ?
— Il l’avait vue une vingtaine d’années plus tôt à une réception. Mais la vieille dame habitait Londres et ne venait ici qu’une fois l’an, pour Noël.
— Et ç’a été le coup de foudre ?
— De ma part, oui.
— Et de la sienne ?
— Elle n’a pas paru faire attention à moi, au début. Et puis un jour…
Il a la gorge qui se noue.
— Bon Dieu, c’est vrai.
— Qu’est-ce qui est vrai ?
— Elle est venue ici, toute seule, un après-midi. Jugez de ma surprise en ouvrant la porte de me trouver nez à nez avec elle.
— Que désirait-elle ?
Il secoue amèrement la tête. Sa glotte fait du yoyo et sa frime en compote reflète une grande détresse.
— Voilà, mon père est à la tête de beaucoup d’affaires.
« C’est un homme âpre au grain qui a monstrueusement développé sa fortune.
— Ne vous en plaignez pas, dear, fait sir Constence Haggravente d’un ton badin.
— Grand Dieu non ! Il a des entreprises de travaux publics, de transports en commun, des élevages de moutons, des champs d’orge et de seigle, des filatures et aussi une ligne de navigation entre l’Irlande et l’Écosse. C’est cette ligne que je dirige. C’est mon jouet, quoi. Il me l’a confiée parce qu’elle marche toute seule et que mon rôle consiste à aller fumer une cigarette au bureau de temps à autre.
— Joli jouet tout de même.
— Père me considère comme un minus, lamente sir Concy.
— Vous disiez que Cynthia était venue vous trouver, que voulait-elle ?
— Elle avait appris que je m’occupais de cette ligne et elle venait me demander de prendre dans la compagnie un ami à elle, un Français qu’elle avait connu à Cannes. C’était très délicat car un étranger ne peut avoir un grade dans notre flotte, même marchande, s’il n’est pas naturalisé.
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai engagé ce garçon tout de même et nous avons fermé les yeux sur son cas.
— Quelles fonctions occupe-t-il chez vous ?
— Il est commandant en second sur un de nos cargos, le « Rosy leaf » qui fait Dublin-Ayr.
— Son nom, please ?
— Félicien Deleur.
Je prends note. Je commence à piger la source du trafic.
En Irlande, il y a un des plus importants aéroports d’Europe : Shanon, plaque tournante du trafic Amérique-Europe. Mes gars doivent recevoir l’héroïne des States par air. Et c’est ce Deleur qui l’amène par mer d’Irlande en Écosse. En Écosse où elle est traitée de la manière que nous savons, puis réexpédiée…
On se vide un whisky, deux whiskies, trois whiskies et Mac Ornish sonne.