Quatre heures ! Et le Vioque est là, dans la lumière verte de son réflecteur de bureau, impec, rasé, cravaté, manucuré, amidonné, attentif.
Je viens de lui faire un compte rendu minutieux des événements et il est songeur. Il y a de quoi.
— En somme, résume-t-il, cet Olivieri avait reçu des bouteilles de scotch contenant de l’héroïne. Il l’ignorait puisqu’il en a offert à un ami. Les bouteilles en question servaient à la contrebande de ce stupéfiant ?
— C’est évident, Ceux qui les réceptionnaient devaient ensuite récupérer l’héroïne grâce à quelques combinaison chimique que Favier se fera un plaisir de nous expliquer. Peut-être en faisant évaporer le whisky ? Ou peut-être aussi les drogués absorbent-ils le whisky tel que, ce qui corse l’effet ?
— C’est génial, admet le Tondu en se caressant la coupole.
Il y a un silence.
— Poursuivons notre raisonnement, décide le Dabe, ces caisses de whisky truqué ont été envoyées à la suite d’une erreur à Olivieri.
— Les contrebandiers se sont aperçus de la méprise et ont voulu les récupérer. Les choses ont mal tourné pour Olivieri. Ils l’ont tué et se sont emparés des caisses.
Dans le fond, l’affaire est simple à piger.
— Cette histoire concerne le Yard, soupire le Vioque avec regret, je téléphonerai au chief inspector Morrisson sitôt qu’il fera jour.
Il me regarde, je le regarde, on se regarde ; le tout dans le silence le plus épais. À la fin je me marre comme ce type qui a fait fortune en créant une fabrique de sacs tyroliens pour bossus.
— Qu’avez-vous ? s’informe le déplumé en s’efforçant de maintenir son sérieux.
— Je crois, patron, que nos pensées sont aussi parallèles qu’une voie ferrée…
— C’est-à-dire ?
Déjà, l’homme chauve sourit.
— C’est-à-dire que nous aimerions bien, pour le prestige de la police française, mener à bien cette enquête sans en parler aux gars du Yard et leur servir le dénouement enveloppé dans du papier cadeau avec un beau ruban tricolore en guise de faveur.
Le boss se lève, contourne son burlingue et vient poser sa main délicate (que je n’ose toutefois qualifier de menotte) sur ma puissante épaule.
— Nous nous sommes compris ! dit-il. Alors ?
— Alors, je vais aller faire une virée en Écosse, dis-je, c’est bien ce que vous souhaitez ?
— Oui, mon cher ami. Mais je vous recommande la plus parfaite discrétion. Vous serez là-bas à titre officieux, rigoureusement officieux.
La mouillette, c’est pas le genre de la Grande maison. Il a toujours peur de se faire cueillir, le Vieux. Avec lui faut toujours accomplir des tours de force dans l’anonymat et la dignité.
— Cet extraordinaire trafic a sa source à la distillerie de whisky puisque des bouteilles pourvues du capsulage d’origine contenaient de l’héroïne.
— Probablement…
— Allez là-bas ! Démasquez les tenants et les aboutissants de l’organisation et prévenez-moi. Trop souvent nos confrères d’Outre-manche se gaussent de nous.
— Je ferai l’impossible, monsieur le directeur.
— Je le sais…
Il attire à lui un flacon de whisky et mate attentivement la petite étiquette blanche collée à l’envers de la bouteille.
— Le Mac Herrel est produit par une dame, fait-il. Une certaine Helen-Daphné Mac Herrel habitant Mybackside-Ischicken près de Glasgow…
Je note le blaze de la donzelle sur un calepin.
Déjà le boss ligote des horaires d’avion.
— Vous avez un vol d’Air France en direction de Glasgow à sept heures vingt-deux. Je vais faire procéder à une réservation…
— À deux réservations, rectifié-je.
Il sourcille, ce qui constitue sa culture physique de la journée.
— Vous emmenez quelqu’un avec vous ?
— Oui. Je préfère. Comme je ne pourrai pas compter sur l’appui de la police britannique, étant donné le caractère occulte de ma mission, et que je peux avoir besoin d’aide, je préfère que nous soyons deux.
— Vous avez raison. Qui emmenez-vous ?
J’hésite. Pas longtemps.
— Bérurier, fais-je.
Le Vioque opine, puis, avec un petit sourire équivoque :
— Dites-moi, mon cher, pourquoi faites-vous toujours appel à l’inspecteur Bérurier ? Nos services, Dieu merci, sont riches en effectifs…
C’est la première fois que Monsieur Peau de Fesse me pose cette question et je suis embarrassé.
— Eh bien ! murmuré-je, c’est assez difficile à expliquer. Voyez-vous, boss, Béru n’est pas très intelligent. C’est un rustre, un soiffard, un butor, mais il a des qualités qui en font néanmoins mon plus précieux collaborateur. D’abord, il m’est attaché comme un chien ; ensuite il est bon, courageux, tenace. Et enfin, il a par instant une espèce de jugeote matoise qui équivaut à du génie. Et puis, mieux que tout encore : je l’aime bien. Je le chahute et ça me repose…
Le Dabuche lève les bras.
— Juste ciel ! Arrêtez ce panégyrique ! Et emmenez votre Bérurier. Je vous fais donc retenir deux places…
— À notre arrivée à Glasgow, j’aimerais bien disposer d’une voiture, fais-je.
— Je vais arranger cela. Je vous fais porter à l’aéroport les billets et les devises.
— Entendu.
On se malaxe les phalanges et on se quitte.
L’aurore sème des germes de soleil dans le ciel lorsque je quitte la maison Royco (les poulets qui ont vraiment des goûts de potaches). Je bigle ma montrouze. Il me reste trois heures pour aller faire ma valise et récupérer le Monstrueux Béru dans sa tanière.
Je droppe jusqu’à Saint-Cloud. La porte n’est pas fermée à clé, me rappelant brusquement que j’héberge une souris. Mille tonnerres ! Il va falloir que je l’évacue en pleine noye, la môme Irène. Comme hôte, je me pose là. Je drive cette souris jusqu’à la maison, au moment de lui faire le coup du facteur et de la lavandière, je me barre, et voilà qu’à quatre heures et demie du mat’, je vais la virer du lit pour l’abandonner sur le pavé mouillé de Paris…
« Ça se fait pas.
Je monte à ma chambre. Elle dort comme une bienheureuse, les couvrantes tirées jusqu’au menton, le souffle paisible.
Décidément, je n’ai pas le cœur de la réveiller. Je décroche deux costars et mon smok de la penderie. Je vide le tiroir d’une commode pour y piquer mes plus belles lingeries et je vais faire ma valoche dans la chambre de Félicie. Avant de me tailler, j’écris un mot à l’intention de la roupilleuse :
« Chère Irène,
Un voyage d’affaires ! Je regrette. Vous laisserez les clés dans la boîte à lettres du jardin.
C’est bref, puissant, et ça dit éloquemment ce que ça veut dire. C’est bien la première fois que Votre San-Antonio casanovesque amène une grognace dans son pucier sans lui payer une croisière cosmique à bord de son vaisseau à carburant solide. Faut pas que j’y pense, parce qu’alors…
Je file.
Direction : le Béru’s office.
Une concierge en peignoir de pilou, aux cheveux enveloppés dans un foulard, traîne des poubelles sur le trottoir lorsque je stoppe devant les établissements Cornard and Co.
Elle se frotte le bas du dos en m’apercevant. C’est une dame mûre mais que personne ne doit cueillir. Elle a des seins qui font leur reddition et des valoches sous les yeux qui doivent provenir de chez Innovation.
Je file un coup de vasistas à l’intérieur des poubelles pour si des fois le Gros s’y trouverait ; mais il n’y est pas et je plonge sous le porche en lançant un joyeux : « Alors, on prend l’air ? » à la cerbère.
Elle m’interpelle :
— Vous allez chez Bérurier ?
— Oui.
— Je vous reconnais, assure-t-elle. Vous êtes son chef ?
— Voilà.
— Ils sont pas là !
Ça me stoppe dans le courant d’air sournois du porche.
— Où sont-ils donc ?
— L’été, ils couchent chez leur belle-sœur à la campagne.
— Où ?
— À Nanterre. Vous voulez l’adresse ?
— Et comment.
Elle ferme les yeux et récite :
— 228, avenue du général-Colombey.
— Mille mercis.
Il me reste une heure et demie pour retourner à Nanterre, choper le Gros au vol (si je puis dire) et le convoyer (toujours si je puis dire) Jusqu’à Orly. C’est faisable.
Quinze minutes plus tard, Je me trouve devant une maison basse non loin des Usines Simca (les anciennes). C’est ce que les Bérurier appellent « dormir à la campagne ». Moi Je veux bien. Du reste, ils ont un autre air qu’à Paris puisqu’ils se trouvent entre les gazomètres et l’usine de produits chimiques.
Un Jardin de quatre-vingt-dix centimètres carrés, entièrement ensemencé de réséda sépare l’avenue de la porte (ou si l’on se trouve à l’intérieur de la maison, la porte de l’avenue). Coquette villa en fibrociment couverte en carton goudronné. Je me mets à tabasser à la lourde.
Au début rien ne bouge. Ensuite, il y a des grognements, des chuchotements, des crachats, des toux, des éternuements, des bâillements, des grattements de dos, des grattements de bas de dos, des grattements de ventre, des imprécations. Un homme que Je soupçonne de manquer de ferveur mêle étroitement le nom du Seigneur à celui de certains établissements qu’une dame fit clore pour de bon (n’ayant plus l’âge d’y sévir). Et puis enfin la porte s’ouvre. J’ai devant les yeux un bouton que Je pense être de braguette. Je regarde au-dessus de ce bouton et je découvre un nombril en parfait état de marche, à peine poussiéreux, et d’une contenance approximative de trois litres et demi. Par-dessus le nombril s’étend un chargement de fourrage qu’une main énorme malaxe mollement. Et, tout en haut du chargement, une voix demande :
— C’qu’v’s’avez à faire ch… le monde à c’t’heure-là ?
Ma curiosité native me pousse à contempler la bouche qui a émis cette phrase de bienvenue. J’aperçois tout là-haut une minuscule tronche de lézard.
— Je voudrais parler à Benoît, dis-je. Je suis son chef, le commissaire San-Antonio.
— Oh ! fait le gigantesque lézard (l’ensemble va chercher dans les deux mètres dix), j’ai entendu causer de vous par c’t’endoffé.
« Entrez !
J’entre.
J’entre dans une pièce qui a priori me semble être une cuisine car il y a un fourneau, un buffet et une pendulette-coucou. Mais au centre trône un énorme catafalque couronné de hardes. Qu’est-ce ? Mystère et Bérurier !
— Cendre ! hurle le dinosaure.
— Qu’est-ce c’est que ce b… ? fait le catafalque d’une voix qui doit être féminine. Je m’approche et je constate que ledit catafalque n’est en réalité qu’un fauteuil orthopédique pouvant adopter la position horizontale. Sur ce fauteuil il y a une chose énorme, mafflue, graisseuse, suintante, abominable. Cette chose est une femme. Une femme enveloppée dans une couverture aussi grande que la plage de lancement du porte-avions Béarn.
— Bonjour, madame, dis-je poliment au catafalque.
Celui-ci (je ne puis me résoudre à employer le féminin pour qualifier quelqu’un d’aussi effrayant) grogne quelque chose qui peut à la rigueur servir de salut après qu’on l’ait désinfecté à l’alcool à 90° et repeint au Ripolin express. Puis il enchaîne.
— Félix, remonte-moi, je veux voir !
Le géant à la tête de microbe enrhumé actionne une manivelle et le fauteuil, toujours lesté de son chargement, prend une position semi verticale, ce qui fait que le cétacé qui l’occupe se trouve relativement assis.
Contente d’avoir refait surface, la personne écarte douze kilogrammes de viande avariée pour me découvrir un sourire aussi émouvant que la bonde d’une citerne à purin.
Un remue-ménage a lieu dans une pièce voisine, puis la porte s’ouvre sur Berthe Bérurier. Spectacle étonnant. B.B. est en chemise de nuit. Un de ses nichons indisciplinés s’est évadé par l’échancrure et dévale la pente comme une avalanche.
— Oh ! Mais, fait la baleine du Gros, c’est le Commissaire ! Quel hasard ?
— J’ai besoin de Benoît, expliqué-je avec un maximum de sobriété dans la voix et dans le geste.
— Cendre ! barrit à nouveau le lézard.
— V’là ! meugle un Béru endormi.
La Gravosse me désigne le catafalque.
— Je vous présente ma sœur Geneviève.
Quelque chose s’échappe du monceau de bidoche pas fraîche : une main. Elle est épaisse comme un édredon et les doigts unis par la graisse ne se souviennent plus qu’à une époque ils eurent leur autonomie.
J’attrape la marchandise, je la lâche en affirmant que je suis enchanté.
Berthe a des bigoudis plein les crins. Elle les rajuste d’un geste bien de féminité, puis, d’un autre geste soulève le pan de sa chemise et se gratte furieusement l’entresol.
Quelqu’un apparaît, venant de la chambre voisine : Alfred le coiffeur. Lui porte un pyjama de soie bleu étourdissant. Élégant jusque dans la dorme, le merlan. Sa femme le suit, puis c’est ensuite un gamin obèse, une petite fille myope, un vieillard qui n’a pas eu le temps d’enfourner son râtelier ce qui lui donne une mâchoire de brochet, une mémé avec une pèlerine et un militaire habillé en soldat. Je commence à me sentir traqué par tout ce trèpe.
D’où ils sortent ces bonnes gens ? Je prends peur, moi ! La galerie des monstres, quand on a passé une nuit blanche, ça impressionne !
— Et alors, Béru ! je crie, tu arrives, oui ?
L’insoumis me répond par une question. Celle-ci concerne la partie charnue de sa personne, partie dont il se demande si elle ne serait pas en réalité du poulet.
Puis il s’annonce. Il a un futal, sa généreuse poitrine, réceptacle d’un cœur plus généreux encore, couverte de poils et de cicatrices a une belle couleur laiteuse. Béru c’est l’athlète polaire. Le soleil n’a jamais vu sa peau.
— Qu’est-ce tu viens maquiller dans ce b… ! s’étonne l’Enflure.
Cette fois le terme me paraît pleinement approprié. J’admire la richesse infinie de la langue française qui permet de qualifier gens et choses avec le maximum de nuance.
— Je te réquisitionne pour une affaire urgente. On prend l’avion dans trois quarts d’heure, fringue-toi vite !
Il disparaît.
— Où me remmenez-vous encore ? rouscaille la gravosse.
— À Glasgow, rétorqué-je.
— Misère, c’est au Japon, ça ! mugit la baleine.
Heureusement que Félix-le-lézard est là pour rectifier les erreurs géographiques de sa belle-sœur.
— T’es pas louf, Berthe ? C’est au Danemark.
— Qu’st-ce qu’est le plus loin ? s’inquiète Miss Monstre.
— Le Danemark, bien sûr, renseigne le dinosaure. Si tu connaîtrais la carte de la Mappemonde, tu le saurais.
Béru sort en galopant de la chambre commune.
Dans sa précipitation, il heurte la manivelle du fauteuil orthopédique. Ce dernier part brutalement dans sa position première. Ça fait un chahut du tonnerre de Zeus. On dirait qu’un quartier s’écroule. La frangine de B.B. se confond en imprécations. Elle plaint sa sœurette d’avoir un tel mari, elle dit qu’un manche pareil n’a pas le droit de vivre et que si c’était elle il pourrait retourner chez sa mère !
— Barrons-nous, fait le Gros, quand la montagne Sainte Geneviève se met à râler, j’aimerais mieux attraper la scarlatine !
Une fois dehors je lui demande, tandis qu’il s’installe dans ma chignole :
— Ton beauf, il est microcéphale, on dirait ?
— Penses-tu, fait Béru, il est plombier-zingueur.