CHAPITRE VIII

Dans lequel je procède à des préparatifs, à mon installation, et à deux visites dont l’une manque se terminer mal pour le superman de la police française

À l’ouverture des magasins, nous investissons Mybackside-Ischicken afin de dénicher à mon nouveau valet de chambre une tenue ad-hoc. Après plusieurs déconvenues (l’Écossais est plutôt mince) nous trouvons un pantalon noir, une veste blanche et un nœud noir à Bérurier. Il est triste comme si ces préparatifs concernaient les funérailles de sa baleine. Néanmoins je suis venu à bout de ses curieuses réticences et il se laisse loquer en loufiat de grande house avec une résignation qui m’émeut. Béru, c’est une espèce de gros toutou qu’on mènerait chez le vétérinaire. Il est pas content mais soumis.

Nantis de cette aimable panoplie du parfait porte-coton, nous retournons à Stingines afin de faire nos adieux aux gens du Great Hotel of the generous Scottish. Katty a les larmes aux yeux et la mère Mac Hantine des rougeurs de damoiselle dont le beau chevalier (en l’occurrence Béru) s’en va guerroyer en Terre Sainte. Seul le taulier ne rechigne pas trop. Dans le fond, cette invasion française ne lui disait rien qui vaille.

Direction Castle !

En cours de route je donne des conseils à Béru sur la façon dont il devra se comporter. Il écoute en mâchouillant un bout de cigare. Il est amer, le mammouth. On devine que ses pensées sont aussi sombres que sa lingerie. Pour le doper, je lui sors une carotte grande commak, capable de faire avancer l’âne le plus rétif.

— Si on gagne dans ce coup-là, Béru, vu qu’il s’agit d’une affaire internationale, y aura des illuminations à la maison Poupoule, en notre honneur. Je suis sûr que le vieux ne refuserait pas d’appuyer ton avancement. Tiens, il me semble que je suis déjà en compagnie de l’inspecteur principal Bérurier.

Il se fend comme un melon trop mûr.

— Tu penses vrai ?

— Tout ce qu’il y a de vrai, ma grosse loque.

C’est fête au village.

— Tu vois, me dit l’Obèse, c’est pas que je soye cégaloman, mais j’aimerais prendre du galon pour montrer à Berthe qu’elle a pas épousé la patate qu’elle suppose.

Je constate, chemin faisant, que la Triumph de Miss Cynthia n’est plus sur le bord du chemin. On est venu lui changer ses boudins.

— Pourvu qu’elle ne te reconnaisse pas, fais-je au Gravos.

— Qui ça ?

— Cynthia.

— T’es louf ! proteste le Volumineux, déguisé comme j’étais, Berthe en personne m’aurait pas reconnu.

Berthe ! Elle vient toujours dans sa conversation, comme une mouche sur du sucre en poudre. Elle le bat, le trompe, le rabroue, le houspille, l’invective, l’insulte, le bafoue, le ridiculise, l’amoindrit, le piétine, le dévitamine, le souille, le corrompt, l’opprime, le comprime, le déprime, et pourtant il l’aime. Elle pèse cent vingt kilogrammes, elle a seize mentons, quarante-trois kilos de nichons, des verrues à poils. Elle est mafflue, ventrue, joufflue, lippue, têtue. Mais il l’aime.

C’est beau la vie.


Nous faisons notre entrée à Stingines Castle. Le majordome prend Béru en charge.

— James Mayburn, se présente-t-il.

— Je ne déteste pas non plus les miennes, rétorque Béru qui croit à une saillie.

Et d’administrer au maître d’hôtel compassé une formidable claque qui lui décroche le poumon gauche et le propulse contre la cloison. Ce témoignage de brutale cordialité n’est pas du goût de Mayburn qui rouscaille tout ce que ça peut. Mais comme il proteste en anglais et que le gars Béru n’entrave rien à la langue de Shakespeare, l’incident n’a pas de suite.

— Ménage un peu tes élans, bonhomme, conseillé-je. Nous sommes dans le pays du flegme, penses-y. Ici un gentleman peut s’asseoir sur une fourmilière sans lever un sourcil plus haut que l’autre ou voir sa souris se faire calcer en réprimant à peine un bâillement d’ennui.

Sa Majesté Benoît le Gros promet et se met à filer un train docile au vieux chnock. Dans le couloir nous croisons une accorte femme de chambre bien carénée et Béru, tout en coltinant nos valoches comme il sied à un parfait larbin, se détranche pour la mater. Ce faisant, il bute dans une console et un vase de Chine taillé dans la masse se met à plat sur le carreau. Indignation silencieuse de Mayburn.

Les valets de chambre français, il commence à les honnir, le commandant-loufiat. Je l’entends marmonner quelques paroles inaudibles.

— Qu’est-ce qu’il ronchonne, le Dabe ? s’inquiète Béru.

— Il dit que tu es une sombre crêpe, mens-je, et je ne suis pas loin de partager cette opinion.

Béru décoche au majordome un regard aussi sanguinolent qu’une livre de steak dans le filet.

— Ah ! il a dit ça ! Faudrait voir que ton mannequin à roulettes madère ses espressions, San-A. Ou que sinon je te lui fais une bouille grosse comme not’ Bentley et encore plus carrée.

Puis, faisant allusion au passage de la soubrette :

— Y a de la volaille à plumer dans le secteur, on dirait ? se réjouit le tombeur. Dommage que j’aie pas mon râtelier au complet, tu voudrais voir ce travail !

Pas d’autre incident à déplorer. On s’installe dans notre appartement. Moi dans la pièce principale, le Mastar dans la petite chambrette du fond.

Ensuite c’est le lunch et je vais présenter un gros paquet de respects à mes hôtesses. À midi, le fiancé ne tortore pas à la cabane, non plus que le directeur de la distillerie.

Nous sommes donc entre nous. La vieille Mac Herrel parle peu mais bouffe comme douze chancres. Quant à Cynthia, à peine avons-nous grignoté des hors-d’œuvre que sa jambe s’enroule autour de la mienne comme une bande Velpeau. Elle en veut, cette mignonne. Autant vous le dire tout de suite, elle en aura.

J’aimerais bien me faire une opinion à son sujet. L’histoire du revolver dans son sac à pognes me taraude la gamberge. On lui refilerait le bon Dieu avec tous les saints du Paradis sans confession, à cette pépée. Elle paraît faite pour l’amour, uniquement, et pourtant mademoiselle se baguenaude dans son Écosse natale avec une seringue de précision dont il est évident qu’on s’est récemment servi…

Tout en s’enroulant à ma personne par la tige, Cynthia me résume sa gentille existence. Elle est la fille d’une nièce de Daphné. Sa mère est morte en lui donnant le jour et la grand-tante l’a recueillie. Elles ont vécu le plus clair de leur temps à Nice, car c’était le fils de tatan Mac qui dirigeait la taule. Mais il a été buté en chassant le fauve et, courageusement, surmontant son chagrin avec un stoïcisme extraordinaire, Daphné, malgré son infirmité, est rentrée pour s’occuper de la distillerie. Elle y parvient très bien avec l’aide de Mac Ornish.

Le repas expédié, Cynthia me déclare tout de go :

— Ma tante a une requête à vous présenter…

La vioque fait signe à sa jeune protégée de poursuivre et Cynthia continue :

— Notre maître d’hôtel nous a quittées avant-hier et c’est provisoirement ce bon Mayburn qui sert à table. Mais vous l’avez vu, il est très âgé. Ce soir, nous avons un important dîner et si votre domestique pouvait aider Mayburn…

Ça me détraque l’aorte. Béru servant à table, vous voyez ça d’ici ?

— Bien volontiers, fais-je, mais vous le savez, je suis un artiste et mon valet de chambre pratique un service peu orthodoxe…

— Qu’est-ce que cela peut faire ! s’écrie Cynthia. Ce n’en sera que mieux. Vous venez ?

— Où ça ?

— Mais, visiter la distillerie, voyons !

Je me lève. Et comment que j’y vais !


Le grassouillet Mac Ornish nous attend dans un bureau meublé old England. Tout est victorien dans cette pièce, depuis son porte-plume jusqu’aux portraits décorant les murs et qui représentent les Mac Herrel ayant dirigé la boîte depuis sa fondation.

J’imaginais une usine formide et je suis tout surpris d’atterrir dans des bâtiments peu importants, nichés au fond d’une ruelle sans trottoirs.

Un grand portail de fer, à l’intérieur duquel s’ouvre une porte en fer également… À droite les bureaux, dans une petite maisonnette moyenâgeuse où devaient habiter les premiers Mac Herrel qui distillèrent. Une cour garnie de pavés ronds.

Au fond à gauche, la distillerie proprement dite avec, sous une verrière, les sacs de grains qui fourniront l’alcool. À droite, le service de mise en bouteilles. Machines à rincer les flacons, machine à les capsuler. Cet outil m’intéresse particulièrement. Mine de rien, je demande à Mac Ornish s’il n’existe pas d’autres capsuleuses, mais il me répond par la négative. Des rouquines belles comme des sacs de pommes de terre collent les étiquettes ; d’autres empaquettent les flacons. Tout s’opère en silence, avec rapidité et précision.

— Vous sortez beaucoup de flacons par jour ?

— Deux à trois cents seulement, m’assure le rondouillard.

Cynthia participe itou à la visite. Lorsque je ne pige pas un terme un peu technique (Mac Ornish ne parle qu’anglais), elle sert de traductrice. Quand je vous disais qu’elle était douée pour les langues, la mignonne !

J’ai droit à tout le processus de fabrication. On distille, puis on met à vieillir dans des fûts spéciaux.

Ceux-ci sont alignés dans un sous-sol adéquat, percé sous l’ensemble des bâtiments. Cette immense cave, c’est ce qu’il y a de plus impressionnant. Une lumière crue éclaire l’espèce d’immense crypte et les cuves hermétiques, rangées les unes à côté des autres, ressemblent à une horde de monstres accroupis. Sur chacune d’elles, il y a une plaque de cuivre portant un millésime. Cynthia me dit que c’est la date de mise en fût. Un très bon scotch a au moins dix-huit ans de vieillissement. Passionnant, non ?

J’éternue, car il fait vachement frais dans cet entrepôt souterrain. Je prends vite mon tire-gomme pour éponger le désastre. Trop vite même car je le fais choir. Et c’est en le ramassant que j’aperçois sur la terre battue quelque chose d’insolite : quelques minuscules taches pourpres.

Si nous étions dans un chais de viticulteur, je n’y prêterais pas attention, mais le whisky n’a Jamais été carmin, que je sache, hein ? Ces taches ont une forme d’étoile. C’est du sang, mes frères. Sans doute un ouvrier s’est-il blessé en manipulant la futaille ? Et pourtant ça me fait tiquer.

La visite s’achève peu après et je me retrouve enfin seul avec Cynthia. Elle porte une toilette mauve qui fait ressortir sa blondeur et elle sent bon comme un été à Capri. De la boîte de luxe.

— À propos, dis-je, vous avez des nouvelles de votre agresseur ?

— Rien. Tante Daphné n’a pas voulu que je porte plainte. Ici on se soucie terriblement du standing et on trouve qu’une enquête policière a toujours un petit côté humiliant, même quand on y tient le rôle de la victime…

C’est tout.

Elle me propose de prendre le thé dans un club mixte.

J’évite de lui dire que je préfère mettre de l’eau chaude dans ma baignoire plutôt que dans mon estomac et je vais déguster une tasse de Ceylan en grignotant de la pâtisserie ayant un goût de fleurs. Ah ! la drôle d’enquête, mes amis. Le San-A. préfère l’action, vous le savez ? Le côté rond de flûte, baise-paluche, petit doit levé sur la tasse de thé, c’est pas dans mes cordes et je commence à maudire mon impulsion. C’est bibi qui a proposé au vioque cette enquête. Dans la vie on en fait toujours trop, croyez-moi. Les hommes se comportent comme des comédiens de tournée miteuse.

Les chargeurs réunis. On ne vous demande rien et voilà que vous vous engagez dans les troupes-aéroportées, que vous lavez les chaussettes d’un cul-de-jatte ou que vous aidez un pote à payer sa chignole achetée à croum en plusieurs broches.

— Vous paraissez songeur ? murmure Cynthia en me saisissant la main.

Et d’enchaîner :

— Quel est votre prénom ?

— Antoine. Mais vous pouvez m’appeler Anthony, je suis bilingue.

Nous terminons agréablement la journée, sauf qu’au moment de reprendre la route de Stingines nous tombons sur sir Concy qui nous attend de toute évidence, au volant de sa Sprenett à double carburateur et, purgeur à huile de ricin.

Cynthia freine en l’apercevant. On se dit bonjour comme on mange des pommes de terre trop chaudes, et le cher Concy me propose de monter à son bord, afin, dit-il, de me faire apprécier sa tire.

Comme il est gênant de refuser, j’accepte.

À peine ai-je refermé la portière que cet individu, se prenant pour Moss dont il a la nationalité sans en avoir les réflexes, fait un démarrage sur les bouchons de roue. Je suis plaqué contre le dossier de mon siège tandis que mon estomac reste en suspens, à quarante centimètres de moi.

San-Antonio a des nerfs d’acier, de cela personne ne doute, j’en suis convaincu, sinon j’aimerais connaître le sceptique éventuel pour lui déguiser le nez en tomate éclatée. Au lieu de faire à gla-gla sur l’air de « J’ai le hoquet, Dieu me l’a fait », je sors ma lime à ongles et je m’astique la lunule exactement comme si je me trouvais dans une salle de cinoche pendant l’entracte et non dans une chignole à contre-petterie culbutée et stores vénitiens sur tambour dont l’aiguille du compteur est tombée amoureuse du nombre 190.

Cette impressionnante démonstration de force morale le calme un peu et Monsieur Duconnot ralentit. Ce zig, pas besoin d’avoir potassé les lignes de sa main pour comprendre qu’il a la ligne de cœur en paquet de ousson. Un jalmince ! La plus triste catégorie dans l’ordre des truffes. Les gnaces qui se détériorent les cellules grises à douter de leur bergère me cassent les noix. Comme si un type pouvait espérer s’annexer une femme fidèle !

Il n’y a pas de femmes fidèles, il n’y a que des femmes frigides. Vaut mieux partager un brasero que de s’assurer l’exclusivité d’une banquise, tout le monde sait cela, y compris les esquimaux (qu’ils s’appellent Gervais ou autrement) puisque lorsqu’ils vous accueillent ils commencent par vous proposer leur pin-up à l’huile de foie de morue.

Sir Concy crève de jalousie. Il a tout de suite pigé que sa fiancée s’en ressentait gros comme le Palais de Versailles pour moi, et il peut pas admettre. Alors, comme tous les torturés du battant, il a besoin d’une conversation avec ma pomme.

— Qu’êtes-vous venu faire à Stingines ? demande-t-il soudain, après une longue période de silence.

— Je crois vous l’avoir expliqué, balancé-je négligemment. J’écris un livre sur…

— Je ne pense pas.

Du coup je ne vois pas rouge, mais pourpre !

— Vraiment ?

— Je préfère vous dire que je n’ai pas coupé dans le récit de l’attentat contre Cynthia. Si les sujets de vos romans sont aussi mauvais que cette histoire-là, vous ne devez pas être un écrivain de premier plan.

Je continue de tiquer. J’suis pas méchant, mais je donnerais la moitié de vos revenus contre un ticket de métro deux fois perforé pour pouvoir m’expliquer avec cet affreux à ma manière laquelle est assez frappante.

— En somme, me contiens-je, vous mettez en doute la parole de votre fiancée ?

— Je mets en doute l’authenticité du bandit. C’est un mauvais scénario.

Je lui tapote l’épaule.

— Sir Concy, dis-je, vous rendez-vous compte que vous êtes en train de m’offenser gravement ?

Vachement bien tourné, non ? Vous devez avoir l’impression de vous être gouré de lecture et de batifoler dans un roman de cape et d’épée. À la cour de François the first on ne s’exprimait pas plus élégamment.

— Peut-être, reconnaît le triste sir Concy en crispant sa mâchoire de brochet.

— Alors je vais vous demander de bien vouloir me faire des excuses, m’emballé-je.

J’en peux plus. Et, manque de bol, ma soupape de sûreté est grippée et n’a pas encore pris son Aspro.

— Ça m’étonnerait, ricane l’affreux jeune daim.

— Pas moi, fais-je. Arrêtez votre trottinette de débile mental et vous allez voir…

— Vous croyez me faire peur ? demande-t-il.

— Pas encore, mais ça peut venir…

Au lieu de s’arrêter il appuie à fond de plancher sur la mécanique à faire défiler le paysage. Alors San-A. se met à jouer les Tarzan revus et corrigés par Lemmy Caution.

Un coup de talon dans la cheville lui fait ôter son pied de l’accélérateur. Un petit coup du tranchant de la main à la glotte l’asphyxie. Pendant qu’il essaie d’envoyer du renfort dans ses soufflets je chope le volant et je freine.

La Sprenett décrit quelques embardées et stoppe enfin en travers de la route. Je me penche sur Concy, j’ouvre sa portière et d’une bourrade je l’expédie sur le Mac Adam.

Me voici hors de la tire à mon tour. J’arrive à lui juste comme il se redresse.

— Alors, ces excuses ? je demande, ça vient ou vous les adressez par la poste ?

Il a les yeux injectés de sang.

— Je ne retire rien. Je pense que vous ayez mis au point cette sotte aventure afin d’entrer en contact avec Cynthia. La veille, je vous ai aperçu rôdant à proximité de Stingines Castle. C’est elle que vous guettiez. Vous l’avez peut-être connue lorsqu’elle vivait sur la Côte d’Azur et vous la poursuivez. Vous n’êtes qu’un salaud de Français, plus coureur de cotillons qu’un chien…

Je lui objecterais bien qu’un clebs n’a aucune raison de s’intéresser à de la lingerie féminine, mais ma colère est trop intense. Je ne peux plus parler. Tout ce que je peux faire c’est biller. Et ça part ! Seulement Môssieur a pris des leçons de boxe et de lutte, et pas par correspondance ! Il esquive brillamment mon gauche et contre du droit. Je déguste un crocheton en marbre de Carrare véritable qui me fait voir le Stromboli en pleine activité. Ce mignon est moins freluquet qu’on ne pense et ce n’est pas en soufflant dessus que je le ferai tomber. L’arrivée de Cynthia au volant de sa Triumph me dope. Elle pousse des exclamations et nous supplie d’arrêter la chicorne, mais autant lire du Verlaine à deux chiens enragés qui s’étripent.

Comme le Concy me vaporise sa droite je plonge et je lui file un coup de boule dans le buffet-deux-portes. Il part en arrière, se relève comme s’il était en caoutchouc et me place un une-deux que j’ai beaucoup de mal à amortir. J’sais pas si c’est à Cambridge ou à Oxford (et fais reluire) qu’on lui a enseigné à se battre, toujours est-il que ce vilain-pas-beau mérite haut la pogne d’obtenir sa licence pro.

Ça me ferait tartir de me laisser mettre K.O. par un Écossais, surtout en présence d’une ravissante nana qui s’en ressent pour ma personne. Courage, San-A., c’est pour la France éternelle que tu te bats !

À coriace, coriace et demi, comme disait un trois-quarts de rugby (un type très entier). Je serre les chailles pour laisser passer l’orage, s’agit de le mettre en confiance, de lui faire croire que je faiblis, qu’il a la gagne et qu’il ne me reste plus qu’un coup de plumeau à effacer pour m’endormir. Il perd de sa prudence, Concy. Il se découvre. Je vois son foie devant moi, bath comme sur une planche d’anatomie en couleurs et pas plus préservé qu’un funambule qui traverserait les Chutes du Niagara sur un fil de la Vierge sans filet et sans assurance. Le paquet, San-A. ! Vite ! Le bon gros paquet des big occases ! Vlan, ça part !

Et ça arrive.

Il biche ce coup de bélier juste où il faut et le bruit qu’il produit en l’encaissant rappelle étrangement celui d’un tramway freinant dans une descente. Il tombe. Par chance (for me) il part en avant ce qui me permet de le cueillir superbement par un une-deux aux arcades. Elles pètent l’une et l’autre comme les boutons de braguettes d’un monsieur qui a percé un trou dans la cloison d’une cabine de bain pour dame.

Voilà maintenant sir Concy allongé sur le goudron, les bras en croix, groggy comme il n’est pas permis et doté de lunettes de soleil maison !

— C’est affreux, sanglote Cynthia, en se penchant sur lui.

Elle prend son mignon mouchoir afin d’étancher le sang. Puis elle déniche un flask de raide dans la boîte à gants du fiancé et lui fait avaler une rasade d’alcool.

— Je suis navré, Cynthia, fais-je, mais ce garçon était mort de jalousie et il m’a gravement insulté.

— Vous êtes une brute et je vous déteste !

J’en suis tout déconfit. Je ne sais plus à quel sein me vouer, comme disait un nourrisson dont la nourrice était en panne sèche.

Concy a repris connaissance. Il se remet debout tant bien que mal en se massant le baquet.

— Darling, lui roucoule Cynthia, vous ne pouvez assister à notre soirée dans cet état, rentrez chez vous, je vous appellerai plus tard.

Il fait oui de la hure et grimpe dans sa calèche en titubant. Lorsqu’il a pris le large, Cynthia se tourne vers moi.

— Excusez-moi de m’être emportée contre vous, il s’agissait d’une petite ruse pour calmer sa jalousie. Vous l’avez proprement accommodé, plaisante-t-elle.

Je ne voudrais pas vous berlurer, mes chéris, mais cette fille paraît contente de la tripotée que j’ai administrée à son Julot.

Les gonzesses sont comme ça, quoi : des mamours au légitime en veux-tu en revoilà ! Mais elles sont prêtes à vendre la ferme et les chevaux pour vous faire plaisir si vous leur ramonez le pif.

— C’est tout la peine que ça vous fait ? je demande.

Elle redevient sérieuse.

— Voyons, Tony, vous avez bien compris que j’avais horreur de ce garçon.

— Mais c’est votre fiancé !

— Parce que tante Daphné l’a décidé. Question de gros vilains sous. Cette question-là est plus importante en Écosse que partout ailleurs.

— Mais, sapristi, vous êtes majeure ! Si ce type vous déplaît…

— Pour me déplaire, il me déplaît et croyez-moi, je recule sans cesse le mariage ; mais ma tante est une femme obstinée, je lui dois tout. Je n’ai pas de fortune et…

Compris. Elle ne voudrait pas se faire déshériter, la jolie Cynthia.

— Mon pauvre chou, je murmure.

Alors elle se coule contre moi, frémissante comme un roseau dans la brise du soir (Vous affolez pas, c’est ma minute de poésie) et je n’ai plus qu’à faire le recensement de ses quenottes du bout de la menteuse. Elle en a bien trente-deux. Et tout le monde ne peut pas en dire autant.

— Après le dîner, suggéré-je, venez donc me rejoindre dans mes appartements…

— Oh ! Tony, s’indigne la douce enfant.

Indignation-bidon. Il y a dans sa voix un petit je ne sais trop quoi qui dit déjà yes.

Dans la vie, ce qu’il faut toujours sauver, après les femmes et les enfants, ce sont les apparences.

— Nous bavarderons, me hâté-je d’ajouter.

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