Dans cette affaire, convenons-en, nous nous comportons davantage comme des malfaiteurs que comme des policiers.
Violation de domicile, détérioration de voiture, incendie volontaire, rien ne manque à notre palmarès. De quoi se faire embastiller pour un bout de temps au pays de sir Walter Scotch.
Dans mon pageot, je m’efforce de bricoler la serrure de la boîte métallique. Mais sans mon sésame, je suis aussi désorienté qu’un cul-de-jatte à qui on offrirait une paire d’échasses. Pas moyen de faire jouer le ressort.
Et voilà qu’il me vient une idée ; une de plus. Je me relève et je vais fouiller la petite poche ventrale de mon bénard.
C’est là que j’ai glissé la petite clé de sûreté trouvée en même temps que le revolver dans le sac à main de Cynthia.
Je l’essaie. Gagné, San-Antonio ! Ton esprit de déduction, ta vaste intelligence, ton génie d’enquêteur, toutes ces brillantes qualités jointes au courage le plus calculé, ton intrépidité, ta justesse de vue, ta modestie aussi (n’ayons pas peur des maux), t’ont une fois de plus permis de renverser les obstacles, et les situations, de scier les embûches. Bravo, San-Antonio. La petite clé de sûreté ouvre la cassette.
Et puisqu’elle ouvre la cassette, j’ouvre la cassette, comprenez-vous ? Comme ça, d’un seul mouvement, sans hésiter, tandis que le castle des Mac Herrel flambe allègrement.
La cassette contient une bonne centaine de coussinets en matière plastique du genre berlingot Dop. J’en éventre un. Il renferme de l’héroïne.
Ainsi donc la mère Daphné est au courant du trafic ? Que dis-je : elle le dirige puisque c’est elle qui détient la came que l’on choque ensuite dans les boutanches de whisky ! Elles sont marrantes, les grandes familles écossaises quand elles s’y mettent ! La vieille lady impotente fait des réserves d’héroïne, sa nièce se promène avec un 9mm qui a dû buter un homme ; leur directeur est armé, le futur mari essaie de me casser la bobine, le maître d’hôtel place des micros à la tête de mon lit ! Wonderful, que demande le peuple ?
Je me rends, lesté de la cassette, dans la salle of baths, et je colle la boîte dans la chasse d’eau. Puis je me zone une bonne fois et je m’endors comme un bébé en attendant les pompiers.
En fait de pompiers, c’est Cynthia qui radine une demi-heure plus tard.
— Tony ! Tony ! tonitrue-t-elle.
Je sursaute, me frotte les carreaux.
— Oh ! Darling, c’est vous ! Qu’arrive-t-il, vous semblez dans tous vos états !
— Il y a de quoi ! affirme ma belle conquête. Le château a failli griller. Figurez-vous que le feu a pris dans le bureau de tante Daphné.
— Le feu ! balbutié-je, surpris au plus haut point.
— Oui. La pièce a flambé entièrement, heureusement que les murs de Stingines Castle sont en pierre de taille, il n’a pu se propager.
— Il y avait des choses de valeur dans ce bureau ?
— Pas mal, oui. Mais des papiers surtout, des souvenirs de famille…
— Je suis navré, ma chérie.
Je me gratte le crâne.
— Comment se fait-il que je n’aie pas entendu les pompiers ?
— Nous ne les avons pas appelés. Il n’y en a pas à Stingines et le temps que ceux de Mybackside-Ischicken arrivent… Ce sont les domestiques qui sont venus à bout du sinistre avec les extincteurs de la maison.
— Il fallait m’appeler, je leur aurais donné un coup de main…
Curieuse scène qui, comme les cactus, ne manque pas de piquant. Ça se voit gros comme des fautes d’orthographe dans le rapport d’un brigadier de gendarmerie qu’elle me soupçonne. Mais nous jouons le jeu. C’est la guerre des nerfs. Nous nous observons tous, sans oublier les bonnes manières. Nous nous surveillons en dînant, en bavardant, en faisant the love. On essaie de se trucider, on se met le feu, on papote. Ah ! je m’en souviendrai. Quand un jour je raconterai ça à vos enfants, mes amis (à ceux que j’aurai faits à vos femmes, of course) ils ne voudront pas le croire !
On babille commako un petit moment, puis on se tait pendant un grand moment, laissant aux ressorts du sommier l’initiative de la conversation, et enfin on décide d’aller faire une promenade en ville.
Petit déjeuner silencieux qui me permet d’apprécier la maîtrise de tante Daphné. Son château a en partie grillé. Elle vient de paumer pour plusieurs millions d’héroïne, mais tout va très bien, Madame la Marquise.
Je demande à voir le désastre. C’est moche. Tout est noir, tout est en cendre, tout ce qui ne brûle pas est tordu dans la vaste pièce.
— J’espère que vous êtes assurées ? je demande à ces dames, en réprimant une folle envie de rire.
Elles me rassurent.
— Nous serons remboursées, affirme tatan Mac Herrel.
Son ton contient un je ne sais quoi qui flanquerait la chair de poule à une otarie. Il y a dans la phrase un terrible sous-entendu, une menace si menaçante que j’en arrive à me demander si elles me laisseront repartir sur mes deux pieds.
De l’affaire de la distillerie, il n’est pas question.
Après le breakfast nous partons à la ville, Cynthia et Bibi. Elle me fait visiter les remparts, le musée lapidaire, et un grand magasin. Passionnant. Je finis par la larguer à proximité d’un bureau de poste en lui disant… la vérité, à savoir que je vais téléphoner en France.
Un peu de franchise ne fait pas de mal quand on vit une situation aussi tendue qu’icelle, même s’il s’agit d’une franchise postale.
C’est sans doute la première fois qu’on réclame la France à la postière de Mybackside-Ischicken (une ravissante rousse-frisée, à la peau tavelée de taches de rousseur, au doux regard bleu et myope que des lunettes épaisses comme des plaques d’égout grossissent environ douze cents fois, à la poitrine aussi rebondie qu’un fronton de pelote basque, à la denture si forte que sa bouche ne peut la contenir, si bien que sa mâchoire supérieure se fait la paire et surplombe tout le reste du visage comme un balcon espagnol) car elle n’en croit pas ses oreilles de lapin. Je suis obligé de lui épeler le numéro du boss, puis de le lui écrire en lettres aussi capitales que la peine du même nom. Enfin, elle hoche la tête pensivement et se met à mouliner son appareil téléphonique.
Elle demande ensuite aux standardistes de Glasgow de demander à celles de Londres qu’elles veuillent bien demander à celles de Paris le numéro que je demande moi-même.
Ça dure une bonne dizaine de broquilles, laps de temps durant lequel la postière me fait du bathyscaphe à travers ses hublots. Ici on ne colle pas encore les timbres à l’éponge comme en France où le progrès balaie les vieilles traditions.
Les postes écossaises font encore appel aux muqueuses de ses employés, et, pour coller les timbres, ceux-ci continuent de promener leurs langues sur le derrière de la reine d’Angleterre.
Au bout de dix minutes, je me dis que si un aventurier se hasardait à patiner cette souris, il aurait la langue collée à vie à celle de la pourlécheuse d’effigies royales. Un frisson me parcourt l’échine dorsale (comme dit un fabricant de pléonasmes) et je suis fou de joie en entendant la douce enfant m’annoncer que j’ai la France éternelle à l’appareil.
La voix du Vioque :
— Tout de même !
Ça vous refroidit, des trucs pareils. Ça vous donne envie de boire à longueur de journée des infusions de queues de cerises pour pouvoir mieux compisser l’interlocuteur.
— Je me demandais, continue-t-il.
À mon silence, il pige que je suis ulcéré et il se grouille de rebecqueter le coup.
— Je me faisais un sang d’encre à votre sujet, mon cher ami…
Bon, on va pouvoir causer. En termes mesurés (au moyen d’une chaîne d’arpenteur) je lui fais un récit extrêmement succinct des événements. Je lui raconte tout : notre arrivée à Stingines, l’attentat-bidon contre Cynthia, le revolver et la clé dans son ridicule (comme dit le Gravos), mon hébergement au Castle, les gens qui s’y trouvent, la bagarre avec sir Concy, ma visite de nuit à la distillerie et la découverte que j’y ai faite ; l’attaque dont j’ai été victime de la part de l’homme à la camionnette ; la récupération de la cassette, tout quoi !
Ordinairement, lorsque je viens au rapport, le Vieux se met à gamberger dans un silence recueilli, même si ce silence est tarifé par les P.T. Cette fois, il déroge à la tradition et s’exclame :
— Mais c’est un travail fantastique que vous avez accompli, mon petit !
Son petit ! C’est la première fois. Dans les jours fastes j’avais eu droit à des mon cher San-Antonio, voire à des mon bon ami, mais c’est le premier « mon petit » que j’enregistre depuis le temps que je marne sous le haut patronage de son excellence le Tondu. J’en ai les larmes aux yeux et de l’humidité dans le sous-sol.
— Bérurier m’a été jusqu’à présent d’une aide plus que précieuse, monsieur le Directeur. C’est peut-être anticipé sur la conclusion de l’enquête, mais je me permets d’ores et déjà de solliciter votre appui bienveillant pour sa candidature aux fonctions d’inspecteur principal.
Le Vioque ne se mouille pas. Il n’aime pas qu’on lui réclame des faveurs. Pour les rubans, si on est pressé, on est prié de s’adresser à son confiseur habituel.
— Nous verrons. Je ne suis pas contre a priori. Quel est votre programme ?
— Je n’en crois pas mes supports à lunettes.
— C’est plutôt le vôtre que j’aimerais connaître, Patron. Dans l’état actuel des choses on peut fort bien passer la main au Yard. Je n’ai pas qualité pour appréhender ces gens et, en ce qui me concerne, j’ai déjà commis pas mal de délits qui pourraient m’attirer des ennuis incessamment. De plus nous sommes démasqués par ces fripouilles. Je crois qu’il convient de frapper vite.
— Non !
C’est net.
C’est sans jambage… J’attends les explications du bonhomme. Il me les fournit franco de port, avec surtaxe progressive.
— Vous devez aller jusqu’au bout, San-Antonio.
— Qu’appelez-vous le bout, patron ? questionné-je avec un zeste d’amertume dans le filet de voix.
— Si cette enquête avait lieu en France, nous ne la considérerions pas comme terminée dans son état actuel. Il resterait à définir la culpabilité de chacun, à trouver le meurtrier de l’homme qui macère dans le whisky, à percer l’identité de ce dernier, à savoir d’où vient l’héroïne, à connaître les acheteurs des bouteilles truquées, à… à…
— À vos souhaits, fais-je, supposant qu’après une telle nomenclature, le pelé ne peut plus qu’éternuer.
— Vous voyez ce que je veux dire. San-Antonio ?
— Parfaitement.
En réalité je ne vois qu’une chose, c’est que dorénavant le Mastodonte et moi sommes assis sur un baril de poudre avec un Corona entre les lèvres. Chaque seconde que nous allons vivre constituera une sorte d’espèce de rabe car ces malfrats, se sachant démasqués, ne vont pas nous faire de cadeaux, d’ailleurs ce n’est ni Noël, ni notre anniversaire après tout !
— Et puis, il y a autre chose, mon bon ami.
— Puis-je savoir quoi, chef ?
— Supposez que Mrs Daphné Mac Herrel soit innocente malgré les apparences ? Vous voyez d’ici le scandale ? Au lieu de nous valoir des lauriers, votre enquête nous couvrira d’opprobre ! Tout ceci se déroule dans la gentry d’outre-manche, mon bon.
— Elle n’est pas innocente ! assuré-je avec humeur. Enfin, sapristi, monsieur le Directeur (je lui cloque son titre pour faire passer ce qui va suivre). Elle détient une énorme quantité d’héroïne, il y a le cadavre d’un homme assassiné dans sa distillerie et vous doutez encore ?
Il ne se formalise pas, mais il ne lâche pas l’os non plus. Un obstiné, le Dabe. C’est comme ça qu’on fait les bonnes maisons et les grandes carrières.
— Disons qu’il y a une chance sur mille, sur dix mille, sur cent mille si vous voulez, pour qu’elle soit innocente. À cause de cette chance nous devons agir prudemment.
— O.K.
— Vous avez besoin de quelque chose ?
— Si fait. Comme je ne puis agir en titre, il m’est difficile d’enquêter au sujet de la voiture qui a essayé de m’écrabouiller dans l’impasse. Si vous pouviez par des voies détournées savoir le nom de son propriétaire, voici le numéro…
Je lui récite la plaque de mon rouleau compresseur de la nuit dernière. Il note rapidement le numéro sur son fameux bloc. Je sais qu’après avoir raccroché il griffonnera au-dessus et au-dessous des petits dessins biscornus.
— Vous aurez le renseignement dans deux heures au plus tard, je vous le télégraphierai au bureau de poste de Mybackside-Ischicken en poste restante en utilisant le code 116, vous vous en souvenez, j’espère ?
— Vous savez bien que j’ai une mémoire d’éléphant ! plaisanté-je.
On va se larguer. Le Vieux se racle le gosier.
— Bon travail, excellent travail, mon petit (ma parole, il va m’adopter si ça continue). Prenez bien garde à vous surtout. Et tenez-moi au courant.
Je dis bonsoir au Monsieur, je raccroche et je vais carmer mon infusion de parlote à la rouquine. J’ai droit à son sourire à un penny non oblitéré, émission 1948.
— Je reviendrai vous voir bientôt, promets-je.
Un carillon de cloches me fait penser à ce digne pasteur Mac Hapott. Au cours de la soirée, il m’a appris qu’il dirigeait la paroisse Saint Charpiny[12] au cœur de la ville. Je me la fais indiquer par un sergent de ville habillé en policeman et je vais rendre une petite visite au révérend.
Il est en train de réparer le vélo de son fils lorsque je m’annonce. Il me reconnaît et un sourire de bienvenue éclaire sa bouille sévère. Quand on voit la frime de Mac Hapott on se demande si le Paradis qu’il brade à ses ouailles vaut vraiment le déplacement.
— Je tenais à visiter votre église, mon révérend, mens-je.
L’entrepreneur de travaux bibliques me félicite et, abandonnant le pédalier de son rejeton, me pilote dans l’édifice en briques rouges qui s’élève au bout d’une pelouse irréellement tondue. Ça dure un bout de temps. Il me montre tout, me joue de l’harmonium et me fait essayer une prière modèle standard à supplication directe, contrition retardée et ferveur incorporée.
Ensuite de quoi il m’offre un scotch, ce qui est une excellente conclusion. Je retrousse mes manches et je me mets à faire rouler la conversation sur Stingines Castle. Le révérend ne tarit pas d’éloges sur ces dames. À l’en croire, la Daphné est une véritable sainte. (Elle doit lui fourguer du pognon à tout va pour ses œuvres).
— Rien de comparable avec ce malheureux sir Archibald, affirme-t-il en se signant.
J’apprends en loucedé qu’Archibald, le neveu de Daphné, celui qui dirigeait la distillerie, était un gars frivole. Il passait le plus clair de son temps dans les boîtes de nuit de Paname ou bien à la chasse aux grands fauves. À sa mort, la distillerie battait de l’aile.
Grâce à son énergie, la chère Daphné parvint à redresser une situation désespérée et à rendre au whisky Mac Herrel une place prépondérante sur le marka scottish.
— C’est un exploit d’autant plus remarquable, conclut Mac Hapott, que la digne personne avait passé sa vie loin des affaires. Depuis très longtemps elle vivait en France, à Nice, pour sa santé. Vous rendez-vous compte, mon cher monsieur, de la volonté qu’elle a dû déployer ? De la… de la… de la…
Je ne l’écoute plus. Je pense. Et comme je pense, donc je suis. Et je suis persuadé d’une chose, les gars c’est qu’à soixante-dix berges une honnête et respectable et tout et tout vieille lady ne se lance pas dans la contrebande des stups.
J’aimerais bien savoir la vie qu’elle a menée à Nice, Maâme Daphné. Peut-être qu’on découvrirait des trucs, des choses et des machins pas catholiques, ni mêmes anglicans. C’est pas your avis ?
— Elle a vécu longtemps à Nice ? je demande.
Le révérend devait se trouver déjà à quelques encablures du sujet car il se tait soudain et me défrime d’un air foutrement réprobateur. Mais comme c’est un homme poli, il me répond.
— Très longtemps. Je ne saurais vous dire exactement car lorsque j’ai pris cette paroisse il y a quinze ans, elle n’était déjà plus à Stingines.
— Et ce Mac Ornish, demandé-je, quel genre d’homme est-ce ?
— Un très excellent homme.
Je cherche à situer ce que peut être un très excellent homme dans la hiérarchie des valeurs humaines. Je le place provisoirement entre le pauvre c… et le bourgeois-bigot en me réservant le droit de réviser ce fichage hâtif.
— Comment Mrs Mac Herrel l’a-t-elle connu ?
— Par mon canal, fait sobrement le pasteur. Mr Mac Ornish était chef de fabrication dans une distillerie de la ville. Il méritait mieux, et je l’ai chaudement recommandé.
« C’est mon meilleur paroissien.
— Célibataire ?
— Oui. Sous ses apparences joviales, c’est un grand timide.
Je discutaille un bout de moment again with Mac Hapott et je les mets. Il s’excuse de ne pas appeler sa nana, seulement elle lui confectionne un plat mitonné qui est une spécialité écossaise ; et qui nécessite une grande attention. Il m’en donne la recette : un kilo de graisse de bœuf, un kilo de harengs hachés, un kilo[13] de farine de maïs, un foie de volaille, douze œufs durs, trois litres de lait, une pinte de bière, une pinte de bon sang (de porc), vous délayer et mettez cuire au bath Mary[14] pendant six heures trente-cinq minutes douze secondes. Vous placez ensuite le tout sur un lit de compote de pommes, vous arrosez de sirop d’érable (de lapin), vous saupoudrez de noix muscade (pour faire passer) et vous servez très chaud avec comme garniture des paupières de lézard vert frites avec des oignons de tulipe. Une merveille.
Deux heures s’étant écoulées, je retourne to the post office. Le télégramme est déjà là. La douce rouquine me le propose moyennant une modique taxe et un sourire. Je le décachète et je lis : « Les enfants de Marcel sont partis en vacances. Joseph ira les rejoindre demain. Amusez-vous bien. Julien ».
Je vais à l’écritoire et, sur une formule de télégramme je transcris en clair le message. Ça donne ceci :
« La camionnette appartient à sir Concy. »
Tiens, tiens, tiens !
Des gens honorables. Que dis-je, titrés en ce qui concernent certains. Une douairière impotente, une jeune héritière, un fils de baronnet, un directeur de distillerie à la foi édifiante, un vénérable (de lapin) maître d’hôtel blanchi sous le harnois… Et tout cela trafique ; tout cela tue. Un ramassis de fripouilles ignobles !
Il a raison, au fond le Vioque : c’est à n’y pas croire. Et il a reraison de vouloir un complément d’informations. Il est capital en effet de déterminer le rôle exact de chaque protagoniste dans l’affaire.
J’hésite un peu sur la conduite à tenir dans l’immédiat. Et puis je me décide à aller rendre une visite de courtoisie à Philipp Concy. J’aime pas qu’on me fasse des séances comme celle de cette nuit dans l’impasse.
La postière m’indique l’adresse du jeune requin. Il habite 18 Grattefort and Fayrluir Street, un studio luxueux dans le quartier résidentiel, l’honorable (de lapin) sir Concy.
Je remercie ma lécheuse de Majesté et je prends la première rue à droite, ensuite je traverse Golden Teeth bridge. Tout de suite after c’est Godmich’ Place et ses frondaisons. La rue de Concy prend au fond de la place. Il s’agit d’une voie tranquille bordée de maisons à un étage dont les porches victoriens comportent presque autant de degrés que le whisky des Mac Herrel.
Je sonne au 18. Je m’attends à ce qu’un larbin vienne délourder, mais au lieu de cela je reçois l’aboiement d’un interphone à quelques centimètres des trompes.
— Qu’est-ce que c’est ?
Je reconnais la voix de sir Concy.
— Je voudrais visionner votre collection d’estampes japonaises, dis-je.
Il grogne :
— Oh ! c’est vous.
Je ne cherche pas à nier l’évidence et je l’assure qu’effectivement c’est moi.
— J’ai à vous parler, ajouté-je.
Il actionne le bouton d’ouverture et la porte s’écarte.
Je pénètre dans un joli hall dont les murs sont garnis de trophées de chasse. Un escalier de bois est là qui me tend sa rampe.
— Montez au premier ! lance sir Concy.
J’obéis. Sur le palier du premier floor une porte capitonnée s’ouvre sur une chambre délicatement tendue de satin bleu. Un nid d’amour. Cet appartement est une garçonnière où le plus jeune des sir Concy vient faire ses fredaines. Il moule le château de papa dont le pont Lévy lui colle le tournis, pour batifoler dans sa bonbonnière de luxe.
Je l’aperçois, allongé sur son lit, dans une robe de chambre en velours noir à col écossais. Il lit un journal de la région.
— Tout seul ! m’étonné-je.
— Oui, je n’ai pas de domestiques ici. Une femme de ménage suffit, j’ai des goûts simples.
Il a du sparadrap au-dessus des yeux, because ses arcades que je lui ai un peu cabossées. Ça lui compose des sourcils de gugus et je me marre comme un melon entamé.
— Ça vous amuse ?
— Beaucoup. Vous ressemblez à un clown qui a enchanté ma jeunesse.
— C’est pour me dire ça que vous êtes venu ?
— Non.
— Alors ?
Sa voix est âpre, grinçante comme une girouette rouillée.
— Je viens au sujet de cette nuit.
— Je ne comprends pas.
— Je vais vous faire comprendre.
Je m’assieds sans façon au pied de son plumard. Ça le choque. C’est de la crapule maniérée.
— Je veux parler de l’affaire de l’impasse, vous savez, quand vous cherchiez à m’écraser contre le mur avec votre saloperie de camionnette !
— Mais je…
— Mais vous quoi donc, baron de mes choses ?
— C’est faux ! Vous m’insultez et…
Oh ! les aminches, ce coup de raisin qu’il attrape, votre San-A. ! Vous savez ce que c’est, voir rouge, hein ? Vous n’êtes pas daltoniens, que diable ! On est peinard, on discute. Et puis brusquement vous voilà en proie à une noire fureur. Vous démoliriez la Tour Eiffel à coups de poings et vous vous en feriez des cure-dents. J’exécute une ruade et mon talon lui part dans la margoulette. Il clape comme un alligator déguisé en caïman puis il saute du lit et voilà qu’on recommence à s’empoigner. Un vrai gag, je vous dis.
Il biche sa lampe de chevet (en porphyre Ruby-Rosa véritable) et me la propulse dans la vitrine. J’arrive pas à l’esquiver tout à fait et le pied me déchire le cuir chevelu au-dessus de l’oreille droite.
J’en vois trente-six chandelles, parmi lesquelles brille ma bonne étoile ! Seulement elle est branchée sur l’alternatif.
— Qu’est-ce que c’est ! mugis-je, des voies de fait sur son petit copain ?
Je lui mets une mandale à cinq doigts. Sa tête fait un écart de cent centimètres et Monsieur me fonce dessus. Nous tombons à la renverse sur le dodo. Quelqu’un qui nous verrait, je vous jure qu’il croirait que votre beau San-A. est en train de virer sa cuti, mes choutes. Et pourtant si on se roule sur un page, sir Concy et moi, c’est en tout bien tout honneur. Y a rien entre nous qu’une grêle de coups. On bascule de l’autre côté, on roule jusqu’à la cheminée. Concy fait un saut de carpe. Manque de bol, il se cogne la coquille contre le marbre et reste inerte. Se mettre soi-même K.O. c’est pas de veine, hein ?
J’attends un peu, puis, voyant qu’il reste inanimé je passe la main par sa robe de chambre pour tâter où en est son pauvre cœur meurtri.
Ça bat de façon satisfaisante.
Je vais dans la salle de bains attenante, je passe une serviette sous le lavabo d’eau froide et je reviens lui bassiner le visage. Au bout de quelques secondes il revient à lui.
— Ça va mieux ?
— J’ai mal au crâne !
Je m’en doute.
Il a sur le point culminant une aubergine grosse comme mon poing. J’aide le pauvre zig à s’allonger sur le lit.
— Écoutez, me dit-il, je ne suis pour rien dans l’attentat que vous me reprochez. Prenez le journal et regardez en dernière page…
J’obéis. En bas de la quatre, il y a un article concernant le vol d’une camionnette appartenant aux Concy. La machine aurait été chipée la veille au soir sur un chantier.
— Vous voyez bien ! triomphe Philipp. D’ailleurs j’ai passé toute la nuit ici en compagnie de deux de mes amis. Nous avons bu et joué aux échecs de dix heures du soir jusqu’à cinq heures ce matin. Vous désirez leur témoignage ? Il s’agit de sir Hacacheter et de lord Hatteur…
Quelque chose de désabusé donne à sa voix d’étranges inflexions. Il paraît triste. Il a trop dérouillé, le frère. Et si, après tout, il était innocent ?
Toujours cette idée fixe du Vieux qui me taraude.
— Je voudrais savoir qui vous êtes vraiment et ce que vous cherchez ici, dit-il. Votre comportement n’est pas naturel, monsieur San-Antonio.
Je hausse les épaules.
— Je vous le dirai un de ces jours si vous ne le savez pas. Pour le moment on va en rester là. Mettez-vous des compresses et prenez de l’aspirine.
— Vous retournez chez Cynthia ? grince-t-il.
— Chez sa tante plus exactement.
— Dites-lui que j’aimerais la voir. Elle ne m’a même pas téléphoné ce matin pour prendre de mes nouvelles.
— Elle n’a pas eu le temps, nous avons eu un début d’incendie à Stingines Castle, ça distrait.
Je le quitte.
Au fond je ne suis guère avancé. La camionnette a-t-elle réellement été volée ? Philipp a-t-il vraiment passé la notte avec des potes ? Sa hâte à me fournir un alibi ne me dit rien qui vaille.
Bon, il est temps de regagner Crapulard Castle.