CHAPITRE XIV

Dans lequel le Commissaire Fernaybranca m’apprend des choses. Et dans lequel je montre des choses au Commissaire Fernaybranca

J’ai déjà vu le Commissaire Fernaybranca une fois à un congrès de la Basse-cour française. J’avais été frappé par la rapidité avec laquelle il s’endormait lorsque débutait une conférence.

Quelle maestria ! Quelle science de la ronflette ! Dix ans de mise au point ! La dorme silencieuse, avec les paupières entrouvertes ! Vous lui parliez et il vous répondait à travers son sommeil. Ou bien vous lui touchiez le bras et il ne sursautait pas, souriait doucement et demandait de sa belle voix frottée d’ail :

— Eh té, collègue ?

Quand je débarque à Nice je ne le vois pas. Je passe alors dans la salle d’attente et je l’avise, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, le buste droit, la tête à peine inclinée sous son chapeau de paille au ruban américain. Sa veste d’alpaga est posée sur ses genoux et il a une allumette entre les dents. C’est un petit homme trapu, avec un début de ventre dû au pastis, une peau bistre, des cheveux d’Indien, d’un noir intense et huileux, et un curieux nez pareil à une pomme de terre mal foutue.

Je lui arrache d’un geste sec l’allumette des chailles. Suivant sa bonne habitude, il ne bronche pas. Simplement ses stores s’en-trouvent un peu plus et un léger sourire découvre sa dent en or (les commissaires de police de province ont toujours une dent en or sur le devant).

— Eh té, collègue !

Il jette sa veste sous son aisselle et me tend la main.

— Vous arrivez d’Écosse, à ce qu’on m’a dit ?

— Je jouais encore de la cornemuse ce matin !

Il me file une claque dans le dos.

— Vous êtes toujours le même, hé ?

— De plus en plus, fais-je. Et c’est ce qui fait mon charme.

— L’avion (il prononce avi-yon) ça ne vous a pas donné soif ?

— Oh ! que si…

— Moi ça me fait plus soif de l’attendre que de le prendre !

On va donc se cogner deux tournées de Casanis. Fernaybranca n’est pas pressé de parler boulot. À huit heures du soir, c’est-à-dire vingt heures pour les chefs de gare, il considère que le magasin est fermé.

— Vous venez minger à la maison ? La patronne a fait des pieds-paquets. Avé une bonne soupe de poissons, ça vous remettra de la cuisine écossaise.

J’accepte.

Et nous nous retrouvons dans la salle à minger provençale de Mme Fernaybranca sans avoir dit un mot des Mac Herrel. Depuis la fenêtre de la cuisine on découvre cinquante centimètres carrés de Méditerranée en parfait état et cela fait l’orgueil de mon collègue. Il me le montre comme s’il lui appartenait.

Vous ne pouvez pas savoir à quel point je me sens bien tout à coup. Dans cette odeur de safran, d’ail, de pastis et d’huile d’olive, la vie prend d’autres couleurs. L’accent chantant de mes hôtes est un gazouillis pour mes manettes surmenées.

— Tiens, remarqué-je en m’asseyant devant une confortable soupière dont la fumée ferait saliver une statue de sel, je crois bien que je suis heureux.

Fernaybranca éclate de son rire qui n’en finit pas.

— Vous avez des espressions, vous autres à Paris, qui ne sont pas banales !

Mme Fernaybranca est une accorte brune qui a des cheveux fous sous les oreilles en telle quantité qu’on pourrait la prendre pour la femme à barbe de la foire du trône.

— Alors, attaqué-je, en même temps que la soupe de poissons, que savez-vous de ma cliente, docteur ?

— Vous tenez à ce qu’on cause de ça, maintenant ?

— Excusez-moi, mais je suis dans cette affaire jusqu’au trognon, le temps presse et…

— Bon, bon…

Fernaybranca n’aime pas qu’on le bouscule dans le boulot.

Il avale bruyamment une cuillerée de soupe et, la bouche pleine, attaque :

— Depuis cinquante ans, la famille Mac Herrel possède une maison sur la Promenade des Anglais. Un grand truc rococo et pompeux, bien angliche, quoi ! Il y a dix-huit ans de ça, Mistresse (prononciation Fernaybranca) Mac Herrel est venue s’y installer d’une façon définitive à ce qu’on a cru. C’était une femme impotente et très tyrannique. Radine comme un Écossais ! Elle n’avait qu’une domestique pour s’occuper de toute la maison dont elle n’occupait en fait que deux ou trois pièces, le reste restant fermé avé les meubles sous des z’housses…

Il se tait pour avaler une seconde cuillerée, plus un verre de rosé de Provence. Sa mauvaise humeur l’a quitté. Un méridional, lorsqu’il parle, ne peut pas être sombre.

J’attends la suite et je l’obtiens.

— Les voisins se souviennent encore de cette vieille acariâtre que la bonne poussait dans un fauteuil roulant le long de la mer. Elle avait, paraît-il, une canne, et quand elle piquait des colères, elle frappait la domestique par-dessus son épaule, même que les genssss en étaient révoltés…

Je ne regrette pas d’être venu. Voilà que mes idées s’ordonnent à travers l’accent savoureux de mon collègue méditerranéen.

— Et puis ? pressé-je.

— Et puis un jour une petite jeune fille est arrivée chez elle. C’était sa nièce, que la pauvrette était orpheline. Alorss vous savez ce que la vieille a fait ?

— Non ? haleté-je.

— Elle a renvoyé sa bonne. Elle recueillait la nièce pour faire des économies, vous parlez d’une pingresse, hé ? Et c’est la mignonnette qui a fait le ménage et roulé le fauteuil. Sa tinte n’osait pas la cogner, mais elle lui était toujours après. Et je t’asticote ! Et je t’abreuve de sarcasses… Des gensss m’ont dit qu’elle avait presque toujours les larmes z’aux yeux, cette belle enfant. J’oubliais, son prénom c’était Cynthia. Pas très catholique, hé ? Mais joli quand même…

Je le laisse vider son assiettée de soupe, boire un nouveau godet de rosé et se grignoter un croûton frotté d’ail. L’haleine de mon collègue ressemble aux abords d’un restaurant à prix fixe sur le coup de midi.

Mme Fernaybranca qui a un cœur aussi gros qu’un édredon d’auberge et plus sensible que les pieds d’un facteur qui aurait mis des chaussures trop courtes, pleure dans son assiette.

On lui raconte les Deux Orphelines, la Porteuse de Bread, Vierge et Grand-Mère… C’est beau, c’est triste, l’adolescente aux cheveux d’or poussant le fauteuil à roulettes d’une fée Carabosse sur la Promenade des Rosbifs, ça vous essore le palpitant quand on est méridionale.

— Ensuite ? pressé-je.

— Eh bien, la chichoune est devenue une belle fille avé des roploplos comme le capot d’une Lancia…

— Oh ! Casimir ! proteste Mme Fernaybranca, choquée par la hardiesse de l’image et peut-être aussi un peu jalouse (elle a son usine France-Lait qui ressemble à deux sacs de plage).

Fernaybranca rigole, égrillard. Il ne met pas de l’ail que sur son pain : il en colle également dans sa conversation.

— Et puis un beau matin, la mère Mac Herrel a pris l’avion pour son patelin. Paraît que son neveu venait de se faire tuer en Afrique et qu’elle devait s’occuper des affaires.

Un silence, assez bref.

— C’est bien triste, conclut mon hôtesse.

— Très bien, Fernay, dis-je, vous venez de me fournir un excellent résumé de la situation. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons entrer dans le détail…

— Vous n’aimeriez pas mieux qu’on entre dans les pieds-paquets de Palmyre ? plaisante-t-il.

— L’un n’empêche pas l’autre. Madame, votre soupe de poissons était divine.

Elle roucoule :

— Oh ! Monsieur le Commissaire, vous me passez la brosse !

Puis, toute contente, elle nous sort du four un plat si odorant que j’en ai les muqueuses survoltées.

— Qué détails ? fait mon confrère, revenant brusquement à nos brebis.

— À Nice, la vieille ne fréquentait personne ?

— Personne que son médecin…

— Vous avez le nom et l’adresse de ce toubib ?

Il sort son portefeuille et en extrait un morceau de nappe en papier couvert de notes.

— Docteur Grattefigue, 11, rue Gras du Bide…

— Bien, mais Cynthia, par contre, devait avoir des relations. Elle a sûrement fréquenté des institutions ; elle a eu des camarades ; elle a connu des commerçants ?

— Pas tellement. Quand elle est venue, elle avait quatorze ans. La vieille, au lieu de la foutre au lycée, l’a abonnée à des cours par correspondance afin que ses études complémentaires demeurassent anglaises. Vous parlez d’une brave vie qu’elle menait, la Cynthia : elle faisait la bonne, l’infirmière, et elle continuait toute seule ses études. Ce qu’elle fréquentait, si on peut dire, c’était seulement les commerçants du quartier.

Voilà, c’est tout ce que peut m’apprendre Fernaybranca. C’est beaucoup. Maintenant je vois mieux les tenants de l’affaire.

— Dites-moi, Casimir, les Mac Herrel ont toujours leur maison ?

— Oui, toujours.

— Ils l’ont louée ?

— Non, elle est fermée.

— Pour des radins, c’est perdre une source de revenus intéressante, non ?

— Té, c’est pourtant vrai.

Les pieds-paxons sont étourdissants. Voilà qui me fait oublier le gigot bouilli de Stingines ! Nous achevons le repas en parlant d’autres choses. Casimir me raconte la dernière histoire marseillaise. Je la connais depuis vingt ans, mais je lui fais le plaisir d’en rire. Pour ne pas être en reste je lui raconte l’histoire du pédé qui va trouver un psychiatre. Il ne la comprend pas, mais il me fait l’honneur de s’étouffer. Nous avons liquidé trois boutanches de rosé et une légère euphorie nous habite lorsque je déclare brusquement :

— Ah ! c’est pas le tout : maintenant, au travail !

Fernaybranca se claque les cuisses.

— Oh, ce qu’il est marrant. Y a qu’à Paris qu’on trouve des galéjades pareilles.

Mais comme je me lève de table et que j’ai l’air sérieux, il cesse de se fendre.

— Où allez-vous ?

— Chez les Mac Herrel, mon bon ami.

— Mais…

— Oui ?

— Je vous ai dit qu’il n’y avait plus personne depuis deux ans !

— Justement : la voie est libre.

— Comment allez-vous rentrer dans la maison ?

— Par la porte, je pense, si la serrure n’est pas trop réticente…

Un temps.

— Ça vous amuserait de venir avec moi ?

— Mais… Mais…

Il regarde sa femme, la bouteille vide, mon merveilleux visage au sourire enjôleur. Mes méthodes le laissent baba.

— À pareille heure ! soupire-t-il.

— Dans le Midi, je préfère travailler à la fraîcheur. Venez donc avec moi, collègue, et n’ayez pas peur : je prends tout sur les côtelettes.

Il me suit.


C’est une grande bâtisse peinte en ocre. Mais peinte depuis très longtemps et il y a de grandes traînées pisseuses sur la façade. Les balcons sont rouillés, le jardin est en friche. Seuls, deux gros palmiers conservent à la propriété son aspect de résidence de vacances.

Fernay, sur mes instances a bien voulu passer au commissariat pour se munir d’un passe. Nous ouvrons la grille sans difficulté.

Il fait une nuit enchanteresse. Les grillons mènent un tapage terrible dans le jardin. Depuis la terrasse d’une boîte de nuit en plein air, nous viennent des éclats de cuivre et les coups sourds et syncopés d’une contrebasse.

— Écoutez, San-Antonio, chuchote Fernay, mal à l’aise, tandis que nous remontons l’allée, ce que nous faisons là est illégal.

— À quoi nous servirait d’être les représentants de la loi si nous n’avions la possibilité de la contourner de temps à autre ? rétorqué-je.

Le temps qu’il assimile et nous avons gravi le perron. Quelques essais de clés et nous ouvrons. Une fade odeur de renfermé et de moisi nous saute à la gorge.

— Essayons de trouver le compteur ! dis-je.

— Parce que vous voulez éclairer ! s’alarme Fernaybranca.

— Les proprios sont à près de deux mille kilomètres d’ici, ça m’étonnerait qu’ils aperçoivent la lumière…

En m’aidant de ma torche électrique, je gagne l’office. J’y trouve le compteur, je remonte sa manette et la lumière vient.

Le spectacle est désolant. Le papier des murs pend en languettes humides, les plafonds sont lézardés, les lambris décollés, des toiles d’araignée s’accrochent un peu partout.

Nous visitons les pièces les unes après les autres. C’est le domaine de la Belle au Bois Pionçant. Des fauteuils sous des housses, des draps sur les lits et les tables. Cela a quelque chose de funèbre, de désolé…

— Hé bé, balbutie mon ami, c’est un brave cauchemar, hé ?

— Pas mal, oui, conviens-je.

Nous parcourons les deux étages, ouvrant toutes les portes, y compris celles des toilettes, des placards et des penderies.

— Dites, demande tout de go l’ami Casimir, au fait, qu’est-ce que vous cherchez ?

— Je l’ignore, réponds-je gravement, c’est bien pour cela que cette perquisition est passionnante.

Nous descendons maintenant à la cave. C’est un sous-sol très classique : chaufferie, cave à vin, débarras. Dans la chaufferie, la chaudière est entièrement rouillée et il ne reste presque plus de charbon. Dans la cave à vin nous ne trouvons que des bouteilles vides et des casiers. Le débarras ne renferme que des outils de jardinage aussi rouillés que la chaudière.

Fernaybranca n’a pas l’air content. Il avait une belote prévue au café de la Marine et de la Croix des Vaches réunis et au lieu de ça je le trimbale dans une villa pourrie où tout sent le vieux et la putréfaction. L’illustre collègue de Paname commence à lui courir sur le haricot. Il le goberge, le gave de pieds lacsompems, et en guise de remerciements…

— Vous voilà pas plus avancé, ricane-t-il.

Au moment où il prononce ces mots fatidiques, d’un ton fatigué, un gros rat part entre mes jambes. Ç’a été si fulgurant que je n’ai pas eu le temps de lui filer un coup de savate.

— Oh ! la sale bête ! gronde mon collègue. Mais d’où sortait-il donc !

— De par ici.

Je désigne un trou dans le sol de la cave. Chose étrange, ce trou de rat n’est pas situé au pied d’un mur mais au beau milieu du sol cimenté. Je saisis une tige d’osier qui se trouve là et je l’enfile dans le trou. La tige descend à la verticale d’un bon mètre avant de stopper.

Je me tourne vers Fernay.

Le roi du pastis ne ricane plus. Il est troublé.

— Ça veut dire quoi ? demande-t-il.

— Nous allons voir.

Je fouille parmi les outils et je découvre un pic. Je plante l’extrémité dans le trou à rat et j’exerce une forte pression. Un gros éclat de ciment part sur mon soulier.

— Vous ne remarquez rien, Casimir ? je demande à l’illustre poulardin de la Côte d’Azur.

— Si, répond-il. Sur une certaine surface, le ciment n’est pas pareil.

En soupirant, il se saisit d’une pioche et m’aide à creuser. Au bout de cinq minutes nous tombons la veste, au bout de dix nous remontons les manches, au bout de quinze nous nous crachons dans les mains, et au bout de vingt nous avons fait sauter une croûte de ciment épaisse d’une trentaine de centimètres. Il devient plus aisé d’agrandir le trou. Cette couche de ciment a été coulée par des gens qui n’avaient que des notions très élémentaires de maçonnerie. Trop de sable ! Quand on bille dessus il s’effrite ou fait des éclats. Nous dégageons plus d’un mètre carré de ciment. Nous suons comme au sortir d’un sauna.

— Vous me parlerez du digestif ! rouscaille Fernaybranca.

Nous posons les pics et les pioches pour saisir des pelles. J’ai des ampoules de 200 watts dans les paluches. Mais ça ne fait rien, une force incommensurable m’anime. Je déblaie la terre à tout berzingue, établissant un record pour la région Côte d’Azur où les terrassiers utilisent leurs pelles comme supports.

Une demi-heure d’efforts. Fernaybranca déclare forfait.

— Oh ! bonne mère ! soupire-t-il en s’asseyant sur une caisse, vous m’escagassez complètement, collègue. Du jardinage en cave, c’est la première fois que j’en fais !

Je ne réponds rien car je touche au but. Et ce but c’est un squelette tout tordu auquel adhèrent encore des lambeaux d’une étoffe qui fut une robe.

— Venez voir, Casimir…

Il vient, se penche et siffle.

— Vous pensiez trouver ça ?

— Avant de creuser, non. Je venais because mon sixième sens. Mais mon subconscient devait songer confusément à un truc de ce genre.

— Vous avez une idée sur qui ça peut être ?

— Ben voyons…

Je désigne Casimir et je déclare en me penchant sur le squelette :

— Permettez-moi de vous présenter le Commissaire Casimir Fernaybranca, Mrs Mac Herrel.

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