Je pique une ronflette de deux plombes dans mon corbillard puis, lorsque l’aube aux doigts de feu se lève, je reprends la route de Stingines Castle.
La demeure ne s’est pas encore remise à fonctionner. Seule la cuisinière est levée. Étant donné la cuisine qu’elle pratique elle ferait aussi bien de rester pieutée.
Je vais sous la fenêtre de Béru because la lumière y brille. Je me saisis d’un caillou que je propulse adroitement dans une vitre. La frime du Gros ne tarde pas à apparaître. Je mets un doigt perpendiculairement devant ma bouche et je lui fais signe de radiner.
Je l’attends sur l’esplanade du château. Il y a là des arbres centenaires à la ramure somptueuse. Le panorama est merveilleux : on domine tout le lac et les collines avoisinantes. Ce paysage d’Écosse est magnifique, grave et mélancolique. Des cygnes sauvages s’ébattent dans les ajoncs bordant le lac.
Bérurier le Preux s’avance en boutonnant sa braguette. Il a mis ses bottes de pêche et coiffé son vieux bada verdi. Il tient sa canne à lancer sous le bras et il mâchouille son premier mégot de la journée.
— Déjà levé ? s’étonne-t-il.
— Tu vas à la pêche ? réponds-je.
— Oui, je vais à la pêche, fait le Mastar.
Et de rire.
— C’t’un petit changement à l’histoire du sourd, pas vrai, Mec ?
Il est de bonne humeur ce matin. Pas la moindre gueule de bois. Il est frais comme les truites qu’il espère attraper. Frais si l’on veut bien oublier sa barbe, sa crasse et ses yeux sanguinolents.
— Dis voir, murmure-t-il. Comment t’est-ce que t’as fait pour sortir de la turne ? Y avait une chaise qui bloquait la lourde ?
— Je me suis déguisé en fantôme comme un connard de ma connaissance ; ça permet de passer à travers les murs.
Il hausse ses remarquables épaules de déménageur en chômage.
— Quoi, tu vas pas remettre le couvert avec cette histoire. « C’est pas parce que t’as le sens de l’amour que je dois perdre çui de l’humour, non ? »
Content de sa boutade (de l’Amora extra-forte), il dote l’air matinal de quelques miasmes intimes et soupire.
— Je me serais bien bu un caoua avant de déhotter, mais dans cette taule, faut un guide patenté pour se diriger.
— Arrive, enjoins-je.
— Où ce que ?
Je le drive sans répondre vers une fenêtre nantie de forts barreaux.
— C’est bien celle du bureau de la vioque ? je demande.
— Yes, mon pote, rétorque mon compagnon en anglais.
— Dans quel classeur a-t-elle planqué sa fameuse cassette ?
— Çui qu’est à gauche…
Je regarde la vaste pièce aux meubles solennels et aux tableaux représentant des gens à mines et à mises sévères. Mes, yeux s’arrêtent à la serrure. Je fais la grimace. C’est un machin de sûreté ultra perfectionné. C’est pas avec une fourchette à escargots que je pourrais lui faire interpréter « l’Ouverture de la Flûte Enchantée ». Le Gros qui a suivi mon regard et vu ma grimace sourit.
— C’est pas du poulet, hein ?
— Comment s’ouvre le classeur ?
— Avec la tirette que t’aperçois en haut. Il est à volet.
Et voilà brusquement mon Bérurier qui devient grave comme un monsieur à qui un chirurgien distrait vient d’ôter les précieuses à la place des amygdales.
Je note le changement.
— Qu’est-ce qui te prend, l’Enflure ?
— Bouge pas, je vais t’épater.
Il n’existe que deux choses au monde susceptibles de me flanquer le grand frisson : quand ma Félicie tombe malade et quand Béru m’annonce qu’il va m’étonner.
Je claque donc des dents, ce qui donne un aimable solo de castagnettes et je demande en hachant mes syllabes menu, comme on hache du persil pour préparer des escargots à la parisienne :
— Que vas-tu faire ?
Il vit un instant décisif, Béru. L’heure n’est plus aux salades.
Il débloque son moulinet Luxor (licence Mauborgne) et glisse sa canne à pêche entre les barreaux de la croisée. La fenêtre n’est pas fermée complètement et c’est un jeu de la remonter avec le talon de la canne.
— Bouge pas, répète-t-il, ce qui s’avère rigoureusement superflu vu que je ne fais pas plus de mouvements qu’un ténor d’Opéra en train de bramer le grand air de « Vazymou-Sascasse ».
Il avance son bras très à l’intérieur, ferme un œil, vise en imprimant un très lent mouvement à sa canne à lancer.
Les poils de son nez flottent comme la crinière d’un garde républicain en tenue d’apparat.
Un mouvement sec et c’est parti. Un léger sifflement, très bref se fait entendre ; suivi presque aussitôt d’un cri de douleur.
Trop accaparé par son souci de viser juste, Béru ne s’est pas aperçu que sa cuillère, prolongée par un hameçon à trois branches, traînait par terre. Lorsqu’il a fouetté l’air, l’hameçon est remonté entre ses jambes, déchirant au passage un morceau de son falzar, ce qui n’est pas d’une gravité extrême, mais arrachant en outre une petite partie de lui-même.
Hébété, endolori, navré, penaud, mutilé (pas beaucoup, rassurez-vous, mesdames), déconfit, pelé, le Gros regarde le morceau d’étoffe et d’autre chose qui balance au bout de la cuillère.
— Si c’est avec ça que tu attrapes tes truites, dis-je, je regrette d’en avoir mangé.
Vexé, il dompte sa douleur et recommence en prenant bien soin cette fois de placer la cuillère au sommet de la canne.
Pssssssit !
Il a lancé. L’hameçon arrive à quelques centimètres de la boucle du classeur.
— Y s’en faut de peu, hein ? exulte le Gros, oubliant du coup ses déboires et ses démangeaisons.
Il embobine. Las, le perfide hameçon tombe du classeur sur le bureau et accroche les cornes d’un petit cerf de bronze servant d’encrier. Pas moyen de le dégager. Béru tire, l’encrier tombe. Fichu le tapis persan de Mme Mac Herrel.
— Va y avoir des pleurs et des grincements de dents, articule l’Infâme. Heureusement que je m’ai monté sur du douze centièmes, se réjouit-il, en hissant le cerf jusqu’à lui.
Il flatte l’animal gentiment. Après tout, n’est-ce pas son emblème au Gravos ?
— À refaire, dit-il. On se croirait à la Foire du Trône, hein, Tonio ? Quand c’est qu’on chope des petits pacsons dans la sciure avec une canne à pêche…
Je le laisse poursuivre car son système a du bon. Il réitère à deux reprises, puis, merveille des merveilles ! Une branche de l’hameçon passe dans la boucle de la tirette. Comme une tirette doit être tirée, il tire. Le volet tombe. La cuillère se décroche.
— C’est pas de la prouesse, ça ? triomphe mon valeureux camarade en me claquant le dos.
Je bigle ma tocante. Il va être sept heures incessamment et peut-être avant. Les Mac Herrel, leurs amis et leurs larbins ne vont pas tarder à se mettre à la verticale si ce n’est déjà fait.
Heureusement, le bureau se trouve dans un renfoncement, et il est impossible de nous voir d’une fenêtre de la façade. Nous ne pouvons être coincés que par l’extérieur.
— Tu vois la cassette ? désigne l’Enflé.
Je la vois.
— C’est elle qui faut cramponner maintenant, mais je me demande si avec du douze centièmes…
Je ne me le demande pas : je suis certain que le fil casserait. Je mesure la distance qui la sépare de notre fenêtre. Environ quatre mètres. C’est rageant tout de même !
Son Altesse le roi des Glands et moi tenons un conseil de guerre.
— Tu vois, soumet mon ami, le rêve ça serait d’avoir une pelle de boulanger.
— Il y a mieux, tranché-je. Trouve-moi une corde d’au moins six mètres.
— Où ?
— Dém… — toi !
Fort de ce conseil, le lancier d’élite s’éclipse.
J’ai un doux traczir dans les rotules, mes frères ! Je me dis que si je me fais piquer en cours d’exploit, il y aura de la casse.
Fort heureusement, Béru revient très vite avec un rouleau de cordes.
— Dans le garage, explique-t-il laconiquement.
Je le complimente d’un hochement de tête et je transforme le rouleau en lasso (comme le fit la maman de Gloria) en dotant l’une des extrémités d’un nœud tout ce qu’il y a de coulant.
— On dirait que tu vas tourner dans un vestiaire ! dit Béru.
— Western, le corrigé-je entre les dents.
— Tu veux pas m’espliquer ?
— Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira-t-à toi ! déclaré-je.
Je passe le lasso, puis mes bras valeureux à travers les barreaux. C’est pas la première fois que je lance le lasso. C’est un pote à moi qui m’a appris : un Texan.
Je rate une fois mais pas deux. Au deuxième jet la large boucle cerne le classeur. Je me hâte de tirer avant qu’elle ne tombe au pied du meuble. Par chance j’emprisonne celui-ci en son milieu.
— Et maintenant ? demande la voix visqueuse du Gros. (Depuis qu’il a ses ratiches dans sa poche, lorsqu’il parle, on dirait qu’il traverse un marécage avec des bottes d’égoutier).
— Maintenant, il est à nous.
Je commence à haler par petites saccades. Le classeur glisse sur le parquet, je lui fais parcourir un petit mètre, puis se pose soudain le problème du tapis. Le Persan encré l’empêche de glisser. Bérurier s’en aperçoit et ricane.
— Dans le dos la balayette, hein ?
— Au lieu de gouailler, Navrance humaine, tu ferais mieux d’accrocher le coin du tapis avec ta cuillère. En y allant mollo tu pourras le relever et le classeur passera.
Il admet, il exécute, il réussit, nous avons gain de cause.
Je poursuis mon travail de traction. Le classeur continue son petit bonhomme (en bois des Galeries Barbès) de chemin.
On dirait un automate. Plus qu’un mètre, plus que quatre-vingts centimètres, plus que cinquante…
Je tends la corde à Béru.
— Tiens-la tendue, Gros.
Je pousse mon bras entre les barreaux. Je force. Mon épaule en prend un vieux coup mais je saisis la poignée de la cassette.
Elle peut juste passer entre les barreaux en la tenant de profil.
— Et voilà le boulot, triomphe le Gros.
Je n’ouvre pas la boîte d’acier. Je ne savoure pas l’ivresse de la réussite. Inquiet, Je regarde le burlingue de la vioque à roulettes. C’est devenu un vrai chantier et quand la tante Daphné pénètrera dans son antre, elle aura un sacré coup au palpitant.
— Ah ! évidemment, le ménage aurait besoin d’être fait maintenant, admet l’Énorme.
— un peu, mon neveu.
— On va tout de suite piger que c’est nous, hein ? Surtout que Je peux plus récupérer ma cuillère maintenant qu’elle est accrochée dans le tapan Persis.
Je devrais être plus rayonnant qu’un apiculteur mais au contraire me voilà emmouscaillé jusqu’au fignedé. Que faire ? Une fois de plus, le dear Béru soumet la suggestion number one.
— Je te proposerais bien quèque chose, seulement t’es chiche de m’envoyer chez plumeau.
— Raconte !
— Si on foutait le feu au bureau ? Le classeur est en bois, le tapis en laine, ça prendrait comme dans une fabrique de celluloïd.
— Par ma foi, mon gentil Seigneur, exulté-je, que voilà donc une bonne, belle et généreuse idée.
— Je vais chercher un bidon d’essence, j’en ai vu au garage.
— Dac.
Maintenant, il est presque la demie de sept heures. Le temps presse. Lorsque Béru revient avec le bidon, j’asperge le classeur en vitesse, je frotte une allumette et la lance sur la mare de benzine.
Ça fait une légère explosion et tout s’enflamme avec un instantanéisme réconfortant,
— Embrase-moi, Valentine, embrase-moi ! chantonne le Gros.
Comme tous les êtres primitifs, il est ravi par le feu. Je lui tends le bidon.
— Reporte ta panoplie du parfait petit pyromane où tu l’as prise, conseillé-je.
— Et ensuite ? Je vais chercher les pompelards ?
— Ensuite, tu mets une nouvelle cuillère au bout de ton fil et tu vas à la pêche. Ça fait du reste plus d’une heure que tu y es, tu le sais bien ?
— Ben voyons !
On se quitte rapidos. Le gars Mézigue regagne sa chambre en catimini et se pieute comme s’il ignorait que le very old castle commence à griller. Maintenant il ne me reste plus qu’à ouvrir la cassette.