Si San-Antonio n'existait pas, je l'aurais inventé
Des comme ça, t'en as jamais vu.
Tu ne peux pas en avoir vu.
Je me demande même si ça vaut le coup que je te raconte ? Avec toi, on ne sait jamais ce qui va te plaire ou te faire tordre le nez. Capricieux et con, c'est beaucoup pour un seul mec ; on a du mal à s'accommoder des deux. Et puis, en prime, t'es sceptique. Je t'aurais connu plus tôt, j'aurais choisi un autre métier. Y'a de l'héroïsme dans ma persévérance. De l'abnégation, également. Enfin, je vais de l'avant. Même si c'est peine perdue, j'aurai au moins participé.
Pour la commodité, faut que je procède différemment. Tu vas comprendre. Enfin, j'espère…
La manifestation déboucha sur la place, en provenance de la rue Bouffebite et s'épanouit. Des banderoles gonflées par un léger vent de printemps tournaient leurs textes revendicateurs vers le ciel, comme soucieux de s'adresser à Dieu plutôt qu'à ses créatures. Les manifestants gueulaient des choses qu'on ne comprenait pas, qui se voulaient ftétrisseuses et enjouées, mais dont les intonations n'éveillaient chez le passant aucun courroux révolutionnaire. Une vielle 204 blanche précédait le cortège. Elle était sommée d'un haut-parleur à double pavillon, et, à l'intérieur, assis près du chauffeur, un jeune gars joufflu comme un cul capitaliste clamait dans un micro les slogans repris par la foule. L'intensité du haut-parleur rendait l'ensemble inaudible, mais personne ne semblait s'en rendre compte. Chacun formait, si j'ose ainsi exprimer, une cellule individuelle et ne se souciait que de son texte, sans considérer l'ensemble à quoi il s'intégrait.
La manif traversa la place Bouffechaglate, si pittotesque avec sa fontaine représentant le président Moudu debout sur un quadrige dont il tient les rênes aussi connement qu'il tînt celles du pouvoir, puis elle s'étrangla de nouveau pour remonter la rue Bouffemerde, laquelle est particulièrement étroite, mais où le cortège se devait de porter ses bonnes et inaudibles paroles, compte tenu de ce qu'elle est la plus fréquentée de la ville.
Il existe, rue Bouffemerde, entre autres magasins de classe, celui d'un orthopédiste dont la vitrine recèle d'impressionnantes prothèses propres à réparer les maléfices du destin. Et il arrive que des messieurs aux jambes torses s'attardent, pleins de convoitise, devant des guiboles articulées dont le modelé ferait envie à un coureur cycliste.
Tout se passa devant cette maison honorable, fondée en 1894 par deux orthopédistes célèbres MM. Bompied et Bonnœil dont l'un (je ne me rappelle plus lequel) inventa la verge artificielle, de laquelle découle (si j'ose ainsi exprimer) le godemiché actuel, tellement en faveur dans les communautés religieuses et chez M. Roger Peyrefitte qui s'en sert de tabouret.
Oui, tout se passa exactement à la hauteur de cette vénérable prothèserie. A l'instant précis où la voiture munie du haut-parleur parvenait devant la boutique en question, une puissante déflagration secoua la rue, anéantissant les vitres et lézardant les façades. Un gros nuage sombre s'éleva, égayé de flammèches. Le cortège s'égailla en hurlant un slogan parfaitement audible à présent et qui était « au secours ! ».
Quand le nuage se dissipa, il y avait un trou dans le milieu de la chaussée, la où se trouvait la voiture au moment de l'explosion. Quelques ferrailles calcinées évoquaient le véhicule.
L'on retrouva le sexe du joufflu-scandeur dans la vitrine du prothésiste, entre un bras électronique qui faisait songer à un bras d'honneur et un pied de toute beauté dont la pointure avoisinait le 42.
Il y eut un léger bruit.
Mme Manivelle, la concierge du 112, qui était occupée à décacheter une lettre à la vapeur, se tourna vers l'aquarium où deux poissons d'un rouge un peu galeux se faisaient chier entre des algues de plastique tellement bien imitées que Bombard s'y serait laisse prendre. Elle comprit que le bruit insolite n'était pas imputable aux cyprins.
Alors, elle poussa la porte de sa chambre, car le fameux bruit ne venait pas de l'extérieur.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda la pipelette, mais moins distinctement que je ne l'écris.
Le martien hocha du casque et montra ce qu'il tenait à la main droite. Mme Manivelle possédait la télévision ; elle sut donc tout de suite qu'il s'agissait d'un revolver. Elle espéra pouvoir crier, mais la frayeur lui nouait les cordes vocales en un écheveau inextricable. Son visiteur appuya le canon de l'arme contre le front ridé de la chère femme et pressa la détente. Mme Manivelle eut consécutivement un grand trou dans la tête dont elle ne ressentit aucune souffrance, ayant immédiatement perdu la vie.
Firmin Dubard, curé de son état, récitait un petit pater d'entretien au-dessus de son bol de cacao, en forçant bien sur les diphtongues pour refroidir le breuvage. Il attendait que sa servante lui apporte les croissants Danerolles qu'elle enfournait à son intention chaque matin, tout de suite après l'élévation, lorsque la petite sonnette retentit, annonçant qu'un (ou une) pénitent(e) le réclamait au confessionnal. L'excellent prêtre ressentit quelque chose qui ressemblait à du courroux.
« C'est bien la merde, bordel ! s'écria-t-il dans son for intérieur. Faire chier le monde à pas huit heures pour se vider de quelques niaiseries, ça mériterait des coups de pompe dans l'oigne ! »
— On a sonné, prévint la dame Mathilde qui débouchait de la cuisine derrière un plateau chargé de croissants croustillants.
— Je sais, madame Mathilde, répondit l'abbé Dubard. Quelque âme en peine soucieuse de se libérer au plus vite, sans doute.
— C'est quand même un peu tôt pour confesse, fit Mathilde, d'autant que nous ne sommes pas encore en période pascale.
« Tu parles que c'est tôt, vieille taupe ! pensa l'ecclésiastique, au moment de la jaffe, venir me casser les roupettes, y a de l'abus ! »
Et tout haut, il déclara :
— Il n'est point d'heure pour le repentir, ma chère. Si ce pénitent a besoin de mon sacerdoce, il va l'avoir.
— Avant ou après le petit déjeuner ?
C'était la question que se posait précisément le prêtre. Les effluves du cacao lui prêchaient « l'après », mais sa gourmandise plaidait pour « l'avant ».
« Nom de Dieu, je vais l'expédier, ce veau, et ensuite je pourrai prendre tout mon temps. »
— Mettez les croissants au chaud, je reviens.
Là, il tirait, avec cette promesse, un chèque sans provision sur le futur.
Le prêtre respira un grand coup son cacao (pas une de ces saloperies instantanées, dites solubles, qui font songer aux distributeurs de stations-services, mais du vrai cacao totalement néerlandais et cuit à feu doux avec du lait de la ferme) et quitta le presbytère pour gagner l'église.
Des pieds dépassaient du confessionnal.
Des pieds d'homme, précédés d'un bas de pantalon de cuir noir.
Dubard mit son étole et s'installa dans la partie centrale du confessionnal.
Il fit coulisser la petite trappe le séparant de son client. Seule, une grille de bois resta interposée entre le prêtre et le pénitent.
« Heureusement que c'est un mec, pensa Dubard, les gonziers vont droit aux faits, alors qu'il faut accoucher les grognaces aux petits fers. »
— Je vous écoute, murmura l'abbé.
Il n'entendit rien car la balle lui fit dans l'oreille un cratère de la largeur d'un entonnoir à vidange.
Le pistolet comportait un silencieux.
Néanmoins, la percussion engendra des ondes qui murmurèrent longuement, comme un reste de prière, sous les voûtes faussement gothiques de l'église.
Le M/S Roussillon appareilla à 10 h 30.
C'est un excellent bateau qui, en alternance, assure les lignes Marseille-Tunis et Marseille-Alger.
M. Deloigne déclara qu'il trouvait ce navire exemplaire. Le confort y était soigné, la table très honorable et le service courtois. L'on y projetait des films récents et la classe de luxe se trouve nettement séparée de la classe dite touriste dont la promiscuité l'aurait indisposée, car M. Deloigne voyageait peu et il entendait que la chose s'opérât dans les meilleures conditions.
M. Deloigne appartenait à cette confrérie que l'auteur du présent ouvrage a surnommé les concodaks, parce qu'ils ne sauraient se déplacer dans les lieux les plus anonymes, les moins dignes d'intérêt, sans balader sur leur abdomen deux appareils photographiques (l'un pour la couleur, l'autre pour le noiréblanc) ainsi qu'un matériel aussi lourd que mystérieux et plus impressionnant que réellement utile. Cette horde de pelliculophages se répand partout avec une furia qui n'a d'égale que son ingénuité, flashant tout azimut ce qui bouge comme ce qui est fixe, les panoramas aussi bien que les murs blancs, poussés par l'on ne sait quelle insasatiable boulimie d'images, un peu comme s'ils avaient à charge d'établir un planisphère à l'échelle réelle.
M. Deloigne ployait donc, non sous le harnois, mais sous la charge d'un Nikon (son propriétaire l'étant pour deux) et d'un Leïca (les Allemands restant les Allemands malgré les Japonais, aux dires de M. Deloigne), d'un trépied télescopique, de trois objectifs enfermés dans des bocaux de laboratoire et d'une série de filtres et de cellules à comparer desquelles celles du Parti ne sont que broutilles.
Roussillon fendait les flots bleus de la Méditerranée en direction de la Sardaigne lorsque M. Deloigne interpréta la crête d'une vague comme étant la grosse virgule dorsale d'un dauphin. Soucieux de taire l'événement aux autres concodaks du bord, il courut se placer à bâbord, au niveau du pont Embarcations, et là, bien campé sur un tas de cordages, entre deux canots, il se mit à scruter les abîmes marins, prêt à photographier d'importance là moindre réapparition dauphine. La prunelle rivée à l'objectif, il se sentait un œil d'aigle auquel rien n'échappe et que le soleil ne fait pas ciller.
La mer était stable, donc le bateau l'était également. Et cependant, dans un instantané au cent millième, M. Deloigne perdit l'équilibre, à la suite d'une formidable bourrade, laquelle s'exerça de bas en haut de son postérieur. U chuta en criant dans un bouillonnement blanc causé par la propulsion du bateau.
Son épouse s'aperçut de son absence à l'heure du dîner, c'est-à-dire trois heures après que se fut opérée l'irrémédiable perte d'un Nikon et d'un Leïka. Elle commença tout de même à manger le colin mayonnaise en se disant que son mari ne savait pas nager.
Je suis occupé à décliner l'ordre de mission d'un cocu qui s'est fourvoyé à notre agence lorsque le ronfleur de la ligne directe me reliant au Vieux retentit.
C'est le Tondu en personne.
— Je vois que vous êtes avec un abruti, San-Antonio, me dit-il (car il me voit effectivement grâce à un système de vidéo), débarrassez-vous de ce cornard et rappelez-moi d'urgence.
— O.K.
Je raccroche.
Redresse la tête.
Mon interlocuteur est un sanguin incrédule. Toute sa famille lui affirme qu'il est honteusement trompé, mais il ne la croit pas et voudrait que je me charge de l'enquête afin de démontrer à ses parents qu'ils se sont laissé abuser par des ragots infâmes. Son épouse est aimante, d'une fidélité irréprochable, et si elle aime partir seule en vacances à la Guadeloupe, rentrer à trois heures du matin de chez son esthéticienne et recevoir des amis mâles lorsque son vieux bijou est en voyage, c'est seulement parce qu'elle est comme ça. « Vous comprenez, monsieur : c'est son caractère. »
Je comprends surtout que Césarin va me peler la bite jusqu'à perpète, avec ses matrimaniaqueries, aussi usé-je d'un subterfuge pour m'en débarrasser.
Saisissant une feuille de papier à en-tête de la Paris Détective Agency, je trace délibérément les lignes ci-dessous :
Cher Monsieur Lancornet,
Comme suite a votre visite, j'ai le plaisir de vous informer que vous n'êtes pas cocu et ne le serez jamais. Avec mes compliments, je vous prie d'agréer, etc…
— Voilà, lui dis-je, à quoi bon faire les frais d'une enquête ? Votre certitude n'est-elle pas la meilleure des garanties ?
Il rit. Rougit. Renifle.
— Merci, balbutie-t-il, cette preuve de confiance que vous nous témoignez, à Mathilde et à moi, me va droit au cœur. Combien vous dois-je ?
— Rien, c'est cadeau.
Il se dresse, les larmes z'aux z'yeux.
Allons, bon, il va falloir rebuffer sa reconnaissance à présent.
— Monsieur…
— Non, laissez, c'est tout naturel, je ne vais pas exploiter l'amour d'un homme. Maintenant, je vais vous demander de bien vouloir m'excuser, mais j'ai un avion à prendre.
Je ne croyais pas si bien dire !
Mais tu vas voir, bouge pas. Laisse-le partir, toi tu restes pour la suite, elle est trop juteuse !
Bon, alors ce cher Lanconet se débine avec le certificat de bonne conduite de Madame, après m'avoir annoncé l'envoi imminent d'une caisse de champagne que je n'ai jamais reçue, car rien ne s'oublie plus vite que ce genre de promesse effusive.
Et le gars Santonio prend contact avec Mister Dabuche.
— Je vous écoute, monsieur le directeur.
— Avant de m'écouter, lisez ceci !
Une simple manœuvre, et le petit écran placé devant moi sur bureau, et habilement camouflé en tampon buvard incliné s'allume.
Une lettre dactylographiée s'y inscrit. Je règle le point afin de pouvoir en prendre connaissance.
Monsieur le Directeur,
Deux syndicalistes tués par l'explosion de leur voiture. Une concierge et un curé abattus d'une balle dans la tête. Un ex-marchand de chaussures jeté à l'eau depuis le pont du M/S Roussillon. La série peut continuer indéfiniment, à moins que vous n'alliez déjeuner le 16 avril prochain (vous ou l'un de vos éminents collaborateurs) au restaurant le Pompon Rouge, avenue du Prado à Marseiile.
A bon entendeur, salut !
— C'est lu ? s'impatiente le dirluche.
— C'est lu !
— Alors ?
— Les faits évoqués se sont bel et bien produits, monsieur le directeur ?
— Ils se sont produits ; et dans des points très différents du territoire, ce qui donne du crédit à la lettre, car, l'histoire des deux syndicalistes exceptée, la grande presse parisienne n'a pas fait état des autres affaires, dont l'une a eu lieu à Paris, la seconde dans le Nord et la troisième en Méditerranée.
— Je crois savoir que nous sommes le 16 avril, monsieur le directeur ?
— En effet, la lettre a été postée de Londres, avec la mention « personnelle », or je me trouvais au Congrès de la Police à Copenhague et je ne l'ai trouvée que ce matin.
— Vous vous mettez en rapport avec Marseille ?
— Je préférerais que vous alliez déjeuner, au Pompon Rouge.
— Il est neuf heures et demie, monsieur le directeur, et je me trouve aux Champs-Élysées.
— Une bagnole flanquée de deux motards est devant votre immeuble. A Villacoublay, un Mirage 20 vous attend, et une seconde voiture également escortée de motards vous prendra en charge à Marseille Marignane. A midi, sauf imprévu, vous devez pouvoir vous attabler au Pompon Rouge, dont la spécialité, je vous le signale, est la « bourride ».
Comme il achève ses mots, la porte s'entrouvre sur la frime brumeuse de Pinuche, le mégot du morninge au bec.
— Salut, fait l'ancêtre, quelque chose de particulier, aujourd'hui ?
Au lieu de répondre, je demande au Vieux :
— Vous me permettez d'emmener Pinaud avec moi ?
— Carte blanche, mon petit vieux : filez vite.
Je raccroche.
— En route ! je lance à la Vieillasse.
— Où allons-nous ?
— Bouffer une bourride à Marseille.
Le débris prend un air angoissé et se met à palper fébrilement ses poches.
— C'est bien ma veine, bougonne-t-il, j'ai oublié mes lunettes !
— Pourquoi fiche, tes lunettes ?
— Bé, à cause des arêtes !