Y'a de la luce ! me dit Bérurier qui connaît des « rudimentaires » d'italien, paraît-il, et à preuve.
Fectivement, une lumière lume au-dessus de la pharmacie de l'ami Moulalard.
On presse la sonnette de nuit, qui devient, dès lors, pour l'intéressé, une sonnette d'ennui. Un moment assez long coule entre nous et les somptueux bocaux latins de là vitrine, et puis la tronche poireuse du potard surgit de l'encadrement.
— Oh, c'est vous ! fait-il, sans ennui très marque, mais sans bonheur excessif.
Puis, s'apercevant que nous extrayons des êtres inanimés qui pourtant ont une âme de l'auto, il récrie :
— Des blessés ? Mais alors c'est à l'hôpital qu'il vous faut les conduire !
Bérurier grognarde :
— Délourde seulement ta crémerie, Gracieux ; si qu'on sonne à ta lourde c'est que la casse est pas trop grave.
Cette fois, manière de changer, c'est moi qui porte Marie-Marie, tandis que le Mammouth coltine la Pendeloque.
Le pharmago nous a ouvert la porte conduisant à ses appartements. On grimpe au premier, dans son logis pompeux, bourgeoiseux, ennuyeux et très poussiéreux pour cause de feu-au-cul de la part de Mme Moulalard.
On étend les inanimés sur des sofas sans glands comme l'étendard élevé de la chanson. On explique le cas bénin de l'une, celui mystérieux de l'autre, et v'là Gracieux qui se prodigue avec élan, altruisme, tout bien, quoi.
Pendant qu'il manipule les produits de son officine, la porte de son vestibule s'entrouvre et une jolie dame seulement vêtue des poils de son pubis, lesquels sont bruns, frisés et joyeux, paraît en bâillant.
— Ben qu'est-ce tu branles, gros loup ? elle demande.
O surprise : il s'agit de la mangeuse de fraises qui retint notre attention à la brasserie Verdevase.
On s'incline, très bas, déplorant de n'être point mousquetaires afin de torchonner le parquet avec la plume de nos bitos.
— Eh ben, Gragra ? demande Béru.
Le pharmago est gêné. Il sourit et explique :
— J'ai suivi votre conseil. Manière de tromper ma solitude, j'ai proposé à Graziella de m'accompagner ici, son compagnon l'ayant quittée pour vaquer à des obligations nocturnes.
— Bravo, mon pote ! jubile Sa Majesté. Tu tiens le bon bout !
— C'est plutôt moi qui le tenais quand vous avez carillonne, pouffe la pouffe. Dites donc, il était en retard d'affection, vot' copain ! Trois fois qu'y m'saute sur le poil !
On complimente le pharmacien pour sa brillante prestation.
Il est tout ravi, tout confus, le brave bonhomme. La vie se rouvre devant lui. Il se devine un futur et il est impatient d'y batifoler. Ce qui ne l'empêche pas de soigner nos chers caoutchoutés avec une compétence digne d'éloge, et même des loges maçonniques.
— Il vous a engagé pour un couché complet ? demande Bérurier à l'aimable et convoitante Graziella.
— Oui.
— Chérot ?
— Un grand jaune[10].
— Ça comprend le service aux aminches.
La môme redevient professionnelle et sourcille durement.
— Non, et pas la vaisselle, ni le ménage, mon bijou, pourquoi, t'as du trop-plein à éponger, toi aussi ?
— Toujours ! affirme le Gros. A c't'heure de la notte, un petit calumet gentil ça détend les nerfes, de ta part ça irait chercher dans les how mutch, Gosse ?
— A boule dix raides, mon poulet !
— Soite, consent Alexandre-Benoît, j'mégoterais pas vu que dès l'à-première-vue que j't'ai regardée, ta façon de manger les fraises j'en avais des bêtes à bon Dieu plein le kangourou. Tu permets que j'occupasse ta piaule un instant, Gracieux ?
Le pharmago a un geste libre d'homme libéré pour dure que désormais, sa chambre est un laboratoire d'amour dans lequel peuvent s'élaborer toutes les alchimies des sens, se perpétrer les actes les plus audacieux, se lancer à tous les échos les cris d'orgasme les plus sincères, les mieux claironnants, de ceux qui anticipent sans amoindrir le pied et auxquels le partenaire cherche la rime à la grande satisfaction des voisins.
Donc Béru et Graziella s'éloignent un instant pour sublimer celui-ci. Et nous restons seuls, Gracieux, le gentil cocu en rebiffe, Marie-Marie qui se réveille d'un long K.-O. tontonesque, et le cataleptique Pinuche qui ressemble de plus en plus à une momie.
Son cas rend Moulalard perplexe.
— Si son sommeil doit se prolonger, sans doute serait-il préférable de l'hospitaliser, dit-il.
La mouflette bat des stores.
Dieu qu'elle est jolie, Marie-Marie, avec son regard de velours, son teint de rose crémière (comme dit son oncle), son nez spirituel et sa bouche qui — ma foi, à quoi bon le taire ? — est devenue on ne peut plus (comme disent les vrais écrivains) sensuelle.
Elle me sourit. La brumasse paraît avoir déserté son esprit. La revoici elle-même : directe, coquine, coquette.
— Que m'est-il arrivé ? demande-t-elle.
— Je crois que tu t'es cognée, ma poule.
Elle se frotte le menton où les rudes phalanges de son tuteur ont imprimé des violettes.
— Dis donc, c'est pas sur le poing à tonton que j'serais tombée ? Je crois me rappeler de sa grosse patte d'ogre levée sur moi ?
— Je ne sais pas, ma poule.
Elle retrouve l'une des expressions qui cascadaient naguère sur son minois de souris des champs : cette crispation d'un côté du visage, ce sourcillement d'un seul œil qui marquent chez elle la réprobation et l'agacement.
— Écoute, Tonio, me dit-elle sèchement, ça te fatiguerait le mental d'm'appeler autrement que « ma poule » ? J'ai plus dix ans, nom de Dieu !
— D'accord… ma poule !
Et je demande à Gracieux de me driver à son labo car j'entends lui faire analyser à présent la sucette pilnucienne dont j'ai eu garde de me munir.
— A tout de suite, ma poule, surveille bien Pinaud !
La musaraigne me fait le poing.
— Y'a des moments, dans la vie, ou rien ne peut remplacer un coup de pompe dans le cul ! m'assure cette irascible personne.
— Ah, je comprends, maintenant, dit le tendre Moulalard, l'œil rivé à son microscope.
— Vous comprenez quoi, mon vieux crocodile en rut ?
— Pourquoi il y avait, dans les autres, au cœur de la partie confiserie, une sorte de conduit perpendiculaire guère plus large qu'un crin de cheval.
Il a fendu la sucette en deux dans le sens de la longueur, manche y compris.
Ce manche, c'est une espèce d'œuvre d'art à lui tout seul. Attends que je t'explique, va fermer la fenêtre, qu'avec ce boucan de la rue on ne s'entendrait même pas faire l'amour avec Alice Sapricht.
Tu l'auras déjà deviné si tu es un peu moins pomme qu'il n'y paraît aux discours que tu tiens, mais le manche, bien que d'un diamètre modeste, est creux. La cavité est revêtue d'un gainage métallique extrêmement léger. Celle-ci est divisée en deux compartiments complètement isolés l'un de l'autre. Le compartiment supérieur contient un liquide presque incolore, qui ressemble à du lait de coco. Le compartiment inférieur recèle une sorte de mine de crayon, ultra-fine, longue d'à peine deux centimètres.
— Vous avez une idée de ce que sont ces denrées ? demandé-je au potard-queutard-cornard.
Il pose l'extrémité de son auriculaire sur le liquide, l'effleurant à peine, puis porte son petit doigt, non à son oreille pour écouter ses confidences, mais à sa bouche.
— Je ne crois pas me tromper en vous affirmant qu'il s'agit de gainsbourium-malrauxité.
— C'est-à-dire ?
— Un cousin germain du L.S.D. Ici l'utilisation en est très simple et très ingénieuse : il suffit d'aspirer en suçant et par ce menu menu canal, la drogue parvient à la bouche du drogué en quantité infime. Chapeau pour la trouvaille. Je n'avais rien décelé parce que les sucettes étaient neuves et que je n'avais pas analysé les manches, comprenez-vous ?
— Et la partie solide, cher ami ?
Il cueille l'espèce de bout de mine avec une pince et la dépose sous son microscope.
— Pas la moindre idée. Je vais la réduire en poudre afin de pouvoir l'analyser dans de meilleures conditions.
— Faites vite, mon vieux, j'ai hâte…
Il va pour, mais Marie-Marie m'hèle et je ne puis demeurer avec him comme je l'aurais souhaité.
— Quoi qu'y gna, ma poule ? Pinaud est sorti du coltard ?
— Non, mais j'ai entendu hurler m'n'onc' dans la pièce là-bas J'ai voulu ouvrir : elle est fermée de l'intérieur. Je l'ai appelé, y m'a répondu en gémissant. N'serait-il point malade, c'gros sac ? La manière qu'y picole, il nous f'rait une attaque que ça n'aurait rien d'étonnant.
— Non, il n'est pas malade, au contraire, réponds-je.
— Qu'entends-tu par là, Tonio ?
— Heu… rien, laisse…
Elle déplisse son joli front.
— Oh ! ça y est, j'ai trouvé : il est av'c une gonzesse, non, ce dégueulasse ! Mais bien sûr : son cri, j'aurais dû reconnaître. Combien de fois, la nuit, j'suis reveillée quand il entreprend tante Berthe ! Si c'est ça, l'amour, à la tienne. Gueuler comme une otarie qu'a faim, merde !
Elle est courroucée, ma petite « fiancée ». Elle vitupèrerait encore longtemps, si une formidable explosion…
— C'qui m'console, balbutie Béru à travers ses larmes, c'est qu'il aura tiré trois bons coups avant de clamser, Gracieux. Et pas av'c du tout-venant. Graziella est une jeune fille admirab' sous les rapports sexuels. Mon pote n'aura pas été feinté sur la qualité.
Son pote ! Il est dans un triste état : la moitié du visage arraché par l'explosion, sa main qui manipulait le scalpel au moyen duquel il raclait le bout de « mine » lorsque la chose s'est produite se trouve toute seule sur le plancher. Et Dieu sait combien ça fait triste, une main toute seule !
— Écoute, dis-je au Gros, je vais me casser car la bourdille d'ici va nous enchrister à force ! Depuis qu'on a déboulé à Nice-la-Jolie c'est un vrai carnage autour de nous, j'aurai fait plus de morts dans cette admirable ville que la peste bubonique au temps de Louis XI. Or, il me faut les coudées franches pour quelques heures encore. Fais-leur la converse et occupe-toi de Pinuche.
— Je t'accompagne, tranche Marie-Marie, t'auras b'soin de quéqu'un, Tonio.
Je me dis qu'après tout why not ? Et on s'élance dans la nuit fraîche au moment où les sirènes de Police-Secours commencent de sonner l'hallali (laquelle en patois niçois s'écrit : a-i-l-l-o-l-i).
Des projets d'aurore chatouillent le fond du ciel du côté de l'Italie. Je m'arrête pour respirer, étourdi que je suis par la fatigue.
— T'as une de ces dégaines, l'artiste, plaisante Marie-Marie en m'attendant. T'es plein de terre, pas rasé, pâlichon… Tu ressembles à un n'hibou qui viendrait d'visiter une taupe chez elle.
— Marie-Marie, soupiré-je, toi qui as réponse à tout, dis-moi un peu pourquoi ces véroleries de sucettes, outre des stupéfiants, contiennent un explosif si puissant qu'il suffit d'un morceau gros comme une demi-épingle po bousiller un homme.
Elle n'hésite pas une fraction de seconde, cette grand-mère dégourdoche :
— La drogue, c'est pour que le drogué se procure la sucette, et l'explosif pour le tuer une fors qu'il l'a.
— Tu crois ?
— Ben, réfléchis : à part une brosse à dents, tu vois quelque chose de plus personnel qu'une sucette, tézigue ? J'vais même te dire un truc : c'est pour être absolument certain de bousiller LE drogué en personne qu'on a mis au point cette astuce.
— Je nage, soupiré-je. Je me demande si tout ce bordel n'est pas trop compliqué pour moi !
Elle tape le trottoir du pied, comme à la relève de la garde de Bukingham Palace, ces cons.
— Non mais dis donc, Grand, tu serais pas sur le point de te recycler dans la pyrogravure, des fois ? Tu vires patte-mouille, ma parole ! D'ici qu'on te voie débaler des pilules de ta poche, y'a pas loin. Fais gaffe, Tonio, fais très gaffe : j'supporterais jamais un mari pantouflard !
Un mari !
Moi !
Je lui souris. Elle est aussi fraîche que le matin naissant, Marie-Marie. Devenir un jour son époux ? Ce serait du Colette : Gigi !
— T'es marrante, balbutié-je.
Elle secoue la tête :
— Non ; je t'aime, c'est pas marrant, l'amour. Au contraire…
— Écoute, ma poule…
— Oh, chiasse, à la fin, avec ta poule ! T'as que ça aux lèvres. Tu ne peux pas m'appeler par mon prénom, tout culment, non ? Ça t'écorcherait la gueule ?
— J'aurais l'impression de bégayer, plaisanté-je.
— En ce cas n'en utilise que la moitié.
— Ça ne serait plus pareil, ton charme c'est ce doublé ; Marie-Marie ; mais on ne va pas épiloguer là-dessus avec ce qui nous reste sur les bras comme turbin. Je ne vais avoir les coudées franches que quelques heures encore, ensuite je serai happé par les roussins niçois qui m'installeront sur la sellette pour un bout de temps.
— Tonton va s'en occuper, t'inquiète pas !
— Il s'en occupera un moment, mais ils voudront me voir et je ne pourrai pas jouer à cache-cache avec eux jusqu'à la Saint-Trou !
On s'assied sur un banc. Les marronniers puent bon, au-dessus de nos têtes. Et y'a déjà des branleurs qui partent au suif dans les aurores tremblantes, l'air mélanco, le regard en papier froissé…
Je me mets à relater à la petite gonzière tous les événements dans leur ordre chronologique, car il est bon de se les remettre en tronche, tout bien ; de les évoquer à haute voix.
La gamine ( ? !) m'écoute en époussetant les traces de boue séchée sur mon veston. C'est vrai qu'elle m'aime, bon Dieu de bois ! Ce geste, c'est un geste d'épouse. Elle m'agace, décidément. J'esquive en exécutant une rotation du torse. Alors la voilà qui fronce les sourcils et laisse retomber sa main par-dessus le dossier du banc.
Je passe en revue les événements… Ça va au trot assis, d'une allure régulière. Je gaffe de rien oublier.
Quand c'est fini, la mouflette murmure :
— Deux couples, une fille…
— Hein ?
— J'fais le bilan, Tonio. Deux couples, une fille…
— Premier couple : le gros bonhomme et la gonzesse au manteau d'ocelot, qui sont probablement les meurtriers de la Jehanne Seymour. Deuxième couple : M. Robert, le marchand de sucettes avec sa gonzesse à la minerve.
— Et la fille ?
— Tu la connais pas.
— Mais encore ?
— Une môme, au New Sun, qui tirait sur une sucette hier et ne me lâchait plus. Elle m'a droguée…
— Tu crois ?
— Certain, j'en ai encore mal au bol, et je pense pas que ça vienne du crochet de tonton.
— Comment t'a-t-elle droguée ?
— Le plus simplement du monde : en tirant un flacon plat de son slip. Elle m'a dit que c'était un reconstituant et qu'avec une bonne gorgée de ça on voyait la vie en fleurs. Elle s'en est cogné une rasade (du moins elle a probablement fait semblant) et m'a passé sa bouteille. Comme une conne, moi, par curiosité, je m'en suis entiflé un grand coup. Par la suite, je m'ai sentie toute chose, survoltée et heureuse à la fois. Les chants du Sun, les invocations collectives, tout le bazar à la gomme qu'ils pratiquent, là-haut, ça me paraissait vachement sérieux et édifiant.
— Il faut que nous retournions chercher cette souris !
— Te fatigue pas : elle a mis les bouts dans le courant de la soirée, en sortant du réfectoire. Quelqu'un est venu la chercher, je me rappelle plus très bien, mais je sais qu'elle s'est taillée, et crois-moi, elle n'y retournera plus…
— Que penses-tu des Chinois qui dirigent cette boîte ?
— Rien, c'est des tordus qui affurent le blé des utopistes et les font marner ; des requins en provenance du Pacifique, quoi. Mais je ne pense pas qu'ils trempent dans ta béchamelle à toi.
— Pourquoi ?
Elle hausse les épaules :
— J'sus incapable de t'expliquer : je les sens pas mouillés dans cette affaire.
Curieux ce qu'elle déclare, ma mignonne collaboratrice, car moi non plus je n'ai pas le sentiment que les Chinetoques soient dans le cirque sanglant où je joue pour l'instant les Monsieur Loyal, Pinaud les clowns blancs et Bérurier les gugus.
Néanmoins j'objecte :
— Pourtant, les quatre évadés de Nîmes sont ailes s y réfugier, non ?
Elle soupire :
— Qui te le prouve ? Tu tiens ça d'un prisonnier. Penses-tu que les quatre brigands allaient lui révéler leur planque ? Et même, peut-être leur avait-on bourré la caisse, à eux. Tu sais ce que je crois, Tonio ?
— Non, ma puce…
Elle ricane :
— Ah, tiens, tu renouvelles ta ménagerie : me v'là changé de poule en puce. Bon, ce que je flaire, c'est que pour une raison « X », des gens ont essayé de faire porter le bitos aux New Sun Brothers. Le coup du souterrain avec le vieux Pinuche dedans, c'est pour les confondre. Et l'explosion, tout ça…
— Et la môme à la sucette ?
— Elle assurait le topo de l'intérieur. Fallait bien un complice depuis dedans, non ?
— Possible…
On reste un moment silencieux, à regarder un clébard qui passe en ayant l'air de savoir où il va, et même pourquoi il y va. Il a dû aller limer dans les faubourgs, ce salingue. Et maintenant, fourbu, il rentre à la niniche pour se refaire une santé.
— Dans l'immédiat, fais-je, nous n'avons qu'un seul élément positif : M. Robert et sa panthère. Ces gens habitent le quartier, fatalement, puisque lui a connu le père Moïse à la brasserie Verdevase et que la dame fréquentait la pharmacie de ce pauvre Gracieux Moulalard.
— En effet, approuve Marie-Marie, mais ce qui me surprend, Tonio, au plan professionnel, c'est que t'aies pas interrogé mieux le père Gracieux à propos de cette bonne femme.
— Je sais, mais il était l'heure de notre communication, ma jolie, et quand une voix d'homme a prétendu que tu t'étais brûlé les ailes, je n'ai eu plus qu'une idée : foncer au monastère des Sun !
— C'est donc que tu m'aimes, Tonio ?
— Ben' évidemment que je t'aime. Mais il n'y a pas besoin d'aimer quelqu'un en danger pour lui porter secours.
Elle rouscaille :
— Évidemment : tout ce qui pourrait me faire du bien à croire, tu t'hâtes de le démolir…
Et puis elle réagit sec :
— Comment t'espères les retrouver en quatrième vitesse, les Robert ?
— Faut voir.
— Moi, j'ai trouvé.
— Pas possible !
— T'estimes qu'y s'habitent le quartier, n'est-ce pas ?
— Ça paraît probable.
— Et ils roulent en Mercédès ?
— Tu sais, des Mercédès, y'en a des fagots et des fagots.
— Va à l'Agence Mercédès du coin, il est p'têtre client, ton Robert. A notre époque, les bagnoles, c'est sacré : on les soigne.
Alors là, oui, là, je l'embrasse.
Y'a que le gardien de noye, mais comme les clilles lui ont foutu la paix cette nuit, il est frais et vibrant comme un paf neuf. Un peu bossu sur les bords, la tête coiffée de cheveux blancs, ainsi que l'écrivait une dame du Fémina, jadis, le nez en forme de tubercule primé, la vinasse à fleur de paupière, ce cher monsieur achève de se secouer zézette contre des pneus usagés entreposés dans la cour et qu'il vient de compisser.
Je l'aborde d'un joyeux : « Après vous, s'il en reste », qui le met de bonne humeur et il s'enfourne Coquette à l'intérieur d'un vieux calbar dont un putois frileux ne voudrait pas comme tanière.
Je lui invente n'importe quoi, n'importe comment, j'enveloppe le tout dans un billet de cinquante francs, et il accepte le lot sans frémir ; d'autant que cette friponne de Marie-Marie l'enjôle de sourires qui doivent lui râper la prostate.
Ma description de M. Robert est parfaite (bien que j'ignore ce personnage) de même que celle de sa dame orgueilleuse, puisque le pisseur de nuit s'écrie :
— Oh, sûr, c'est M. Nébrasko ! En effet, sa dame a eu un accident avec sa petite triomphe, y'a quelque temps ; même que la voiture est encore au fond du garage.
Une intense jubilation me met les doigts en paquet de nœuds. Je gambade à côté de mes pataugas pour frivoliser à ma guise sur la pelouse des triomphes. La musaraigne me file un léger coup de tatane sur la rotule. Elle n'est pas peu fière de son succès.
— Et vous savez où il crèche, ce M. Nébrasko ?
— Non.
— Vous avez accès au bureau ? demandé-je en montrant une porte vitrée sur laquelle ce mot a été pocheté.
— Oui, mais je n'y fourre jamais les pieds.
Un nouveau billet de la banque de France passe en un vol gracieux de mouette de ma fouille à la sienne.
— Dans des classeurs, se trouvent des dossiers, dis-je. Vous allez chercher ceux marqués « factures ». Ils sont répertoriés de À à Z. Prenez celui qui contient la lettre « N ». Vous passez les Na, les Nb, les Nc, les Nd et vous ralentissez aux Ne. Les travaux effectués sur les bagnoles de M. Nébrasko lui sont facturés et le double des factures, comme dans toutes les grandes maisons qui se respectent, sont conservés. L'adresse de Nébrasko se trouve sur ces documents. Vous me la recopiez sur un morceau de papier et moi je vous remets un troisième morceau de papier en échange, ce qui vous permettra de jouer tout le champ de course dans le tiercé de dimanche.
Là, le bonhomme se gratte le bol.
Il pleut des choses sur ses épaules, sa poitrine, le sol…
— Écoutez, fait-il, bon, causer, bon c't'entendu, ça, je vois pas de mal à ça ; mais aller farfouiller au bureau c'est une autre paire de manches…
— Je comprends que vous avez pas l'habitude, s'écrie Marie-Marie, aussi j'vais vous aider.
Elle lui biche une aile et l'entraîne.
Pendant quelques mètres il semble ne marcher qu'avec un pied, ce brave bougre. Et puis la coquine lui babille des choses et le voici qui avance avec ses deux jambes en direction du bureau…
« C'est trop tard…
« C'est trop tard…
Ainsi que tinte l'ambulance. Sa sirène c'est la musique des paroles ci-dessus. Elle débouche, en trombe (d'Eustache) du bout de l'avenue. Dans les premiers feux de l'aube, elle est d'une blancheur particulièrement clinique, cette D.S. transformée comme un essai transformé par Albaladéjo[11].
Et voici qu'en parvenant à notre hauteur, elle freine à bloc. La porte du conduc s'ouvre et Mister Béru, de l'Académie Française, en jaillit.
— Ça alors ! L'hasard est un plat qui s'mange qu'à froid, c'est l'cas d'y dire ! esclame-t-il.
Beurré sec, le mahousse. Il en titube.
Avant que j'aie eu le temps de dire ouf (mais pourquoi dire ouf à cinq heures du matin dans une avenue niçoise ?) un pète-sec a jailli à son tour de l'ambulance.
— Bérurier, fait-il, remontez immédiatement en voiture, vous n'avez pas le droit de…
Bourré mais précis, le Gravos. La pêche qu'il téléphone au pète-sec possède toutes les qualités pour transformer celui qui la cultive en champion du monde des lourds. Le pète-sec est soulevé du sol et s'écroule sur le capot de la guindé. Béru l'y recueille et va le fourrer dans l'ambulance :
— Chauffeur, à l'hosto et lentement ! ordonne-t-il. Service des urgences : y z'en auront deux pour le prix d'un !
Docile, ou effrayé, l'ambulancier décarre et disparaît dans les moirures du petit matin.
— Alors ? fais-je.
Le Gros hoquette :
— T'as bien fait de les mettre, Gars, ce qu'ils sont de mauvais poil, les collègues d'ici ! Tu parles d'une bande de tracassiers ! Y n'ont pas voulu qu'j'condusasse seul Pinuche à l'hosto et m'ont adjointé un p'tit crevard dont t'as vu le peu qu'y pèse !
Marie-Marie s'approche du Gros et renifle son haleine avec dégoût.
— T'es complètement givré, m'n'onc ?
— D'quoi m'mêl'-je, dis, pécore !
— Tu pues le rhum !
— Et alors, j'm'ai ocroyé une p'tite goulanche en attendant l'arrivée de la poule, j'ai ben l'droit d'me remonter, ent' un vieux pote mort et un aut' qu'en vale guère mieux !
— Elle devait êt' chouette, ta goulanche ; merde, t'es cointché à zéro !
Il s'arrête, douloureux et féroce, les forces branchées sur la haute-tension.
— Ce qu'est malheureux, quand les enfants grandissent, fait-il, c'est qu't'as plus l'cœur de leur beigner le museau. Mais je t'vas dire une bonne chose, Sana : si un jour tu t'laisserais aller d'épouser c'te gonzesse, ben j'te souhait'rais joyeuses Pâques, mon pote !
— Comment va Pinaud ? coupe-je.
— Il va en ambulance, ronchonne mon collaborateur. J'crois bien qu'y l'est tombé en cas d'inepsie, le pauv' melon ! Comme qu'un fakir y'aurait fait une passe trop forte. Enfin, y l'en a vu d'aut', hein ? Et nous, où qu'on va ?
— Réveiller un marchand de sucettes !
— On pourrait y'apporter des croissants, ricane l'Enflure.