— CHAPITRE SAUCISSE —

On croirait qu'on a passé le bas de son visage et le haut de sa chemise au minium, tellement la plantureuse bouillabaisse qu'il a ingurgitée et balayée sous des trombes de rosé provençal s'est répandue hors de son clappoir.

Content, l'esprit en repos, il rote l'ail sans perdre de temps, afin de prolonger les fumets du festin, puis il soupire :

— Est-ce que tu t'rends compte du malheur qu'j'eusse fait si j's'rais été commissaire pour de vrai, Sana ?

— Tout peut encore arriver, fais-je miroiter.

Mais la désabusance le tient concernant l'avenir.

— Dis pas ça, l'artiste. J'l'ai dans le cul, j sens bien. On vit une époque où c'est pas l'efficacité qu'importe, mais la jactance. Sans dénigrer ta personne qu'est valab' et qu'a donné ses preuves à l'appuille en maintes occasions. J'ai gardé la terre de Saint-Locdu-le-Vieux à mes semelles, ça facilite pas l'entrée dans les salons, les beaux burlingues, les endroits huppés. On pince le nez en m'voyant débouler. Tu croyes qu'j'ai pas remarqué ? Je sens des pieds et je dis la vérité, comment veux-tu qu'j'arrive ? Pour faire impression, faut apprendre la grammaire et à retenir ses pets, moi j'avais pas les capacités. J'ai toujours eu l'tort de regarder les choses simp'ment, telles qu'é sont, Sana. Faut t'êt' con, hein ?

Il chope le serveur par une aile.

— T'amèneras trois marcs avec caoua, Mec ! lui enjoint-il.

Le loufiat éprouve le besoin d'une confirmation :

— Trois ? s'étonne-t-il.

— Un pour mon ami, un pour mon café et un pour moi, détaille Béru, ca t'suffit comme esplications ou s'y t'faut un plan plus poussé ?

L'autre sourit et s'éloigne.

Il fait un temps sublime. Chose curieuse, les prérogatives d'exception accordées au Gravos me reposent. Je me sens comme en semi-vacances, dégagé des vilains problèmes et des noirs tourments de l'âme. J'avais besoin de cette espèce de temps mort. De cette plage de repos. Il se défend royalement, l'Hénorme. En quelques heures, il a trouvé la retraite des évadés de Nîmes et peut-être le nom de la personne qu'ils devaient tuer. Que souhaiter de plus, sinon la libération de Pinuche ?

La bonne baderne… Son sort m'inquiète, et pourtant je conserve beaucoup d'optimisme à son sujet. Je me dis que des malfrats organisés ne tuent pas un flic délibérément. Au cours d'une échauffourée, je ne dis pas ; mais froidement, après une période de séquestration ?

— Puis-je connaître vos projets pour tantôt, monsieur le commissaire ?

— Merci, merci bien ; évidemment qu'vous le pouvez, mon cher. Pisque vous connaissez Marseille comme ma poche, v's'allez m'driver droit à la Bourse.

— Vous espérez retrouver l'endroit où fut conduit Pinaud, cette nuit.

— J'espère pas : je vais !

— Votre confiance est merveilleuse, monsieur le commissaire.

— Merci, merci bien. Elle a toutes les raisons d'y être, inspecteur. Y suffit d'se ramoner un peu l'chou pour suractionner ses méninges.

— Une explication plus poussée m'honorerait.

— Eh ben j'vas vVhonorer, mon cher Balzac, plaisante ce fin lettré.

Il verse un marc dans le café qui lui fut conjointement servi, trouve encore à loger trois sucres dans le mélange, se penche pour boire sans toucher la tasse dont l'extrême remplissage n'autoriserait pas la moindre manutention.

Se redresse.

Pose ses deux coudes sur la nappe jonchée.

Puis sa tête dans ses mains en console.

Parle.

— Faut savoir essorer les mots, Mec. Y faire rend' tout l'jus qu'y peuvent contiendre. Pinuche en a pas dit lourdingue, mais c'qu'y l'a dit vaut son p'sant d'moutarde. Y nous a parlé d'un magasin près de la Bourse. Si c'magasin est près d'la Bourse, c'est qu'y l'en est TOUT près, sinon l'Vioquard aurait pas donné c'te précisance. Bien. Ensute, il a dit « un magasin qui sent la naphtaline ». Alors là, c'est clair, et j'm'esplique. Si on l'aurait conduit dans une épicerie, ou une pharmacie, ou un bistrot, le père Pinuche aurait dit : « Dans une épicerie, dans une pharmacie, ou dans un bistrot, parce qu'y l'aurait vu qu'y s'agissait d'une épicerie, d'une pharmacie ou d'un bistrot, non ?

— C'est très juste, monsieur le commissaire.

— Merci, merci bien. Donc, si Pépère a juste causé d'un magasin, c'est qu'y l'a seul'ment constaté que c'était un magasin, sans aut'. Un magasin qui puait la naphtaline. Un magasin vide d'apparence. On m'suit toujours ?

— Certes.

— Alors, inspecteur, je vous pose c'te colle forte suvante : c'est quoi, un magasin apparemment vide qui pue la naphtaline ?

— Un magasin de fourreur ?

Il paraît presque déçu. Cependant il est beau joueur.

— Bravo, inspecteur. V's'êt' moins con qu'j'en aye l'air !

Sa rêvasserie n'est que feinte. Elle est destinée à donner de l'air à sa déconvenue.

Il cache une obscure mortification derrière des sous-entendus flous ; se donnant les apparences d'un penseur surmené qui calme le flot de ses idées en les laissant vagabonder dans des nuages.

Enfin y il profère, d'une voix résurrectée :

— Mouais : de fourreur. Va falloir chercher les magasins de fourreur qu'entourent la Bourse, savoir à qui qu'y s'appartient, tout ça.

— La police marseillaise va nous débroussailler le terrain, un coup de tube au commissaire Poilala nous évitera bien des démarches.

Le Plantureux en rugit de colère.

— Alors, on n'est pas capab' d'faire son ménage soye-même ? C'est ben la solution de flemme, ça alors. Fout' ces joueurs d'pétanque su' la piste pour qu'y la brouillent illico dare-dare presto ? Et t'as la prétention de faire commissaire, tézigue ?

Son rire constitue une flagellation morale. C'est une flétrissure qui s'imprime durement dans la viande et dans l'âme.

— Le temps presse, monsieur le commissaire, objecté-je, pincé.

— Merci, merci bien. C'est just'ment parce que le temps presse qu'on n'en a pas à perdre av'c des collègues qu'ont seul'ment pas été fichus d'halluciner l'affaire Dominici. Allez, paye, qu'on file.

— Monsieur le commissaire, ce ne sont pas les subalternes qui règlent les additions.

— C'est juste, groumaille l'Enflure : y ne payent qu'les pots cassés.

Magnifique, il sort un gros talbin de sa vague, le défroisse, ôte les brins de tabac qui s'y sont logés et le brandit au garçon. L'homme s'approche avec hésitations, comme un chat craintif s'approche de la main qui lui propose une couenne de jambon. Il considère le billet avec un vague effroi et davantage de stupeur, se demandant si cette coupure jaunasse de la banque of France, déjà si peu belle à l'état neuf, a encore cours quand elle a séjourné dans la poche de ce gros zig.

Impatienté, le « commissaire » Bérurier aboie :

— Ben, qu'est-ce tu croyes. Que j'm'ai torché l'oigne av'c ?

— Oui, répond loyalement le serveur.

* * *

— C'est pas dif, explique le Gravos, on va partir chacun d'une angle de la place et on en f'ra le tour. Quand on s'sera t'eu rejoints, on s'dira les fourreurs qu'on aura vus. Ensute, on prendra les rués juste de derrière pour procéder d'même, de manière à tout bien mater en f'sant en somme la coquille d'escargot. J'sus sûr que l'fourreur n'est pas loin. Allez, gigot !

* * *

Un coup de sifflet particulier.

Béru a le sifflet voyou, bien qu'il n'utilise pas ses doigts pour lancer cette stridence folle. La siffle au Béru, je la reconnaîtrais en pleine bataille de Verdun, ou sur le quai de la Gare Centrale à Nouille York. Pas de bruits qui soient capables de la dominer. Elle se faufile partout et vient droit à mes tympans, n'importe les lieux et la distance.

Ce trait de décibel qui me plonge dans les baffles m'avertit qu'il y a du nouveau. Je volte et presse le pas en direction de la rue Crouillemrolle d'où il fut émis.

Fectivement, Sa Bérurance est là-bas, au milieu d'une voie discrète, qui joue les sémaphores à mon intention.

— Alors ? lui lancé-je, du bout de mon essoufflement.

Le big pope a passé deux doigts dans le décolleté de sa braguette, ce qui, chez lui, est toujours un signe d'autosatisfaction. Pendant qu'il perturbe la vie végétative de ses pensionnaires intimes, il se gargarise à sec, faisant des « ahrrlaahhh » de marmite norvégienne parvenue à maturité.

— Quoi, monsieur le commissaire ?

Il en oublie de me remercier ; dit quelque chose en polonais, voire en tchécoslovaque, à l'extrême rigueur. Je lui demande de répéter :

— Matemec, matemec, redit-il.

Je comprends alors qu'il convient de scinder le mot et d'en faire ainsi deux qui sont : mate, Mec !

Je lève les yeux.

Le magasin est vieux, écaillé. Sa grille en est rouillée comme la fermeture Éclair d'un sénateur atteint de la prostate. Pourtant, on peut encore déchiffrer l'enseigne : « Fourreur ».

— J'ai passé devant deux fois, explique mon Valeureux, mais y l'est tellement crado qu'je l'remarquais pas.

Je m'approche pour essayer de mater entre les losanges des grilles coulissantes. Le verre de la devanture est comme un pare-brise de bagnole venant de se cogner le Rallye Alger-Le Cap. Toutefois, je distingue des penderies, des glaces murales, une moquette fatiguée.

— Tu veux parier que c'est laguche, Mec ?

On a un pif plus gros qu'un hélicon-basse, nous autres poulardins. Des devinances sans réplique.

Oui, « c'est là ». Je le sens, je le sais, tout comme le Gros. Que c'en devient kif-kif une évidence, tu comprends ? Le flair, quoi. Si on n'avait pas du flair et des indics, dans la Rousserie, on se convertirait dans les transports internationaux ou l'apiculture (moi surtout, tu penses, l'apiculture, hein ?).

Sans un mot, j'engouffre dans l'allée jouxtant ce magasin en décrépitance.

Le Mammouth interpelle :

— Hep ! Qu'est-ce c'est c't'initiative, inspecteur ?

— Je croyais que vous m'en aviez donné l'ordre, monsieur le commissaire ? innocenté-je.

Il se défourrage les steppes pubiennes.

— Merci, merci bien. Bon, vous pouvez t'aller, mais attendez-moi.

Le couloir est étroit, sombre, malodorant. Il débouche sur une courette aux pavés gras et dansants. Je trouve dans la courette ce que je suis venu y chercher, à savoir la porte arrière du magasin, celle qui doit donner accès à l'arrière-boutique.

— Ho, hé, oh ! m'alerte le Gravissimo, t'as vu ?

Quoi, monsieur le commissaire ?

— Merci, merci bien ; ça !

Il me montre une serrure de sécurité, flambant neuve, qui contraste avec la vétusté du reste.

— Tu voyes qu'c'est là !

Comme si ce verrou de laiton étincelant constituait une preuve !

— Mais oui, c'est bien là, je le sais, bougonné-je. Naturellement, monsieur le commissaire souhaiterait que j'ouvrisse cette porte ?

— Textuellement, inspecteur. Et merci, merci bien.

Mon sésame, à moi ! Que je te cric-crac, que je te fric-frac, que je te croque.

Ça ouvre. Encore une fois bravo, San-Antonio. J'ne sais si je suis un bon flic, mais je suis sûr que j'aurais été un merveilleux cambrioleur. Entrer là où l'accès est défendu constitue pour moi une performance. C'est voluptueux. Y a du viol dans l'effraction. D'ailleurs, tout viol n'est-il point une effraction ? J'aurai donc passé ma vie à jouer au gendarme et au violeur.

— Ça vient, voui ? s'impatiente le commissaire.

— C'est venu, monsieur le commissaire, triomphalé-je en poussant la porte.

— Merci, fait Bérurier. Et merci, merci bien.

Il entre le premier. La chèferie engendre des devoirs, et les devoirs des risques et périls.

Alors il périlie en force, mon cher valeureux Mammouth. Il ferre de lance. Il abordage. Lui faudrait une bannière à lui, qu'il brandirait haut. J'imagine son calbute à une hampe.

On s'inscrit dans un local lépreux, meublé d'un vieux compteur électrique. Le papier de tapisserie s'alanguette. Le vilain lion est marbré de plaques brunes. Une ampoule pendouille. J'actionne le commutateur, mais la lumière ne vient pas. Dans le magasin, la désolation est aussi intense, et plus peut-être. C'est vrai que cela renifle encore la naphtaline. Très fortement, même, au bout d'un instant. On visite les penderies qui, naguère, hébergeaient des peaux d'animaux. Vides, à l'exception de toiles d'araignées. Et puis voilà.

— Pas gras, hein ? lamente le Bourru.

— On sent la naphtaline, souligné-je.

— Oui, c'est vrai. Faudrait qu'on susse à qui qu'appartient c'te boutique. E n'a pas fonctionné d'puis des éternités.

— Dans un quartier aussi commerçant, c'est plutôt surprenant, ne trouvez-vous pas, monsieur le commissaire ?

Il marmonne :

— Merci, merci bien, tout en réfléchissant.

— C'est l'verrou qu'est intrigueur, dit-il enfin. Pourquoi fout un machin d'ce calib' pour défendre une boutique pourrie ?

— Peut-être que ce local vide attirait des clodos ?

— J'sus pas t'éloigné de l'croire.

Et v'là qu'il égosille d'une voix de machin :

— Oh, nom d'Dieu d'merde !

Il se penche, cueille quelque chose sur le parquet. Me le présente.

C'est long de deux centimètres, ce fut cylindrique mais ça ne l'est plus. C'est marron d'un bout et noir de l'autre. Bref, c'est incontestablement un mégot de Pinaud.

Je ne réponds pas.

Quelle émotion, ce mégot !

Il symbolise César. Je le vois autour de ce petit déchet pareil à un scarabée desséché, si inoffensif (en apparence, car t'as vu, au Pompon Rouge, hein ?), si tendre et si lointain. Vivant juste ce qu'il faut pour être présent sur la pointe des pieds, Pinuchet.

— Pourquoi qu'ils l'ont amené z'ici ? demande la commissaire Bérurier à son misérable subordonné.

Et ce dernier, modestement, d'hypothéser :

— Parce qu'ils devaient attendre quelqu'un et une voiture pour l'emmener ailleurs.

Agacé, dopé, l'âme empinaudée, je rouvre les penderies qui, sur trois faces, entourent le magasin. Une minuscule idée (mais qui ne demande qu'à grandir, car elle est espagnole), me trottine dans le cigare. Dans les placards à fourrure, il est encore des tringles de cuivre chargées de recevoir les manteaux sur leurs cintres.

Ces tringles sont fixées à un rayon haut placé, ainsi qu'il est d'usage. Sauf une toutefois, laquelle est rivée dans le mur même. Voilà le pitzounet qui m'a chatouillé le sub'. Pourquoi l'une des barres ne correspond-elle pas aux autres ? Y suspendait-on des fourrures particulièrement pesantes ?

Machinalement, je l'empoigne et tire dessus. Juste pour dire. Le flair, toujours le flair. Ça bascule. Ouais, je sais : t'avais deviné. On se connaît trop, que veux-tu ! Comme je ne peux plus changer de style, va falloir que je change de clientèle. Que j'aille me faire traduire en zoulou ou en esquimau gervaisien, reconquérir un public avant de crever. Jamais s'avouer vaincu, merde ! Y a encore les Japonais qui me connaissent mal, et même, c'est pas certain. Et puis p't'être les Touareg du sud, à gauche en sortant du Djebel Mondo, biscotte Hachette a du mal à distribuer là-bas. Quoique… Si je te disais qu'un jour, dans un bled, en plein Niger, j'aperçois tu sais quoi ? Un gusman, à l'ombre précaire d'un palmier, qui vendait des tronçons de canne à sucre et des Santantonio sur un bout de tapis plus percé que persan[5]. J'en ai mouillé mon Éminence, parole, de voir mes polars biscornis par le soleil, avec ces bûches de canne à sucre et l'Afrique tout autour.

Mais je t'reviens au fourreur. Le panneau qui pivote comme certaines lourdes de garages grâce au jeu étudié d'un contrepoids.

Je pénètre dans la penderie ; et de là dans une pièce des mieux meublées, sans fenêtre m autre porte. Probable qu'on a bricolé l'appartement contigu pour ménager cette cache. Le local mesure tout juste trois métrés sur trois. Il est pourvu d'un divan étroit, et de rayonnages s'arquant sous des monceaux de paperasses. Au sol, un poste émetteur de radio. Un téléphone est également posé par terre. Et puis un réfrigérateur grand comme un tabernacle où somnolent des flacons embués. Je cueille quelques papelards, au hasard : il s'agit de tracts maoïstes, prônant la révolution politique, économique et culturelle. Tous les autres documents entreposés dans ce mystérieux endroit sont relatifs à cette doctrine et à son glorieux géniteur.

Le commissaire examine attentivement les textes vigoureux qui clament l'espoir en des lendemains bleus comme des costumes Mao : « Un pour moa, tous pour Mao ! ». Et bravo, monsieur Ségalo !

— C't'une enfigourie politique ? me propose mon supérieur.

— Je crois que vous avez deviné juste, monsieur le commissaire.

— Merci, merci bien.

Il plie un tract en quatre et le coule dans sa pockette.

— J'ai vu tout c'que j'voulais voir, assure le digne homme. Partons, et relourdez comme quand t'est-ce on est arrivés, inspecteur.

Je le suis.

Il est déjà sur le trottoir, étudiant la façade de l'immeuble, lorsque je me rallie à son panachage rouge et violet.

— Allons-y ! décide l'Énergique.

Et il pénètre dans l'allée voisine, c'est-à-dire dans celle qui dessert l'appartement sur lequel est pris le logement secret. D'après notre estimation facile, ce logement est situé à droite, avant la cour.

Il comporte un petit seuil, une porte vitrée à côté de laquelle est accrochée une cage à oiseau où deux perruches se font des mamours.

Bérurier avance son doigt majuscule pour toquer. J'ai un mouvement irréfléchi.

— Gros !

Il se retourne, cramoisi de pas-contentement.

— Siouplaît ?

— Il vaut mieux attendre, on risque de carboniser le coup.

— J'vs'en prille ! lâche-t-il comme un jet de vapeur.

Et, conscient de ses prérogatives, de sa responsabilité ; fort dé son instinct, il frappe vivement le carreau.

Derrière, y'a un rideau tricoté, d'un blanc sale, ou d'un gris propre, au choix. Le rideau remue un peu, puis une voix chevrote quelque chose sur un ton d'invite et le Mastar pousse la porte.

Madoué, quelle odeur ! Ça pue la morue frite dans le secteur. C'est sombre, encombré, sale, et probablement visqueux. Un vieillard n'ayant plus que peu de cheveux et d'années à perdre se morfond dans un fauteuil d'osier dont on devine qu'il est rude malgré des coussins plats comme des crêpes. Le digne homme porte un pantalon de velours, une veste de bleu de travail ravaudée, par-dessus une accumulation de tricots, des pantoufles fourrées, et une maladie de Parkinson à changement de vitesse qui fait geindre son siège comme le vent une girouette.

— Salut, mon brave, fait le Jovial. Ça va la santé ?

— Hiééééééé ! répond le vieillus.

— Eh ! tant mieux, riposte Bérurier. V's'êtes tout seul ici ?

— Acccrrrrrr ! assure l'homme aux - castagnettes - en - guise - de - dents.

— Dans combien de temps ? insiste le Faramineux, lequel semble parfaitement apte à causer le gâteux méridional.

— Plllloooooo ! explique le perroquet déplumé en parkinsant de plus moche.

— Eh ben, en ce cas, si vous l'permettriez, on va jeter un coup de périscope à vot' masure, cher m'sieur. On est les empoilyés des Eaux et Forêts chargés de contrôler les baignoires.

Cessant tout dialogue, n'importe l'intérêt qui s'en dégage, Alexandre-Benoît se met à visiter l'humble logis. Deux pièces, pas davantage : une cuisine-salle à manger-salon, et une chambre à coucher insalubre, that's all !

Il sonde les murs, palpe le papier.

Force nous est d'admettre que le petit local en forme d'oubliette appartenait primitivement au magasin et non à ce pauvre appartement de pré-agonisant.

— Voilà, on va vous laisser, Pépé, lui déclare le commissaire Bérurier. Enchanté d'v's'avoir connu, et bonne continuation.

A quatre mètres vingt-deux de la boutique de fourreur maoïste, se trouve une épicerie.

Ce commerce de première nécessité est tenu par une solide matrone moustachue, riche en poitrine, et qui a dû se mettre du rouge à lèvres pendant que son bonhomme la calçait en levrette vu qu'au lieu de l'avoir sur la bouche (pas le mari, le rouge à lèvres) elle l'arbore sur la joue mais après tout, elle a peut-être agi de propos délibéré à cause de sa moustache.

— « Chère Maâme, s'aventure le Dodu, serait-ce t'il un effet de vot' bon thé de me dire à qui qu'appartient la fourrurerie d'à-côté, sans trop vous déranger ?

La gravosse a le cheveu noir et mousseux, le nez en bec de toucan (thamon), et le regard comme deux ventouses à déboucher les éviers.

Elle englobe le Mastar dans la fange de sa considération et fait :

— De quoi me mêlé-je ? Pourquoi vous voulez le savoir à qui elle appartient le magasin ? Vous voulez-t-il l'acquisitionner ? Ce serait une brave idée, que j'en ai ma claque de cette pouillerie, à force, des années de promiscuitance que ça fait minable une boutique pareille. Et qu'est-ce vous y monteriez-t-il comme commerce ? Quéque chose d'élégant, j'espère ? Une poissonnerie, ou une fromagerie non ? Que si c'est une fromagerie, moi j'arrête de faire le fromage, pas vous concurrencer. A qui elle appartient ? Elle appartient à personne. Enfin, positivement, puisqu'il s'agit de quelqu'un qu'a hérité et qui vit aux antipostes positivement puisqu'il habite aux îles. J'sais plus lesquelles, mais pas la porte à côté. Des îles avec des vrais nègres et des dattiers, peuchère. Et là que la datte pousse, c'est toujours à dache. Des nègres, on en a plein Marseille, mais des vrais dattiers, tu peux toujours courir. Le monsieur en question, je l'ai jamais vu, je ne sais pas son nom, c'était juste un neveu à ce pauvre monsieur Blumensteinfitchsolberg que les Allemands ont écrémé pendant la guerre avec sa pauvre dame qu'était si gentille bien que polonaise. Il n'avait qu'un neveu comme parenté et qu'est installé aux îles. Et alors, depuis, on n'entend plus causer de rien, et ce magasin tombe en vicissitude, bonne mère ! Le Notaire devrait s'en occuper. C'est Maître Glandaille, rue Paradisss. Il…

Elle continue de jacter entre ses cageots, massant son opulent balcon pour faciliter l'admission de l'oxygène. Nous, on s'esbigne en souplesse sans seulement qu'elle s'en aperçoive, la chère épicemarde, attentive qu'elle est à sa laitue peu chère qu'a tendance à faner, et dont elle arrache une feuille jaunie de temps en temps, avec une grande détresse de femme qui épluche son capital.

* * *

N'est point là, Me Glandaille. C'est son Principal qui nous accueille. Si j'faisais des calembours éculés, je te dirais qu'on va pouvoir tirer la chose au clerc, mais je déteste la facilité et, de surcroît, je suis très peu homophile. Le clerc, bien que marseillais pur fruit, n'a pas l'air marrant. La basoche a encore des conséquences parapluiques. Et tu jurerais un pébroque angliche, le Principal, de ces parapluies qui servent de cannes aux melonneux de la City.

Le magasin de feu Blumensteinfitchsolberg ? Fectivement, il a été hérité par un neveu installé à Nouméa, un certain Trombinovitch-Durand qui fait dans les mines. Ce qu'il y fait n'est pas précisé dans la chanson, quant aux mines, il doit s'agir de nickel, si mes connaissances géographiques restent à l'aplomb de Vénus.

— Cette boutique est donc inutilisée depuis la guerre, maître ? questionné-je.

Le commissaire Bérurier me rappelle à l'ordre :

— V'z'en prille, inspecteur !

Mais il est trop tard, le Principal répond déjà :

— Absolument. A différentes reprises des commerçants du quartier nous on fait des propositions d'achat, nous avons transmis ces offres à M. Trombinovitch-Durand qui ne nous a jamais répondu. Il fait virer des fonds annuellement sur un compte destiné à couvrir les frais du local : impôts, électricité, etc. Mais il n'a jamais répondu à nos courriers.

— Intéressant, dis-je. Pouvez-vous me communiquer son adresse là-bas ?

— Inspecteur ! Quoi, merde ! s'offusque le commissaire, brusquement débordé sur sa droite alors qu'il est loin d'être neuf heures.

— Je n'ai fait que vous éviter la question, monsieur le commissaire.

— Merci, merci bien. Fectivement, l'adresse de ce gazier m'intéresse.

On nous la donne.

Nantis d'elle, nous prenons un grand congé.

* * *

Pourquoi le pastis paraît-il meilleur à Marseille qu'à Paris ?

C'est la question que me pose Bérurier à la terrasse de ce café paisible où nous sommes venus nous abattre, tels deux bébés phoques sur une banquise.

Je lui réponds par une autre question, légèrement plus en rapport avec l'affaire :

— Qui a décidé d'utiliser ce magasin pour servir de P.C. à un groupe maoïste ?

Il a la répartie qui convient :

— Bé : des mazoïstes, parbleu !

Mister of Lapalisse n'aurait pas trouvé mieux.

Mon sourire ironico-sardonique l'agaçant, mon commissaire développe sa pensée comme une pièce de drap sur un comptoir.

— Ce magasin est fermaga depuis la guerre, tu juges ? Des petits rigolos du quartier s'en sont aperçus et ont pigé qu'y pouvaient s'en servir en loucedé. C'tait idéal ; en cas de grabuge, ça n'laissait point d'trace. Y doivent v'nir la nuit pour manigancer peinard, sans attirer l'attention de quiconque ni d'personne.

— Votre argument se défend, monsieur le commissaire.

— Merci, merci bien. Oui : y's'défend admirab'ment, faut avouer.

— Quelle drôle d'affaire, non ?

— Pas banale ; pour ma première d'commissaire, j'sus servi.

Je pars à la résume, suivant ma bonne vieille habitude. C'est toujours utile de récapituler. Ça permet d'apprécier l'édifice, la manière qu'il s'élève harmonieusement.

— Une lettre anonyme postée de Londres avertit qu'il va se passer quelque chose au Pompon Rouge. Et il se passe quelque chose : quatre voyous armés viennent y buter quelqu'un, mais Pinaud et moi les neutralisons. Ces quatres garnements se sont évadés de la prison de Nîmes et ont trouvé refuge dans un établissement appartenant à la secte des New Sun Brothers.

« Notre « intervention » accomplie, nous sommes filés par une garce en manteau d'ocelot. Pinuche s'en aperçoit, décide de la filer à son tour, mais se fait kidnapper. On l'emmène alors pour commencer dans un magasin désaffecté servant de P.C. à un groupuscule politique. Après quoi, on m'avertit que j'aurai à me tenir prêt pour une rencontre à 9 heures, ce soir. Notre enquête nous révèle qu'une certaine Jehanne Seymour…

— Non, ça c'est pas notre mais MON enquête ! proteste Bérurier, j'aimerais qu'on rendisse à César c'qu'appartient à Jules, merde. Les couvertures, les marrons, trop faciles d'les tirer t'à soite ! C'est uniqu'ment moi, commissaire Bérurier, qu'a dégauchi l'nom et l'adresse de la dame en question. J'permettrais pas qu'on y touchasse.

— Je suis confus, monsieur le commissaire, ce pluriel était un euphémisme.

— J'aime pas les z'œufs faits mistes, inspecteur. Continuez !

— Merci de votre indulgence, monsieur le commissaire… Qu'une certaine Jehanne Seymour avait depuis plus d'une semaine réservé une table au Pompon Rouge. Plein feu sur elle, donc. Si moi, j'avais été commissaire avant toute chose j'aurais foncé à Nice pour contacter cette dame, mais, devant me plier aux ordres de mon supérieur…

Le Gros me saisit la main.

— J'aime pas, tranche-t-il. Oh là là que j'aime pas ! Le persiflage, j'peux pas tolérer, c't'inadmissib'. La France part en couillé à cause de ça : le persiflage de tout un chacun envers les valeurs sûres. Slave dit, j'vas vous répond', inspecteur, à propos des motivances qui m'ont introduit d'agir ainsi. A Nice, la dame a une adresse fixe, banco ? On est toujours à temps d'y rend' visite. Y'avait plus pressé, et c'plus qu'pressé on l'a fait en découvrant l'endroit qu'les quat'z'évadés avaient réfugié et l'local qu'on a am'né Pinaud. Si v's'estimez qu'c'est du temps perdu, c'est qu'v's'avez un papier-tue-mouches à l'endroit du cerveau et j'vois vot'avancement v'savez z'où, inspecteur ? Dans les chiottes, av'c beaucoup d'merd' par-dessus !

« Allez, payez c'te tournée et suvez-moi sans ram'ner vot' grande gueule qu'autrement j'd'mande vot' permutation dans les Cévennes.

Courroucé, il se lève tandis que je carme le taulier.


C'est pas un facile, le commissaire Bérurier.

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