— CHAPITRE HIDEUX —

— Ça y est : je viens de m'en planter une, il me fait comme ça, l'Extasié. Tu la vois pas ?

Et de me produire un orifice malaisé, aux teintes sournoises et mouvantes, encombré d'aliments mastiqués, de brins de tabac, de mauvais dentier exécuté au rabais et d'expectorations non expectorées.

Je détourne mon regard de cette sanie.

Assure formellement que je n'aperçois rien qui ressemble à une arête et qu'en tout état de cause une bouchée de mie de pain aura raison de l'intruse.

Cher Pinuche ! Frêle émanation humaine, si tendre et si apitoyable…

Je ressens une immense tendresse pour mon pote le gisant. A travers sa radote, on devine une intelligence affirmée, mais qui vacille un peu comme la flamme d'une chandelle dans un courant d'air. Sa conversation est aussi fastidieuse que la lecture d'un horaire des chemins de fer de la Mongolie extérieure ; sa figure plus grise que le linge d'un hôtel bulgare de dernière catégorie ; son regard aussi intense, aussi dru qu'un yaourt renversé dans une assiette à potage ; ses traits plus flous que la radiographie d'un invertébré. Et pourtant, oui, pourtant, César Pinaud possède une forte personnalité. Il s'affirme comme le talent de Seurat, à travers des grisailles judicieuses, des opacités mouvantes, des ombres dont le mystère a de l'éloquence.

La bourride du Pompon Rouge n'a pas volé sa réputation. Bien que riche en ail, elle recèle des subtilités enchanteresses dont mes papilles sont éblouies.

L'établissement est agréable. C'est la boîte à poissons marseillaise typique, avec des fresques marines peintes à cru sur les murs et doucement voilées de filets de pêche. Un énorme béret de la Marine Nationale, au pompon lumineux, justifie l'enseigne de la maison. Celle-ci ne comporte qu'une dizaine de tables et toutes sont occupées. L'on y détecte du touriste averti, de l'homme d'affaires phocéen et quelques couples d'amoureux auxquels le lit ne fait pas oublier la table.

Ça bouillabaisse et bourride donc à tout-va dans des fragrances d'ailloli, tandis que le « Cassis » coule à flot et que des éclats de voix riches en métaphores réussissent à chanter malgré leur chargement de points d'exclamation.

L'Ineffable lutte toujours avec son arête, la mie prescrite n'étant pas parvenue à l'en débarrasser. Du pouce et de l'index opposés en tenaille, il fourrage dans sa bouche, inlassablement.

— Tu devrais aller faire ça aux chiches, lui conseillé-je, en constatant qu'il devient le point de mire des convives ; peut-être que face à une glace tu aurais davantage de réussite ?

A quoi il m'oppose que « comment veuillé-je qu'il puisse apercevoir dans une glace quelque chose fiché dans sa bouche alors qu'il n'a pu voir ce quelque chose à bout portant dans son assiette ? »

C'est pertinent, mais la décence oblige et, sur mes instances, il s'éclipse.

Depuis une bonne plombe que nous sommes installés au Pompon Rouge, j'ai eu le temps d'examiner la clientèle. Celle qui est déjà partie, comme celle qui vient d'arriver. Tout le monde me paraît du meilleur aloi.

Alors, moi, San-Antonio, homme de grande réflexion, je me demande si quatre motards, deux DS avec chauffeur et un Mirage 20 et son équipage n'ont pas été mobilisés uniquement pour que Pinaud vienne se foutre une arête de poissecaille dans le corgnolon. M'est avis que le Vioque a pris cette lettre anonyme un peu vite au sérieux. Il aurait demandé à la P.J. marseillaise de dépêcher ici l'un de ses représentants « à toutes fins utiles », la République Française, Deux et Divisible, aurait réalisé une gentille économie, sans parler de l'essence qui continue de grimper !

Je rêvasse en savourant ma bourride. Un type morose, flanqué d'une épouse obèse, lit le journal pendant que sa gonzière empiffre[1]. Comme il ligote la dernière page du baveux, je peux, moi, lire les titres de la première. Et ça me croqueville le moral, tout ça, ces cons, la manière qu'ils bricolent la France, le monde depuis pas mal de temps. La façon assassine de gérer et de laisser faire. Cette faillite imbécile, pour une poignée de nœuds en belliquance, merde ! Que c'est pourtant pas faute que j'leur crie casse-couille, mézigue, du haut de ma tribune en caisses à savons, depuis tant d'années déjà : tu peux les reprendre, relire, c'est écrit dedans, tout bien, exactement comme ça s'opère. Et la suite aussi, si t'es pressé. Tout bien, jusqu'au bout final, inéluctable. Avec leur naninana à la gomme, tas de raclures miséreuses. Oh, Dieu, tous ces incapables qu'ont voulu capable et puis voilà, et puis ça y est !

Les rois des cons, tu veux savoir ? Armstrong et ses potes ! Revenir de la lune quand on a la chance de pouvoir y aller ! Faut en avoir une couche ! Ils ont belle mine à présent, les cosmonouilles de mes deux côtes à briffer leurs hamburgers entre deux Coca ! Moi, j'aurais eu leur chance, comment je leur tirais un bras d'honneur aux dégourdis de la Nasa, de là-haut, au moment de la remise à feu. Go home ? Tiens, fume ! A moi la mer des Sérénités, en échange, je leur faisais cadeau de l'Atlantique, du Pacifique, du lac du Bourget, tout le chenil ! Comment je me naturalisais lunien ! Même que je n'aurais eu d'autonomie que pour deux trois jours, ça valait la peine de les envoyer chez Plumeau, les terre-à-terriens ! Je me filais en boule dans mon petit cratère et je regardais le clair de terre, peinard, en pensant à leurs cosmiques conneries auxquelles je venais d'échapper. Oh, mince, j'en frissonne du baba à imaginer ce formide instant de complète liberté, de solitude réelle. Ça, Armstrong, si un jour je le rencontre, il peut compter que je me déculotterai, pour lui montrer la lune une dernière fois.

Et voilà que, tandis que je gamberge, la salle s'assombrit. Pourtant il faisait un soleil à tout casser sur le Prado quand je suis arrivé. Tu penses que c'est le mistral qui rabat des nuages ?

Je regarde en direction de la rue, et j'avise que le rideau de fer du magasin est en train de descendre. Il est déjà à moitié baissé. On ne voit personne, mais on perçoit le grincement de la manivelle.

Les conversations s'arrêtent. Les gens se dévisagent. Tiens, on ne voit plus de loufiat dans la salle. Y ne reste plus que le patron derrière sa caisse. Un belle tronche, ce gusman : deux cent quarante livres de graisse et des mentons gigognes. Lui aussi, il regarde descendre le rideau. Des gouttes de sueur grosses comme des larmes de tentures mortuaires lui goulinent sur la frite. Je pige la raison de sa passivité, en découvrant quelqu'un derrière son dos (ou devant, selon l'idée qu'on se fait de la chose). Il s'agit d'un jeune gars frisé, vêtu d'un maillot rayé de mataf, comme les deux serveurs du restaurant, et coiffé d'un béret à pompon. Probable qu'il a dû dire ce qu'il fallait au taulier, car celui-ci ne bronche pas davantage qu'un crapaud naturalisé.

Maintenant, la salle du restaurant n'est plus éclairée que par les rais de soleil filtrant à travers les interstices. Un moment s'écoule. Et les vrais loufiats radinent des cuisines, ainsi que la femme du restaurateur arrachée à ses fourneaux avec ses deux aides. Trois autres jeunes gens vêtus identiquement aux serveurs conduisent cet étrange troupeau.

Un grand type chauve et distingué à cause de sa calvitie et de sa Légion d'honneur se dresse à une table et lance d'une voix qui ne frémit pas :

— Eh bien, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie ?

L'un des garçons s'approche de lui et le gifle si fort que le bridge de l'interpellateur choit dans sa coupe Melba.

— Assis ! ordonne le jeune homme.

C'est ça qui est troublant, surtout : la jeunesse des intrus. Ils ressemblent à des étudiants venant faire du suif chez monsieur le recteur.

Le même gars s'approche de ma table, en braquant sur moi une pétoire longue commak et large de ça.

— Les bras en l'air, poulet !

Poulet !

— Vite, ou tu es mort !

Son regard dit le reste. J'y lis que, non seulement il est capable de m'allonger, mais qu'il a envie de le faire. Alors fissa, je cramponne les nuages et cet aimable jeune homme, d'un geste preste, rafle mon ami tu-tues fiché dans ma ceinture.

Un grand silence succède à l'opération. Le personnel est maintenant rangé contre le comptoir. La mamie tambouilleuse claque des chailles. Les convives ressemblent à des statues et moi, le vigoureux San Antonio, je me fais l'effet d'être un aspirateur oublié dans le grand salon au moment où les invités rappliquent. Drôle d'instant. Très au fond de mon mental, il y a cependant une confuse jubilation, à constater que le Mirage 20 n'a pas été frété pour rien.

Autre détail étrange, les quatre « terreurs » se ressemblent. Peut-être à cause de leur accoutrement qui les uniformise ? Et également du fait de leurs âges identiques. Ils font un peu hippies, mais ce ne sont pas des hippies.

Comment ont-ils su que j'étais un flic ? Cela se lit donc sur mon altier visage ?

Celui qui se tenait derrière le patron abandonne la grosse gonfle à son avachissement. Il s'empare d'une corbeille à pain, la vide de son contenu et la secoue pour la débarrasser des miettes.

— La quête ! annonce-t-il. Tout le monde prépare son flouze et ses bijoux. Pas de resquille, sinon ce sera une praline dans la tronche.

Il ouvre le tiroir-caisse et se saisit de l'argent qu'il contient. Après quoi, le gars s'avance dans la salle, sa corbeille brandie. Docilement, les clients remettent leur argent, et les clientes leurs bijoux. L'opération s'opère dans un silence quasi religieux, à peine troublé par le tintement des objets déposés dans la corbeille.

La rumeur grondante de Marseille continue à l'extérieur, feutrée par le rideau de fer. Soudain, le téléphone retentit, aigre et strident dans ce recueillement général.

Machinalement, le gros taulier va pour bicher le combiné. Un sérieux coup de crosse lui fait retirer sa main.

Alors, le quêteur décroche.

Pompon Rouge ! annonce-t-il.

Il écoute un instant. Il dit « Oui », puis ajoute : « Vous faites erreur. » Et coupe la communication, mais sans reposer le combiné sur sa fourche, laissant ainsi l'appareil décroché.

L'un de ses copains sort un sac en plastique à l'enseigne d'un grand magasin et le tient ouvert devant le type à la corbeille. Celui-ci vide son butin dedans et jette la corbeille par-dessus le comptoir.

Derrière le rade, y a plein de photos d'artistes et de sportifs, entre autres celle d'un ancien boxeur à la garde hermétique qui paraît contempler le rodéo par-dessus ses gants d'un œil méchant.

Moi, je me demande où Pinuche en est avec son arête. Je redoute qu'il débouche inopinaudement et ne morfle les prunes d'un petit nerveux.

Et puis, je me dis aussi que cet amphigouri n'est pas clair. Pourquoi la lettre anonyme s'est-elle référée à des meurtres pour prévenir qu'un simple hold-up de troisième zone allait s'accomplir ? Je pige mal la trajectoire.

Les quatre vauriens sourient en contemplant la salle. L'un d'eux croque des radis puisés dans un ravier, et le bruit de sa mastication devient insupportable.

— Alors ? fait un des mousquetaires en maillots rayés.

— Ben voilà, dit le quêteur.

— On se taille ?

— On pourrait p't'être casser une graine avant de partir ? suggère le mangeur de radis roses.

— C'est vrai, on pourrait, convient l'un de ces copains.

Il s'empare d'une demi-langouste sur la desserte réfrigérante et se juche sur le bar. D'une main il garde son flingue braqué, de l'autre il dévore la langouste comme on mange une pomme sans l'éplucher.

Des bribes de crustacé pleuvent autour de lui. Ses copains l'imitent. C'est à qui piquera des denrées sur la desserte tentatrice. Des charcutailles, des crevettes bouquets, des pâtisseries… Ils vont de table en table, raflant les bouteilles et les finissant en buvant au goulot. La vraie scène soudarde.

« Bon, me fais-je, et ensuite ? »

Car je devine bien qu'il va y avoir un « ensuite ». S'ils s'attardent, c'est pas pour le plaisir, contrairement à ce qu'ils veulent faire accroire. Leurs basses crapuleries obéissent à une motivation.

Ils bouffent et boivent.

Et puis le gars à la langouste déclare, après un ou deux rots voulus :

— Baouff, ça va mieux. Pourquoi y aurait que les pleins-au-pèze qui se gobergeraient ?

— C'est juste, pourquoi ? reprend un de ses copains.

Tu croirais du théâtre d'aujourd'hui : les gonziers, sur scène, qui se causent de profil, lâchant une réplique de temps à autre, à côté de la question, ou bien d'une banalité scientifiquement affûtée. Comme ça, le théâtre nouveau : incohérent. Ça veut dire autre chose que ce que ça dit, si tu me suis bien. On cause à travers les mots, n'importe comment en apparence, mais te goure pas, c'est chargé de message jusqu'à la gueule et t'es un con si t'oses bâiller. T'as un acteur, y regarde par-dessus la rampe et y dit :

— Oh ! la belle mer toute bleue.

Et un autre paf reprend :

— Une belle-mère n'est pas bleue, mais verte, surtout quand elle est morte.

A quoi, le premier objecte :

— Mais la fleur de ses viscères partis pour l'infernale dérive ?

Et le deuxième rengracie :

— C'est vrai, j'oubliais le doux clapotis de sa décomposition.

Moi, un jour, je t'en écrirai une, de pièce moderne. Avec un texte vachetement fort et tellement hermétique que tu pourras jamais l'ouvrir, fût-ce avec un chalumeau oxhydrique. J'intitulerai ça « Poil au temps » et ça commencera par un type en train d'épouser un établi en secondes noces. Et là-dedans je raconterai ce que je raconte ici, mais chiamment, que ça porte.

Bon, mes quatre lascars-voyous font un peu de texte de manar qu'a pas digéré son Petit Livre Rouge et qui gaichise à cote de ses pompes. Au bout de quoi, le mangeur de langouste s'écrie :

— Ils ont vraiment de sales gueules, ces bourgeois, non ?

— Pour sûr, exclament les autres.

— On devrait s'en payer un avant de partir, non ?

— Bonne idée.

Dedieu ! Y'a des coliques en partance, mon neveu ! Voyant que ça tourne à la pure dramaturgie, les convives prennent des teintes jaspées. Le taulier ressemble de plus en plus à un tas de mentons empilés sur le rade. Sa cuistaude balbutie des prières au beurre des Charentes et puissamment aillées-fines-z'herbes. Le décoré qui naguère voulut dominer la situation pique un sprint à travers les méandres de sa dignité.

— Allons, messieurs, mes jeunes amis, voyons, ressaisissez-vous !

Un malfrat lui va contre.

— Lui ? il demande aux autres. Il nous les casse avec son claque-merde et sa légion d'honneur.

Ses potes hochent la tête.

— Moui, why not ? A moins qu'y fasse voir son cul par modestie, pour racheter sa grande gueule.

Le copain trouve l'idée à son goût.

— Tu vois, camarade, dit-il au décoré, c'est généreux de notre part, une telle proposition : le rachat simplement en baissant ton froc.

Il appuie le canon de son flingue sur la tempe du mec.

— Vas-y, mon père !

C'est pas la rosette, mais le poireau qui lui conviendrait, au vieux chnock, tellement il est verdâtre.

— Mais, monsieur…

— Un ! se met à compter le garnement… Deux !

— Oui, oui, tout de suite.

Et le pauvre monsieur dégrafe presto son bénouze.

— Pose-le !

Le monsieur désenjambe son grimpant.

— Slip !

— Hein ?

— Un… Deux…

— Oui, oui, tout de suite !

Le légionné enlève un chouette calbute pur fil de chez les Trois Suisses.

La dame qui déjeunait en sa compagnie, et qui devait être une collaboratrice (joliment attifée mais un peu cognée, la personne de confiance, quoi ; celle qui sait le chiffre du coffiot, l'endroit où l'on remise la fausse comptabilité et les personnes à qui il faut répondre que Monsieur n'est pas là), détourne les yeux.

Une vieille bibite grise brimbale sous la brioche du monsieur.

— Grimpe sur la table, monsieur ! Que tout le monde admire ta couette de caniche. Allez ! Hop !

Et le pauvre type escalade sa chaise, puis la table.

Son tortionnaire s'adresse à ses complices :

— On le bute quand même ?

— Non, répond le plus grand, il a une trop petite queue.

— Bon, alors qui on descend, celui de ces messieurs qui a la plus grosse ?

— Vouais, on pourrait !

J'écoute tout ça et je me sens une boule de flamme à travers le corps, comme si j'avais trop becté d'arissa avec le couscous. Je voudrais bondir, leur propulser une chaise à travers la gueule, à ces petits misérables. Seulement je sais que ça déclencherait un carnage. Ils commenceraient par m'aligner, mais ils ne s'arrêteraient pas à mon décès et, saoulés par la situation, ils bigorneraient tous azimut.

Dans les moments les plus tendus, y'a toujours le déclic qui rompt l'insoutenable malaise. En l'occurrence, c'est le bruit étouffé d'une chasse d'eau.

Et voilà César Pinuche qui radine, le menton sur la poitrine, achevant de rajuster ses bretelles à des boutons dont la décousance l'inquiète.

Il relève la tête, surpris par le silence ambiant. Découvre la scène et les bras lui tombent.

— Qu'est-ce que c'est que ce machin ? demande un des mecs.

Il s'approche de Pinuche et recoiffe sa mèche aussi grise que rebelle à l'aide du canon de son pistolet.

— Alors, on est allé faire sa grosse, grand-père ? demande-t-il.

Tu penses que la vieillasse ne va pas rater l'occasion de jactasser.

— C'est-à-dire je me suis rendu aux lavabos pour une arête qui me restait plantée là, et puis…

— La fin, l'occasion, l'herbe tendre, t'en as profité pour déféquer, n'est-ce pas, l'ancêtre ?

Il demande à ses camarades :

— Je le rectifie ?

— Pas lui, s'écrie un type, ce serait trop de son âge.

Le vilain donne une bourrade à Pinuche, l'obligeant ainsi à s'asseoir sur le chariot à fromages.

— Alors, qui ?

T'imagines bien la scène, l'Engourdi ? Ces gens morts de peur, le P.D.G. cul nu sur la table, Pinaud assis dans les Saint-Nectaire et autres Reblochon. La taulière qui se met à bédoler, tout debout près de ses marmiteux. Et le gros patron liquéfié qui se découvre un menton supplémentaire encore jamais homologué jusqu'à ce jour néfaste.

— Écoutez, les gars, fait le tourmenteur du légionné, on ne va pas rester en compagnie de ces veaux jusqu'à la saint Trou. Ils commencent à me déprimer. Et puis ils puent. On s'en fait un ou on ne s'en fait pas un ?

— On s'en fait un, récrient bien fort les trois autres.

— Banco ! En se référant à quel critère ? Celui qui a la plus grosse bite ?

— Ah, non, ça ôterait toute chance aux dames.

— Le plus vieux ?

— Ce ne serait pas marrant.

— Le plus jeune ?

— Ce serait immoral.

— Le plus vilain ?

— On aurait trop de mal à départager les exéquos !

— Le flic ?

Ils me regardent. Tout le monde me regarde. Les bandits d'un air de doute, les clients d'un air d'espoir.

— Ouais, bien sûr, y'a le flic. Mais enfin, quoi, c'est son métier de se faire tuer, non ? Dans son job, ils finissent tous par avoir la légion d'honneur à titre posthume.

Rires.

J'essaie de me contenir encore.

Mais c'est une question de tempérament, que veux-tu ! Quand un lavabo est plein, si le robinet n'est pas fermé à temps, l'eau déborde. Moi, le robinet en crache de plus en plus fort. Pas moyen de me contrôler.

— Écoutez, les enfants, je lance d'une voix glaciale, cessez de finasser et tuez qui vous êtes venus tuer !

Lala, ce brounche ! Il vient de marquer un point, le Sana. De toute beauté. Et pas sur pénalty, espère ! Mes quatre zéphyrins sont nettement ébranlés. Ils ont un flottement. Et puis le dégusteur de langouste reprend la barre :

— Qu'est-ce qui t'arrive, poulet ? Tu fais du texte pour te rendre intéressant ?

Et à ses complices :

— Il se prend pour Belmondo, cet enfoiré, non ? Je crois qu'il n'y a plus à hésiter. Il a gagné le canard. A toi la prime, Ducon !

Et il allonge le bras pour me flinguer. Vraiment pour me flinguer. C'est net, certain. Son œil ne trompe pas. Le canon de son feu cherche mon cœur.

Un badaboum terrific retentit.

Je vois mon gars, en face de moi, avec une grosse tache rouge au beau milieu du front. Son regard a disparu. Son flingue choit, et puis lui aussi, en travers d'une table, concassant la vaisselle. Des cris partent de partout à la fois. Des valdas crépitent dans ma direction. Heureusement, j'ai plongé. Pas pour m'abriter, pour permettre à Pinuche d'arroser encore, sans risquer de le gêner. Et il flingue, César. Posément, tranquillement, comme à la Foire du Trône. Un œil fermé. Poum ! Poum ! Poum ! Entreprise de démolition. Ce qui sauve tout, c'est la méprise. Les trois autres lavements se trouvant derrière leur copain seringué ont cru que c'est bibi qui l'avais effacé avec un second feu. Alors c'est sur moi qu'ils ont pointé leur artillerie. Ce qui permet à Pinuche de cartonner à son aise, avant que les autres malpropres reviennent de leur erreur.

Le pralines giclent drues autour de moi. Je chope la pétoire du gars mort au moment où ils cessent de me viser pour tirer sur Pinaud. J'écris « ils » avec un « s », j'ai tort, car y'en a plus qu'un de valide. Les deux autres gesticulent mollement entre les tables. Voilà, j'ai le composteur en main. A mon tour de faire un geste pour la santé de la Vieillasse. Brang ! brang ! Deux valduches ! Merci, m'sieur. Le dernier plaisantin s'écroule. A bord, la confusance est tellement indescriptible que je vais pas me faire tarter à te la descripter. Ça glapit moche, ça bouscule.

— Stooooop ! hurlé-je. Que personne ne bronche. Pinaud, veille à ce que quiconque ne quitte la salle !

Le P.D.G. se caresse Coquette en branlant le chef également. Il dit qu'il a pris une balle dans le bas de son veston, à quoi je lui rétorque qu'il aurait pu la bicher ailleurs, bien que la cible soit minuscule.

— Du calme, mesdames et messieurs ! je tonne. Personne n'est blessé ?

Ils s'entre-regardent, se palpent. Non : personne n'a été touché. Le vrai miracle ! Simplement ma table est criblée de balles ainsi que le parquet, alentour, plus une glace au fond, près de la patère, qui a fait des petits.

Je me penche sur les quatre garnements. Excepté un qui fait encore semblant de respirer, ils me semblent parfaitement défuntés. Dedieu, quelle hécatombe !

Je suis tout ahuri, tout sonné. Indécis, moi l'homme des décisions. Au point que je fais une chose inhabituelle : je chope le combiné qui pendouille toujours au bout de son fil, et compose le numéro du Vieux.

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