Elle est gentille, cette marchande. Une vieille mémé rieuse, joyeuse, pleine de vie et de contentement intérieur. Elle vend des modèles réduits de saint Ignace d'Aïolli, qu'on voit sur son rocher, en train de se couper la bite pour donner à manger à un albatros exténué.
Elle brade aussi des opuscules racontant toute la vie édifiante du saint. Comme ça n'est pas très épais, je lui en achète un.
Pendant qu'elle cherche de la mornifle dans la poche ventrale de son tablier, je murmure, en désignant l'homme aux sucettes :
— Il est rigolo, ce type, avec son gibus et sa barbe.
— Ah ! le père Moïse ?
— Vous le connaissez ?
— Boudi, ça fait vingt ans qu'il est là ! C'est un vieux juif mais très gentil.
Pas raciste pour un rond, la marchande.
— Il fait pas beaucoup la retape avec ses sucettes.
— Non, faut dire qu'il n'y a pas longtemps qu'il en vend. Avant, il faisait les dixièmes de la loterie.
Mon intérêt, éteint par la première partie de l'entretien, renaît de ses cendres.
— Avant quoi ?
— Ses misères…
— Quelles misères ?
— Le pôvre, à trois reprises, des voyous lui ont tout volé sa valise de billets. Si bien qu'il a été ruine. Y a bien de la vermine, sur cette terre, té !
— Ça, oui, pour y en avoir, y'en a, approuve-je. Et alors, comme ça, il s'est reconverti dans la sucette ?
— Comme vous voyez. Mais quand on a fait le dixième pendant vingt ans, la friandise, c'est déroutant.
Je cramponne ma monnaie et m'approche du vieux au gibus. Il est stratifié par l'âge, le père. Ses rides paraissent avoir été sculptées au burin, si tu me permets ce métaphore hardie. Sa bouche marmonne à vide des choses indiscernables dont il ne paraît même pas avoir conscience.
Je l'aborde gaiement :
— Alors, père Moïse, ça va la vie…
Son regard indécis se ramasse pour me considérer. Il a un léger sourire.
— Oui, oui, il dit.
— Et la sucette, ça se vend bien ?
— Pas des mieux.
— Vous avez vos clients, tout de même, j espère ?
— J'en ai, oui.
J'examine son pittoresque éventaire. Ces sucreries qui pendouillent au bout de leur fil de nylon et qui évoquent l'enfance gourmande détonnent à côté de ce pitoyable personnage digne mais quasi en loques.
— Y'a pas longtemps que vous vendez des sucettes, n'est-ce pas ? Auparavant, vous faisiez dans le dixième de loterie ?
Là, il s'anime. La loterie, ça représente une grande partie de son passé. Il a des souvenirs.
— J'ai vendu six fois le gros lot, me dit-il d'une voix fêlée, à l'accent yiddish.
— Eh bé, vous étiez un porte-veine.
— Seulement, la veine, elle n'était pas pour moi.
— J'ai su que vous avez été cambriolé à plusieurs reprises ?
Il n'est pas surpris que cet inconnu soit au courant de ses déboires. Les très vieux ont ceci de commun avec les très jeunes, c'est qu'ils acceptent la vie telle qu'elle se présente, sans chercher à l'identifier.
— Des bandits, murmure-t-il, le monde périt par les crapules.
— Et vous avez donc abandonné la loterie ?
— Je n'étais plus de force à lutter contre les blousons noirs.
— Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de vous lancer dans la sucette ?
— Oh, c'est pas une idée de moi. J'ai horreur des sucreries, à cause de mon diabète.
— C'est une idée de qui, alors ?
— Un monsieur que je connais. Il m'a proposé de vendre des sucettes pour lui. Il me laisse un bon bénéfice. Si j'en vendais plus, je ferais une bonne recette, enfin, je vis quand même.
— Donnez-m'en deux.
— Choisissez…
J'en prends un très grande et une moyenne.
— Comment s'appelle le monsieur pour qui vous travaillez, père Moïse ?
Je m'entends lui demander ça, et je trouve ma question franchement incongrue. Lui aussi d'ailleurs. A preuve, il reste un moment sans réponse, détachant les deux sucettes avec application. Et puis il laisse tomber de sa barbe :
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai un bon ami à moi qui fait aussi dans la confiserie foraine et que c'est peut-être lui.
Mais mon explication ne le convainc pas pleinement. Alors, en vieux sage, il la boucle.
— Ça fait huit francs !
Je douille.
Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur cet innocent vieillard ? Pourquoi flairé-je un mystère ? Je songe à la sucette de Jehanne Seymour, là-haut sur la terrasse, à celle que lichouille la copine de secte de Marie-Marie.
— Vous connaissez la dame un peu rousse qui habite l'immeuble d'en face, monsieur Moïse ? Elle vous achète des sucettes, je crois ?
Il a un marmonnage à vide. Comme quand on vient de goûter à un mauvais brouet. Puis il fait une sorte de petit pet avec la bouche pour me signifier qu'il « ne voit pas de qui je parle ».
Près de lui, dans une grosse carnassière de cuir râpée, il y a un stock de sucettes. Des grandes.
— Pendant que j'y suis, je vais vous en prendre encore deux, dis-je.
Et je soulève le rabattant de la sacoche pour y prendre deux sucettes. Moïse a un bout de geste, comme s'il entendait s'opposer, mais il le réprime.
— Dix francs de plus, ajoute-t-il : les grosses sont à cinq francs.
Je le règle. On se défrime. Ses yeux sont à la fois sombres et pâles, ce qui lui donne un regard de statue. Il est devenu un peu marmoréen, ce pauvre homme. La vie s'enfonce en lui, rejetant l'extérieur. Il n'existe plus que dans les lointains de son être. Son corps, les autres, l'environnement, tout cela ne constitue plus qu'une plage vide qui s'agrandit à mesure que la mer se retire.
La question qui me vient est la suivante :
— Ce vénérable bonhomme est-il apte à s'engager dans une combine pourrie ?
Il est si chétif, si vieux, si vulnérable. Il est si peu désormais… Et pourtant, je discerne dans son personnage je ne sais quoi d'apeuré, malgré son aptitude au renoncement. Remarque, tous les juifs ont peur, seulement ce qui fait leur force c'est qu'ils assument courageusement leur peur. Et il vaut mieux un peureux qui assume sa peur qu'un courageux qui gaspille son courage.
— Monsieur Moïse, j'ai l'impression que je pourrais vous aider, fais-je doucement en posant ma main sur sa main noueuse cramponnée à l'axe de sa roue de cocagne.
Elle est glacée, cette dextre. Presque morte dans sa grise blancheur.
— Oh, ça va, dit-il, je gagne ma vie.
— Vous vivez seul ?
Pour la première fois, une bouffée d'existence part de ce semi-fantôme.
— Oh, non, j'ai ma petite-fille.
— Vous vivez seulement tous les deux ?
— Oui. Elle est paralysée ; une attaque de polio quand elle était toute petite.
— Et ses parents ?
— Auschwitz.
— Pardonnez-moi.
— C'est pas vous qui les y avez envoyés, soupire le vieillard, fataliste.
— Votre petite-fille est largement adulte, alors ?
— Je suis très vieux.
— Vous ne voulez toujours pas me dire le nom de la personne qui vous approvisionne en sucettes ?
— Qui êtes-vous ?
— Quelqu'un qui recherché des assassins très dangereux, monsieur Moïse.
— Un policier ?
— A peu près, mais d'une espèce disons particulière.
Je lève la main vers le ciel qui s'obscurcit.
— La dame rousse qui habite en face est morte, on l'a tuée dans l'après-midi d'un coup de barre de fer, alors qu'elle tenait une de vos sucettes à la main.
Il écarquille les yeux.
— Mais je ne sais pas de qui vous parlez, monsieur. Je ne suis pour rien dans tout cela.
— Monsieur Moïse, je vais faire analyser ces sucettes, plus celle de la femme assassinée !
— Mais tant que vous voudrez. Croyez-vous qu'elles contiennent du poison ? Cette dame dont vous parlez n'a pas été empoisonnée, mais assommée, dites-vous. Et sa sucette n'a pas fatalement été achetée à moi !
Il s'anime de plus en plus. Se réanime, devrai-je dire. II s'arrache à la fange de l'âge. Il sort de son pré-tombeau, Moïse. Il marche sur les eaux !
— Le nom de votre fournisseur, monsieur Moïse, je vous prie instamment ! Vouloir me le taire est stupide. Vous savez bien que vous serez obligé de le fournir. Je n'ai qu'un coup de téléphone à passer pour qu'on vous emmène dans les bureaux de la Police Judiciaire où l'on vous interrogera dans les règles. A quoi bon en arriver là ? Avec moi tout se passera en douceur. Je vous le répète, je suis un flic à part, j'évite les tracasseries à ceux qui me semblent ne pas les mériter.
— Vous êtes vraiment policier ?
Je prends mon porte-cartes à compartimente multiples, sélectionne celui comportant ma brême professionnelle. Mais comme je la présente au vieux, celui-ci s'écroule à mes pieds.
II y a un paquet de gens, en cercle.
— Il est mort ? demandent vingt voix.
J'examine Moïse, le palpe. Pas de doute, il est clamse, le pauvre vieux. Pourtant aucune blessure n'est apparente. Faudrait-il conclure à une crise cardiaque consécutive à l'émotion que je lui ai causée ?
Invraisemblable. Et puis il a le visage tout bleu. Mais j'ai beau mater, je ne décèle absolument rien de suspect.
Un agent corsico se pointe. Je lui chuchote ma qualité à l'oreille et lui dis de faire évacuer le cadavre en vitesse et de prendre garde à sa marchandise. C est un jeune déluré. Il fonce vers le plus proche téléphone.
C'est alors que je constate que la gibecière du Vieux a disparu.
Ainsi que les sucettes que je venais de lui acheter et que j'avais déposées près de lui sur le trottoir pour pouvoir l'examiner à loisir.
Dis donc, on fonce à toute pompe dans le rocambolesque, non ?
La voix du commissaire Poilala est passablement caustique lorsqu'il me lance, avec un entrain aussi sincère que celui dont on fait preuve vis-à-vis d'un agonisant auquel on assure qu'il a bonne mine :
— Ah, c'est toi. Tu as lu les journaux du soir ?
— Pas eu le temps, à cause ?
— Ils continuent de se déchaîner contre toi.
— Eh bien, ça permettra au Gouvernement de souffler un peu. Tu as du nouveau, fils ?
Ma désinvolture le trouble.
— Vaguement.
— C'est-à-dire ?
Il semblerait qu'un des quatre petits anges auxquels vous avez donné des ailes, Pinaud et toi, se trouvait à bord du Roussillon lorsqu'un des passagers a été porté manquant. En outre, l'un d'eux est originaire du patelin où l'on a refroidi le curé dans son confessionnal.
— Intéressant, de là à trouver que chacun de ces loustics s'est payé un meurtre…
Ce serait bon pour ton standinge ; ainsi, de flic sanguinaire tu serais promu justicier courageux, chouette, non ?
Il rit.
Dans ce métier, tout comme dans les autres, la jalousie rôde. Les hommes, ils gaspillent une chiée de temps et d'énergie en jalousie. Ça permet aux malins de faire leur pelote. Et ce dans tous les domaines, et à la plus grande échelle. Je te prends la pauvre Europe en déculottade qui sera englouti sans s'être unifiée, tu sais à cause ? Jalousie, mon drôle, cherche pas plus loin. Qu'ils en sont à se chicorner sur qui qui sera capitale : Bruxelles, Strasbourg, Fouilly-les-Oies ! Pinard italoche ! Patates germaniques ! Et la Présidence ? Et ceci ? Et cela, donc ! Les nœuds ! Ils oublient simplement de regarder un planisphère. Je te jure ! Ils n'ont pas l'idée de mater où ils sont ! Ils pigeraient pour le coup où ils en sont ! Ce bout de continent ravaudé : vieille Europe, mosaïque de connards bourgeois, suffisants, aveugles ! Oh, les nœuds ! Oh, les tristes andouilles de merde qui m'entraînent de leur sottise, le plus fort. Qui me châtrent, bon gré mal gré, m'attellent en attendant équarrissage. Ah, les vilains nœuds coulants. Croulants. Ils dégoulinent en blenno. Égosillent leurs sots blablas tandis que les manipulent les minorités ultra-agissantes. Le monde soumis à la volonté farouche d'une petite faction de terribles. T'as pas honte, toi ? Fais dodo, Colin mayonnaise ! ET dire que les dangers sont venus en masse, du fond des horizons. Et on ne voulait pas les voir. On s'en marrait. Et que voici le monde à présent dans cet état. Et la France béquillante, aboyeuse, morfondue, pleine de vagues inconscientes qui roulent sur place, malaxent le fond, la merde. La France et ses râleries insupportables, dont l'objet se perd dans les décibels d la connerie. Et qui va chambarder au grand dam des chambardeurs, écrouler de ses pauvres pilotis vermoulus, tomber en jaillissement de poussières et de regrets. Morte la bête ! La pauvre et brave bête à qui l'odorat aura failli ; morte d'avoir reniflé trop fort la cuisine à Paul Bocuse, le valeureux, qui porte une patte de homard à la boutonnière ! Morte de s'être endormie à l'ombre perfide du Roi Soleil, puis à celle du Poléon, et encore à celle de la grande asperge qui réussissait si bien le « i » grec, la pauvre ! Et que Dieu, écœuré, plie déjà bagage, comme les juifs malins à l'avènement de l'Adolf. Qu'il se retire dans ses appartements, mon gentil Jésus, ayant fini par comprendre qu'il n'y avait rien à tirer de nous, à part des pénalties au cul (mais ça fatigue à force), si bien qu'il nous damne par omission, simplement en n'étant plus là, lui qu'est partout. Car tu le sens bien qu'il s'est taillé, déjà, le Seigneur ? Qu'on est tout seuls ? J'ai beau l'appeler, personne répond ; y a plus d'abonné au numéro. Ça m'en fait triste de bientôt mourir. Le néant, quand il ne reste même pas de Bon Dieu aux vivants, c'est pas tenable. Un néant ou t'es pas libre de t'anéantir convenablement, t'as le devoir de le refuser. Tu le fais cadeau à Peyrefitte et Paul Six. Oui : il s est éclipsé… Il ne reviendra plus, fini, trop tard. Il a change d'avis. Ça me rappelle l'histoire du paysan malade de s'être saoulé et qui, une fois pieuté, réclame fissa une cuvette à sa vieille pour gerber. Et quand elle revient avec l'ustensile, rasséréné, il lui dit : « Non, ça va pas, j'en ai plus besoin, j'ai changé d'avis : j'ai chié au lit. » Dieu, y'aurait mieux valu qu'il chie au lit. Mais non : il est rentré chez son père, son fils et son saint esprit. Et nous, on n'a plus que d'autres hommes, en guise de lui. On n'a plus que son absence. Et la liberté va mourir pour laisser place à la justice qu'ils prétendent, comme si la justice pouvait servir à quelque chose sans liberté ! Comme si elle pouvait seulement se concevoir sans la liberté, cet oxygène. O, liberté, mon amour !
— Tu es toujours là ? répète pour la énième fois (au moins) la voix de Poilala.
— Hein ? Heu, oui… Excuse…
— Tu es occupé ?
— Pas mal.
— De ton côté, tu as pu faire un petit tour de la question ?
— Oh…
II jubile en sourdine.
— Tu sais, après le coup d'hier, je comprends que tu piétines, ma pauvre vieille : ça démoralise un homme.
— Tu as de quoi écrire, Poilala ?
— Pourquoi ?
— Note !
— Quoi donc ?
— Tu y es ?
Mais…
Voici l'adresse d'un magasin de fourreur, fermé depuis la guerre, mais où tu trouveras, pour peu que tu passes à travers une penderie, un poste émetteur et du matériel maoïste.
Je la lui donne.
— Ensuite, cher Poilala, sache que la personne qu'on devait assassiner au Pompon Rouge était une certaine dame Jehanne Seymour, 108 boulevard Henri VIII à Nice. Et cette personne vient d'être assassinée, ce qui indique que l'association avait des tueurs de rechange. On a également bousillé un vieux marchand de sucettes, le père Moïse, qui exerçait son petit commerce ambulant en face de chez elle. Je suppose qu'on a dû se le faire avec une discrète injection de poison car il ne présente aucune blessure apparente.
« J'ai encore d'autres découvertes, concernant le lieu où s'étaient réfugiés les quatre évadés de la prison de Nîmes, seulement c'est un os que je me réserve pour l'instant.
« Voilà, c'est tout. Je n'ai pas pu faire mieux en quelques heures car, comme tu le dis si justement : après le coup d'hier je n'ai pas le moral. Mais il va venir. Je crois même qu'il est revenu. En tout cas, à neuf heures pile tout à l'heure, je l'aurai recouvré complètement. Bons baisers à ta dame, caresses aux enfants, ou inversement. Tchao !