Bérurier est à ce point défoncé que je renonce à l'emmener avec moi chez les Nébrasko. Je lui fournis un prétexte qu'il n'écoute pas, et le fourre opportunément dans un bistrot qui vient d'ouvrir en lui faisant jurer sur l'honneur qu'il va boire une douzaine de ristrettos ultra serrés pour tenter de se démagouler les vapes.
Mais la Marie-Marie, tu parles qu'elle exige de me filer le train. Les policeries, ça la passionne, cette minette. Peut-être est-ce l'éveil d'une vocation, non ?
Nébrasko crèche dans une de ces villas début de siècle, blanches et fromageuses, qui sont un des charmes de Nice. La demeure s'élève au mitan d'un big garden planté de palmiers languissants. Des massifs de roses l'entourent et tu peux pas savoir ce qu'elles sentent bon, toi qui as toujours le nez bouché au point de déclarer que même l'argent n'a pas d'odeur. Car tézigue, heureusement que tu t'appelles pas Saint-Saëns ! Le nez bouché, le gout perverti, le toucher en râpe à fromage, les yeux qui voient que ce que leur montre la télévision, et plus sourdingue que le père Beethoven qui l'était pourtant si fort que toute sa vie il a cru qu'il faisait de la peinture, le pauvre biquet !
Le portail n'est pas fermé. J'aperçois une Mercédès garée sur un terre-plein. Tous les volets sont fermagas, mais par contre, la double porte d'entrée bée, ce qui donnerait à penser que les occupants sont déjà levés
— Écoute, ma poule, soufflé-je, tu vas m'attendre dans l'allée, sous les mimosas. Ainsi, s'il y a du grabuge, tu pourras donner l'alerte.
— Et ta sœur ? me répond la musaraigne de chiasse en continuant d'avancer à mon côté.
N'a pas froid aux carreaux, cette chérie. Je sens qu'elle est fanatisée en plein et qu'elle m'escorterait en enfer si je décidais d'y opérer une perquise histoire de voir de quel bois se chauffe Satan.
Je lui cramponne une aile de ma poigne en fer forgé.
— Tu vas faire ce que je dis, grondé-je, non mais qu'est-ce qui m'a foutu une sangsue pareille !
Mon ton, ma force, l'impressionnent.
Elle s'immobilise.
— Écoute Tonio, elle rouscaille, quand on sera mariés faut pas t'figurer qu't'auras barre sur moi et que j't'obéirai comme un toutou bien dressé.
Je la largue pour m'approcher, sans bruit, de la maison. Un silence accablant règne alentour, coupé de temps à autre par le pépiement d'un zize dans le jardin. J'escalade le perron en souplesse. Vais-je sonner ou pénétrer délibérément chez le marchand de sucettes ? Eh ben, ni l'un ni l'autre, mon camarade. Une fois dans l'encadrement de la lourde, le spectacle qui m'est offert me stoppe net. J'ai plus de décision, plus de projets, c'est le black-out dans ma tronche. Tout ce que je suis capable de faire, c'est de regarder de tous mes yeux, kif-kif le Michel Strogoff avant qu'on lui passe les prunelles au tisonnier incandescent.
Et je vois un gusman en pyjama de soie blanche, allongé sur le carrelage en damier du hall, au milieu d'une flaque de sang large comme le lac du Bourget. Un monsieur bien d'allure, gris de poil, hâlé de peau malgré qu'il se soit vidé de son raisin : M. Robert sans nul doute. Plus loin, dans un bel escalier de bois, on voit une dame en robe de chambre, la tête en bas, pleine de sang aussi. La minerve qu'elle portait a déjanté et forme comme un second cou vachetement surréaliste.
Terrifié par ces nouveaux décès, je m'avance en prenant garde où je fous les pinceaux. Le couple a été momifié à la mitraillette, c'est clair, et le tireur n'a pas chialé la marchandise. Il est probable que le meurtre a eu lieu cette nuit. Quelqu'un, connu des Nébrasko sans doute, est venu leur rendre visite. Il a sonné, Nébrasko s'est assuré de son identité depuis la fenêtre de sa chambre, et il est descendu ouvrir.
Alors on lui a fait sa fête. Sa bonne femme, alertée par la rafale s'est précipitée aux nouvelles et le défourailleur est allé au pied de l'escadrin pour lui régler son compte également.
Place nette !
L'odeur de la poudre et celle du sang se confondent. J'en chope la nausée. Tu parles d'un turbin ! Ça fait combien de siècles que je n'ai pas dormi ? Je ressors en titubant presque et je me bute dans Marie-Marie qui radinait aux nouvelles. Elle est parfaite, dans le drame, cette godelure, d'un sang-froid absolu, très calme, très self-contrôlée.
— On dirait qu'on s'est pointé trop tard, non ? murmure-t-elle. C'est ce qui s'appelle se faire couper l'herbe sous les pieds.
Je me masse la nuque pour essayer d atténuer ma fatigue indicible.
— Si je reste encore huit jours ici, dis-je, Nice cessera de figurer parmi les premières villes de France.
Tu crois qu'on le retrouve au bistrot, le Gros ?
Mes claouis ! Il est à quelques mètres de l'établissement, assis sur le trottoir, avec un œil poché, le pif éclaté et une manche en moins à sa veste.
— Tonton ! écrie Marie-Marie. Tu t'es battu ?
— A quat' contre un, grommeluche l'Infâme. Eux m'matraquaient t'à coup de litrons et j'sus tellement fatigué qu'j'avais pas plus d'force qu'un plumeau.
Pressé de s'expliquer, il raconte.
Il éclusait les cafés dont nous étions convenus, paisiblement, lorsqu'il avise, à quelques tables de la sienne, une jeune personne agréable et laborieuse pour prendre un caoua à cette heure matineuse. Il lui sourit, regarde ses jambes sous la table, car il avait une vue plongeante impec, ce gros salingue. Elle était jupée court, la gonzesse. Une gentille salopiote, juge-z'en plutôt puisque, s'étant aperçue du regard convoiteur au Gravos, la v'là qu'écarte ses jambes complaisamment afin qu'il puisse mieux admirer sa baie des Anges. Elle ne portait pas de culotte, ce qui constituait un avantage certain pour la beauté du coup d'œil. Césarin se met à baver dans sa tasse. La môme, excitée, se paie un solo de balalaïka, en douce, sous la table. Et le Béru fasciné grimpait en mayonnaise à l'unisson. Tu suis ? Bon, tout était d'une extase folle quand un grand connard de routier vient s'installer à une table située entre la fille et Béru. Jusque-là rien de grave, il n'interrompait aucunement la vision paradisiaque du Gravos. Et puis, boum, voilà-t-il pas que ce bœuf ôte son blouson et le cloque sur le dossier de la chaise voisine. Du coup : terminus. Le vêtement fait écran. Alexandre-Benoît a beau changer de position, se trémousser, se torticoler, tout ça, il perd le contact d'avec la moulasse à la demoiselle.
Alors ça l'enrogne, mets-toi à sa place. Une nana qui te montre sa chaglatte en plein bistrot, qui pousse le vice jusqu'à s'interpréter Ramona pour ton plus grand plaisir, et v'là un trou-de-balle de routier qui largue son camion de mes fesses pour te flanquer son blouson devant la rétine, bordel de merde. Ah, mais que non ! Alors le Mastar se lève et, comme une auto mate, assure-t-il, va emparer le blouson au routier et le dépose sur une autre chaise. Et le routier qu'avait dû rouler toute la noye et trouvait de mauvais poil, prend la mouche. La discussion envenime. La castagne démarre. La branleuse s'enfuit. L'Apocalypse croit. Et Béru, le cher Béru ivre et vanné, se retrouve sur le trottoir.
Ma décision est aussitôt prise.
— Nous ne sommes pas des surhommes, Gros, seulement des hommes d'exception. Il faut absolument que nous dormions. On ne fera rien dé positif tant qu'on n'aura pas récupéré.
Justement, un mignon petit hôtel est là, très près, avec deux palmiers devant sa porte et des volets verts.
Je vais y implorer trois chambres.
Elles nous sont accordées au bénéfice du doute.
Te dire mon rêve serait trop compliqué. Et puis ça ferait remplissage dans un bouquin tellement nourri que ie vais devoir le mettre à la diète.
Toujours est-il que je rêve à un énorme type qu'on gonfle avec un gonfleur pour pneus.
Il a l'enbout dans le trouduc et il enfle, enfle, enfle comme un aérostat. Le voici qui dodeline, s'arrache du sol, et s'élève majestueusement dans les airs. Il continue de se dilater et de monter dans les azurs bioutifouls, au-dessus d'une marée de gosses qui agitent d'énormes sucettes, comme si c'était des drapeaux. Et puis le type surgonflé explose : poum !
C'est payant, comme rêve, non ? Y'a encore une chiée de détails, mais c'est pas la peine que je me ruine la santé à te les donner : d'abord tu t'en fous, et ensuite ils n'ont pas d'importance. Alors tu vois ! Et puis tu sais, l'expérience m'a enseigné que moins on en dit, mieux on se porte. Bon, je passe outre. Viens.
Un bruit m'éveille. Une sonnerie. J'ouvre les yeux. Me faut un temps pour retapisser la piaule, me rappeler que nous sommes à l'hôtel. Le bruit continue, il vient de l'appareil téléphonique aussi mural qu'archaïque.
Je bâille à m'en décrocher tu sais quoi ? Bon, alors inutile de te le préciser que c'est ainsi qu'on perd du temps. Puis j'allonge le bras vers ce redoutable machin noir qui s'obstine à vrombir comme un frelon contre une vitre, ou comme autre chose, ce que tu voudras, je m'en tamponne. Dans le mouvement, j'aperçois le cadran de ma tocante. Il dit trois plombes. Tiens, j'ai sacrément roupillé. L'homme va être neuf et apte aux prouesses.
— J'écoute !
— D'la manière qu'tu l'dis tu dois pourtant avoir les feuilles un peu flétries.
— Ah, bon, t'es déjà levée, musaraigne ?
— Pas mal, merci. Je t'appelle pour qu'tu vinsses me rejoindre.
— C'est guère convenable qu'un homme de ma réputation se rende dans la chambre d'une pure jeune fille, Marie-Marie.
— Qu'est-ce qui t'cause de chambre, hé, pomme à l'huile ! J'sus t'au port Gallice à Juan-les-Pins.
Mon cervelet exécute un saut périlleux arrière, se reçoit à peu près bien, et reste immobile.
— Comment dis-tu ? Tu n'appelles pas de ta chambre ?
— J'sus pas le genre marmotte, mon petit Tonio. En écraser comme cent vaches avec tout ce qui s'est passé, faut êt' deux lavedus comme toi et tonton pour s'permett'.
— Mais qu'est-ce que tu fous à Juan ?
— Je surveille les gens qui ont carbonisé la mère Seymour et, probab'ment aussi les Nébrasko. Ils sont sur une chouette barlu, t'sais. Un voilier noir qui s'appelle Attila III. Y's'font du lard au soleil, c'est le cas d'y dire : j'ai jamais vu un mec plus gros que lui. M'n'onc', c't'un moussaillon racho à côté d'ce fringant capitaine. Un conseil : quand tu t'pointeras fous-toi une gapette et des lunettes noires, pas qu'y t'retapissent trop vite.
— Mais qu'est-ce que c'est que ce mic-mac, Marie-Marie ? Qu'as-tu fabriqué pendant que nous dormions ?
— Votre travail, dit-elle avant de raccrocher.
Elle est assise sur le muret bordant la route, les jambes pendantes, et contemple le port pimpant, plein de blanc très blanc, de bleu très bleu et de cuivres miroitants. Il fait beau et doux.
Je laisse ma tire sur le terre-plein de la station d'essence jouxtant l'entrée en recommandant au préposé de me faire le plein.
Vais rejoindre la môme et lui pose la main sur l'épaule. Elle ne tressaille pas.
— J'ai pas b'soin de me retourner pour savoir que c'est toi, Tonio, murmure-t-elle d'un ton très suave, qui contraste avec sa nature pétardière.
— Je ne suis pas Tonio, mademoiselle ! fais-je en prenant une voix pour croquemitaine de théâtre guignol.
Elle rit, se retourne enfin. Ma bâche et mes lunettes achetées en vitesse l'amusent.
— Tu fais yachtman, convient Marie-Marie. Assieds-toi, rien ne presse, ils sont toujours vautrés sur leur barlu, là-bas, près de la sortie. T'as vu ce morciï ? Un vache bâtiment, non ? Ta dois pouvoir traverser l'Atlantique avec un machin pareil.
Je regarde. A distance, j'aperçois des transats orangés sur la plage arrière du voilier, une masse rosâtre est affalée dans l'un des fauteuils de toile, tandis qu'une femme prend un bain de soleil, allongée à plat ventre sur une immense serviette de bain.
— Le repos après le crime, ricane Marie-Mariette.
— Tu es certaine que c'est eux ?
Elle me présente sa main ouverte, de profil :
— On tape ?
Chère petite fille, encore dans les limbes de l'adolescence. Combien est émouvante, précaire et irremplaçable cette période indécise qui fait une femme d'une gamine. Ah ! l'extraordinaire métamorphose ! Ah ! la vie magicienne et maligne, pleine de chatoiements fabuleux et d pourrissance !
— Et si tu me racontais, Marie-Marie ?
Au lieu de s'y mettre, elle déclare :
— Tu vois : j'aimerais pas un bateau, moi. Je m'y ferais chier. Même grand, c'est trop petit. Ça fait caravaninge, dans le fond. Y sont là, entassés comme des campeurs. Leurs coquilles valent des dizaines de millions et pourtant on dirait des paumés. C'est des clodos de luxe, quoi !
— Très intéressant, soupiré-je, tu tiens un sujet de dissertation qui plaira à ton prof de français pour peu qu'il soit inscrit au Parti. Cela étant dit, je t'écoute.
Elle passe son bras autour de mon cou. Incline sa joue sur mon épaule. Y'a plein de bagnoles qui déferlent derrière nous. Et devant, tous ces barlus tranquilles qui dansotent dans le frisson des vaguelettes.
Mince, ce qu'on est bien. Ma curiosité s'envole avec les mouettes, du côté du large. Je savoure la félicité de cet instant inattendu. Marie-Marie… Ben oui, quoi. Marie-Marie… Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Qu'est-ce qu'on y peut, la vie ? Les choses, les bouffées d'âme, tout ça… On n'a pas envie de parler. Je sens du mouille à travers ma chemise. J'avance ma main vers son visage : elle pleure, ma musaraigne. C'est vraiment étonnant, le bonheur, non ?
Et voilà, on est sur ce muret, on regarde un voilier où se prélassent des criminels qu'elle a su débusquer. La mer fait des grands plis noirs, dans tout son bleu, au large, du côté des îles de Lérins. Y'a des foutus transistors qui dégueulent sur les ponts ensoleillés. Des dames montrent leur cul sur la plage de la maison des pêcheurs. De ravissants culs dorés comme des miches ! Et Marie-Marie m'émeut, me met du tiède au cœur.
— Tu sais, Antoine…
— Non, ne dis rien…
— Tu crois que… Qu'un jour ?
— Je ne sais pas.
— Enfin, ça ne te paraît pas impossible ?
— Rien n'est impossible, ma poule.
— Oh, arrête tes « ma poule », bordel de Dieu.
— D'accord, j'arrête.
— Tu sais ce qu'elle faisait en Angleterre, Jehanne Seymour ?
— A part que son homonyme fût la troisième femme d'Henri VIII, j'ignore tout d'elle.
— Elle avait hérité une fabrique de sucettes de son mari, à Lollipop dans le Bigtailshire.
— Merde !
— Ah, tu vois ! tu sais ce qu'elle faisait à Nice ?
— A part qu'elle s'y est fait assassiner, j'ignore tout de ses activités.
— Elle couchait avec Nébrasko.
— Grand bien lui en fut fait. Comment as-tu appris ces choses édifiantes ?
— J'arrivais spas à pioncer. Alors je suis retournée chez les Nébrasko.
— Hein !
— Oui.
— Mais tu es dingue ! Si la police…
— Je suis ici, donc tout s'est bien passe.
— Et qu'as-tu fait chez eux ?
— Ce que tu aurais dû y faire toi-même, soit dit sans vouloir à tout prix t'offenser, Tonio ; seulement t'avais qu'une idée : les mettre pour ne plus te mouiller. Moi j ai fouillé de partout ; mais alors, quand je te dis de partout, c'est de partout. Ça m'a permis de trouver un tas de trucs que tu potasseras plus tard, car je les ai fourrés dans le tronc d'un palmier de leur jardin. Y'a de tout : des lettres, des factures, des bons d'expédition internationaux… Certaines lettres étaient d'amour, et signées Jehanne. Les bons d'expédition concernaient des sucreries en provenance de Lollipop-Angleterre et adressées à Nébrasko. Ces deux-là : Nébrasko et la mère Seymour, faisaient beaucoup de choses ensemble, notamment des affaires et l'amour.
Elle a baissé le ton pour le dernier mot, pudique quand il s'agit de l'acte, cette jeune virago turbulente. Vierge, quoi ! Une vierge tapageuse et gouailleuse, encore plus mal embouchée que son oncle.
— Bon travail, ma chérie.
Elle se blottit tout contre moi. Elle est tellement radieuse qu'elle irradie.
— T'es d'ac que j'sus pas une pelure, hein, Antoine ?
— Tu es un grand limier en jupon !
— Et poum, la comtesse de Ségur ! ricane cette sale pie borgne. Limier en jupon ! T'as lu ça dans les bouquins d'enfant de ta maman, hein, l'artiste ? Par moments, j'sais pas, mais t'as la cervelle qui prend le jour. T'as du flou artistique dans le caberlot, mon drôle.
Je tends la main vers le voilier noir.
— Tu ferais mieux de me parler de ce pachyderme, comment as-tu levé sa piste ?
— C'est toujours dans ces foutues paperasses découvertes chez Nébrasko. Elle fait moultes allusions à un certain Jumbo, la Seymour. Et au ton prudent qu'elle use, on sent qu'elle a peur de ce Jumbo. Jumbo, c't'un blaze d'éléphant, donc c'est le sobriquet du type. Elle dit qu'avec lui elle marche sur des œufs et que sa puissance n'a d'égale que sa folie despotique. Testuelle, Tonio. Sa folie despotique ! Elle ajoute qu'elle regrettera toute sa vie de l'avoir connu. Tu parles, et comment, la pauv' guêpe !
— Elle donne son nom quelque part ?
— Jamais. Jumbo, c'est tout !
— Alors, comment as-tu découvert son identité ?
Eue change de position, se place dos à la mer afin de pouvoir me regarder. Je la tiens par les mains, de crainte qu'elle ne tombe en arrière, du muret sur les toits des boutiques d'accessoires marins, en bas.
Elle aime.
— Tu sais, Sana, je pense que j'ai une vraie vocation policière, moi aussi. En dehors des aubergines, ça existe, femme-flic ?
— Ce serait à créer.
— Tu nous imagines, plus tard, ensemble ? Le couple de la Rousse ! Comme dans les films de Tévé : Chapeau melon et botte-moi le cul ! Un vrai beurre.
— Pourquoi parles-tu de ta vocation ?
— Je vous ai toujours entendu dire, toi et m'n'onc', que les grands flics ont pour principal auxiliaire le hasard, juste ?
— Tu parles !
— Eh ben moi je l'ai eu, mon hasard. En raisonnant par l'absurde, c'est donc que je suis un grand flic ou que je vais le devenir, non ?
— Et ce fut quoi, ce fameux hasard, ma p… chérie ?
Elle sourit à ma rattrapade et, tout comme le faisait hier son tonton, murmure :
— Merci, merci bien… Eh ben, figure-toi qu'au moment que je pars de la maison après avoir tout farfouillé bien partout, j'entends du bruit. Mon sang ne fait qu'un tour et, sans réfléchir, j'me cache sous l'escalier. Deux bonshommes entrent en parlant à voix basse. « Attention au sang, ne mets pas les pieds dedans ! dit l'un. » L'autre pousse une esclamation et dit : « Eh bé, vous avez fait un drôle de boulot ! » Puis il ajoute : « Ne nous éternisons pas, c'est dangereux, vous avez été con d'oublier le colis ! » L'autre rétroque : « On l'a oublié, on l'a pas trouvé, nuance ! » « Et alors, qu'est-ce que tu espères ? » demande son compère. « Moi, rien c'est le gros père Dune qui exige qu'on le retrouve coûte que coûte et qu'on fonce le déposer à la kermesse avant de retourner à bord de l'Attila. » L'autre dit : « Il est bon, ce gros sac, si le paxon n'est pas là, on ne peut pas l'inventer ! » « Paraît qu'il devrait y être ! » ronchonne le deuxième bonhomme, « mais franchement, je vois pas où car j'ai exploré la cabane de fond en comble ! »
« Moi, je crevais de trouille, Tonio. J'm'gaffais bien qu's'y m'trouvaient ils me saigneraient comme un canard. Et comme ils allaient à nouveau passer la maison au peigne fin, y'avait pas moyen d'y couper. A ce moment-là, faut que j't'avoue une chose : j'ai pensé à toi très fort, et puis au bon Dieu…
— Dieu et San-Antonio dans ta manche, ricané-je, tu ne te mouches pas du coude ma pou… ma chérie.
— Merci, merci bien. Eh ben, le miracle s'est produit, comme si le ciel m'avait entendue, Tonio.
— Ah oui ?
— Le copain du gars qui se lamentait d'pas avoir trouvé le fameux paquet demande brusquement, saisi d'une idée subite : « Logiquement, ce paxif, c'était Nébrasko qui devait le livrer ? »
« Ben oui, dit l'autre, pourquoi ? »
« Il l'avait peut-être déjà mis dans le coffre de sa voiture qui est là dehors. T'às été regarder ? »
« Merde, non ! »
« Alors, Tonio, y s'sont mis à cavaler dehors. Je les entendus ouvrir la malle de la tire, pousser des cris de triomphe. Et puis y's'sont débinochés. Moi j'ai attendu un peu, puis je m'ai trissé à mon tour. Au passage j'ai planqué les papiers que j'avais dénichés dans le trou d'un arbre. Ensuite j'ai pris un taxi et me suis fait conduire au port de Nice. Y'avait pas d'Attila à l'ancre. Mais au bureau maritime, un beau garçon qui ressemble à Alain Delon m'a aidée à chercher dans les ports du voisinage. Je lui ai dit que j avais rendez-vous avec des copains. C'est lui qu'a trouvé que l'Atilla III était mouillé au port Gallice. Sans perd' de temps, j'ai venu draguer jusqu'ici malgré les rechignages du taxi qui n'était pas chaud. J'ai retapissé l'Attila, j'ai demandé le nom du propriétaire au burlingue du port, on m'a répondu que le bateau appartenait à un dénommé Mister Dune. Et voilà le travail, mon cher ! Qu'en dis-tu ?
Je cherche des termes hautement éloquents, à la mesure de ma profonde admiration, lorsqu'un bonhomme s'approche de nous. Un vieux, à poil blanc, mais copieusement déplumé, l'air finaud, s'approche de nous.
Il a un truc pendu au col, et ça n'est pas un appareil photo mais un walkie-talkie. Cet homme, j'ai la certitude absolue, formelle, rigoureuse et autres, de sinon le connaître, du moins de l'avoir déjà vu. Mais où ? Mais quand ? En quelles circonstances. Ce qui me déroute c'est son sourire, je sais qu'il ne riait pas le jour où nous nous vîmes. Et il y a très peu de temps de cela. Attends… C'était… c'était… C'était hier ! Le vieux schmoll dans le petit logement contigu au magasin de fourrures désaffecté !
Il chiquait les gâtoches écroulés, ben aujourd'hui il paraît drôlement lucide, le frère.
— Hé, dites, l'ami, ça va mieux à ce qu'on dirait, cette maladie de Parkinson, je lui fais.
— La médecine fait des progrès stupéfiants, répond-il.
— Au plan de la gérontologie, alors c'est abasourdissant !
Il nous considère sans animosité, comme un brave homme en fin de parcours avec qui la vie sut se montrer assez correcte pour qu'il eût envie de s'y cramponner.
— Monsieur Dune souhaiterait que vous veniez prendre un verre à bord, dit-il en tapotant son appareil.
Je lui virgule un sourire.
— Dites, j'ai des anges gardiens tenaces, non ?
— De la vraie seccotine, affirme le bonhomme. Depuis que vous avez poussé la porte du Pompon Rouge, on ne vous a pratiquement plus quitté.
— Et les conversations au talkie-walkie ?
— Facile : nous avions immédiatement relevé votre longueur d'onde, c'était un jeu d'enfant que d'interférer avec nos propres appareils, lesquels sont beaucoup plus au point que les vôtres. Bon, vous venez ?
J'ai un léger frisson d'inquiétude. Pas pour moi, je suis dur à cuire, fût-ce au court-bouillon, mais à cause de la mouflette. Le bonhomme s'en gaffe et murmure :
— Vous savez, vous n'avez rien à craindre.
Et le plus fort, c'est que je le crois. J'ai pourtant eu l'occasion, au cours de ces dernières heures, de mater le tableau de chasse de ce bon M. Dune… Mais va y piger quelque chose aux réactions z'humaines. Va, je t'attends là car personnellement je renonce.
— Viens ! me fait le moustique, plus décidé que moi encore.
On.