C'est à croire que ça meurt dès que j'apparais, non ?
Les quatre voyous, au Pompon…
La Jehanne Seymour, clamsée à notre arrivée.
Le père Moïse qui me défunte devant, comme un malpropre…
Ça déprime, des trucs pareils…
Après que j'ai raccroché de mon causage avec Poilala Bérurier considère sa tocante d'un œil embrumé.
Neuf heures moins vingt.
Dehors, la rumeur s'est tue et Nice est devenue une ville provinciale, sage d'apparence. La circulation fonctionne au ralenti. Le clocher de l'église saint Ignace d'Aïolli, éclairé par des projos, dresse sa flèche gothique par-dessus les immeubles neufs.
J'ai enveloppé la sucette que tenait la morte dans un linge de toilette.
Bon, il est temps de filer. Pas envie de me perdre en blablateries en compagnie de mes collègues d'ici (voire même d'ailleurs). T'as noté combien j'sus discret dans ces cas-là ? Je viens jamais jouer les gros bras en présence des confrères. La débinade, tout de suite. A vous de jouer, braves gens. L'Antonio court visionner ailleurs si vous y êtes !
— Allez, go, on les met ! déclaré-je.
— Moment ! grogne l'Enflure. M'reste t'encore vingt broquilles d'êt' en fonction d'commissaire et j'veux pas les gaspiller.
A quoi bon rogner sur ce qui demeurera la période culminante de sa vie professionnelle ?
— V'voyez autre chose à faire ici, monsieur le commissaire ?
— Merci. Merci bien. Oui, j'vois t'aut' chose ; suvez-moi, inspecteur.
On quitte l'appartement de feue dame Seymour pour aller carillonner chez le voisin de palier, là où sert la bonniche « consolée » de ses frayeurs par le commissaire Béru.
— Tu veux remettre le couvert ? blague-je.
— J'V'z'en prille : un peu d't'nue, inspecteur !
Personne ne répond à notre sonnaillerie et autre carillonnerie.
Le King of the french police en est brusquement perplexe.
— V'là qu'est bizarre, déclare mon chef.
— Pourquoi ?
— La Marie-en-Toilette m'a espliqué qu'é marnait pour un vieux général veuf qu'était à ch'val su'les z'horaires. Serait-il déjà pieuté ?
On s'offre une seconde rafale de dring-dring.
— Allez, opone le dor, Mec !
— Mince, mais je ne fais que ça avec vous, monsieur le commissaire. Comme adjoint, c'est un serrurier qu'il vous faut !
— Merci, merci bien. Moi, j'joue la montre, mon vieux. Alors, éguezécution !
De belle grâce je délourde cette nouvelle porte en maugréant :
— Au diable si je comprends vos intentions, monsieur le commissaire.
— Merci, merci bien. Cherchez pas à comprendre : faisez seul'ment, inspecteur !
Je fais si bien que nous pénétrons dans la place. L'appartement, bien qu'étant géographiquement la réplique de celui de la femme assassinée, est meublé de façon radicalement différente. Ici, tout est vieux, lourd, triste, compassé. Ce n'est que tentures pomponneuses, vieilles toiles aux cadres tarabiscotés. Mobilier Renaissance à bas reliefs. Tapis sombres. Statues pour jardins publics de ville d'eau.
— Eh bé, dis donc, la vie ne doit pas être joyce pour ta souris, ici.
— J'v'z'en prilie, inspecteur, surveillez vot' langage !
— Puis-je au moins savoir ce que vous cherchez en ces lieux austères, monsieur le commissaire ?
— L'esplicance de quôqu'chose qui me lézarde le cerv'let, inspecteur.
— C'est-à-dire ?
— V's'allez piger d'ici pas longtemps et p't'êt' avant.
Les mains aux poches, il arpente le vaste appartement dont l'agencement désuet contraste avec l'architecture moderne.
Sur ses talons boueux, je traverse le salon. On pénètre dans le complexe chambre à coucher. Le lit à baldaquin se dresse tel un catafalque au milieu de la pièce. C'est le maître-autel de cette cathédrale de la brocante. Sur les murs, de vieilles photographies de gens pas drôles jaunissent en chœur dans des cadres plus noirs que celui de Saumur, qui pourtant…
Debout dans cette chambre, le roi Béru considère la pièce, un peu comme un amnésique qu'on replace en territoire familier pour tenter de provoquer dans ses esprits le déclic salvateur. Il semble chercher à se rappeler quelque chose.
— Si le général rentrait, il serait en droit de vider dans nos adorables tripes son revolver d'ordonnance, souligné-je. Car, de toute évidence, il dîne en ville, ce soir, non ?
Bérurier renifle fortement et gagne la salle de bains.
— Non, répond-il à retardement, y'n'dîne point en ville, tu vois ?
Il est radieux, tout à coup, le gros lard.
Ce qui motive son exultation ?
Un vieil homme ligoté et bâillonné dans la baignoire vide.
Il est parfait, le général.
Rarement j'ai rencontré un homme aussi calme et maître de soi.
A peine délivré de ses entraves, et nonobstant l'ankylosé qui certainement continue de lui nouer les membres, encore debout dans la baignoire, il nous tend une main pleine d'énergie :
— Maxime de la Bithenlère, se présente-t-il, je vous suis reconnaissant de votre intervention, messieurs. Puis-je vous demander l'heure ?
— Neuf heures moins cinq, hélas, soupire Alexandre-Benoît.
— Juste Dieu, je commençais à me voir dans ce récipient pour la nuit.
— Et votre soubrette ?
— Quelle soubrette ? Moi, une soubrette ? Un vieux misogyne comme moi ! (Et de rire !) Non, j'ai à mon service Blanchet, mon ancienne ordonnance, qui est veuve, enfin, je veux dire veuf, et se trouve en congé d'enterrement présentement : son vieux père ! Tout le monde y passe ! Tel est notre lot. Voyons voir ce qui m'a été dérobé ?
Il enjambe sa baignoire d'un élan sûr, et, mains aux dos, parcourt au pas de change son appartement pour terminer son inspection par un coffre mural, logé derrière un tableau, et qui paraît assurer imperturbablement la garde des valeurs qui lui furent confiées.
— Rien, messieurs. Néant. L'on m'a agressé pour le plaisir. Nous sommes au siècle de l'acte gratuit.
Il consent enfin à s'expliquer.
Je te résume pas trop qu'tu t'fasses suer à écouter le général.
En fin de journée, peu de temps avant que nous n'arrivions dans l'immeuble, on a sonné à la porte. Il est allé regarder par le judas, car il est très méfiant, le vieux briscard, ayant eu les viets et les fellouzes sur les endosses pendant des années, sans parler du boche avec lequel Dieu danke schön, il a eu d'excellents rapports pendant l'Occupation. Sur le palier, se trouvait une petite soubrette dans une parfaite tenue de femme de chambre.
Il a ouvert.
La jeune personne lui a expliqué qu'elle travaillait chez le locataire « d'en dessous » et qu'une grave fuite d'eau au plafond laissait présager que la baignoire du général débordait. Ce dernier assura qu'il n'en était rien et, pour convaincre la visiteuse, la conduisit dans sa salle de bains. La jeune personne admit qu'effectivement la baignoire était vide, mais se mit à quatre pattes pour examiner la tuyauterie sous le lavabo. Bien que misogyne, le général se perdit dans la contemplation du mignon derrière braqué vers lui, et il pensait à des choses un peu floues lorsqu'un canon de revolver lui fut enfoncé entre la cinquième lombaire et celle de Beethoven tandis qu'une voix d'homme lui préconisait de se taire et de lever les bras, ce à quoi le général consentit, car il était soucieux de profiter encore de sa retraite, surtout à un moment où elle était sur le point d'être augmentée.
Un homme très gros, prétend-il, aidé de la fausse soubrette, le ligota (lui qui ne buvait que de l'aligoté !) et on le plaça dans la baignoire. Ensuite de quoi il ne fut plus au courant de rien, à cela près pourtant qu'il entendit à plusieurs reprises vibrer l'escalier en colique de maçon (Bérurier dixit) qui donne accès à la terrasse.
Moi, je fais mon profit de ces déclarations. Et j'en tire la surprenante conclusion que tu vas lire d'ici presque tout de suite : à savoir que ces étranges visiteurs sont arrivés ici « après » la mort de Jehanne Seymour et que par conséquent, il semblerait que ce ne soit pas eux qui l'aient refroidie. Leur astuce pour s'introduire chez cette dame en passant par la terrasse du voisin indiquerai même qu'ils la croyaient vivante puisqu'ils tenaient à l'investir par surprise. Je crois qu'au moment où ils allaient se retirer, un coup d'œil au judas leur permit de nous voir en action sur le palier. Alors, se payant de toupet, la môme Marie-Antoinette nous aborda. Mais son culot devint témérité lorsqu'elle pénétra délibérément dans l'appartement un peu plus tard, après que nous eûmes découvert le drame. Dans quel but ? Mystère. Pourquoi se laissa-t-elle « consoler » par le Gros ? Re-mystère.
Et brusquement (ou soudain, ou tout à coup, si t'aimes mieux, mais enfin, sans crier gare) la pensée me vient que le coup de fil que j'ai reçu était donné depuis l'appartement d'à côté, tout culment. Or, donc, ce sont ces gens, la soubrette et le gros braqueur de généraux en retraite qui détiennent Pinaud ! Et dire qu'on les avait à disposition ! Et dire que Béru a brossé la donzelle (celle au manteau d'ocelot ?). J'enrage.
Attends que j'enrage un bon coup.
Grrrgne !
Voilà, c'est fait.
— Dites donc, monsieur le commissaire ?
— Merci, merci infiniment, il est neuf heures moins deux, c'est trop z'aimable. Vous disez, inspecteur ?
— Quelle idée vous a pris de vouloir pénétrer à toute force chez monsieur ?
— C't'à cause de l'heure, inspecteur. La gonzesse, quand c'est qu'je l'aye eu calcée à la paresseuse, m'a dit : « Oh, mon Dieu, je vais être en retard pour préparer le dîner du général, il est tellement strict sur l'heure ! » Elle a ramassé son panier s'a sauvée au moment qu'tu rentrais d'en bas.
« Sur le coup, j'ai pas réagi. Et puis p'tit à p'tit je m'aye t'nu la raisonnance suvante : « Comment, é travaille chez un général à ch'val su' l'horaire et c'est positiv'ment à l'heure de se fout' à table qu'é va faire le marché ? Mais les primeurs devaient z'êt' fermés, merde ! D'alieurs, les legumes d'son panier avaient pas l'éclat du neuf, ses poireaux étaient jaunis, ses carottes frileuses, j'ai l'œil. Voilà ce qu'j'réfléchissais pendant qu'tu tubais à Poilala et c't'à cause que j'aye voulu qu'on vinsse ici. En brèfle j'avais tout pigé, d'autant qu'un aut' détail encore me tarabustait : é l'avait les ong'faits, la greluse. Pas s'l'ment ceux des pognes, mais aussi ceux des pinceaux. Et puis é l'était parfumée de l'intérieur, positivement. La chaglatte qui renifle « Je pense à toi », de Lancôme, hein ? Une bonniche !
Je tends spontanément la main à mon éminent déducteur.
— Bravo, commissaire.
Avant de me presser les salsifis il regarde l'heure.
— T'donne plus la peine, Sana : y l'est neuf heures quatr'. Mais merci quand même. Merci infiniment. J'm'en rappellerai.
Et il lâche ma dextre pour se torcher les yeux.
L'impasse pue le poisson qu'en peut plus, à cause d'un restaurant proche dont elle recèle les poubelles.
Au fond, l'est une masure qui fut peinte en ocre jadis, mais qu'on n'a pas ravalée après l'avoir crachée, et dont la couleur actuelle évoque un étron de chien mal nourri.
Une lumière défaillante brille. De ces lumières qui te font souvenir que le courant électrique est généralement alternatif. On a l'impression qu'un mecton fatigué pédale quelque part pour actionner une dynamo.
Cette lumière est celle du logement au père Moïse, deux pièces sans joie, sans air et sans soleil, plus un bout de cuisine pleine d'odeurs légères de lit et de tombeau.
La petite-fille à feu le marchand de sucettes pourrait presque passer pour son épouse tant la maladie l'a vieillie. Elle a les cheveux blancs, les traits gris, les yeux comme deux porte-clés et tout un fourbi mécanique qui la fait ressembler à un robot en réfection. Assise dans une chaise roulante, elle pleure la triste nouvelle, sous le regard compassif d'une dame venue la lui apprendre.
Fille infortunée, au destin beau comme un bouillon de culture : les parents gazéifiés, la polio, pépé mort, l'unique, l'ultime soutien. Elle est de ces gens qui t'obligent bon gré mal gré à reconsidérer l'euthanasie.
Je me présente discrètement, mais elle n'a cure de mes titres. Papy Moïse est mort. La voici seule entre deux grandes roues qui lui tiennent lieu de jambes. Que va-t-elle devenir ? Rien, justement. Elle ne va pas devenir. Maintenant, elle est ! Elle est râpée. Terminus.
— Croyez que je compatis, mademoiselle.
Beau début. Compassé, solennel. M'reste plus qu'à lui fredonner la marche funèbre.
— Monsieur Moïse a eu beaucoup de tourments, n'est-ce pas ? Ces vols de sa valise de billets… Le pauvre.
Elle chialibuse à grandes z'eaux, Sarah. D'évoquer les misères du brave bonhomme, en plus de son trépas, ça lui fouaille les fibres filiales, lui arrache les glandes lacrymales. Elle en n'hoquette, cette chérie.
— Je crois savoir qu'un monsieur a été très bon pour lui, tout dernièrement, puisqu'il lui a organisé ce petit commerce de sucettes ?
Elle opine. La dame compatisseuse renchérit. Elle est au courant : M. Robert, oui, c'est quelqu'un. Elle l'a aperçu plusieurs fois, ici, pendant qu'elle faisait le ménage. On sentait qu'il s'agissait d'un brave homme.
— Robert, c'est son nom de famille ? demandé-je négligemment.
Elle ignore. Moïse l'appelait M. Robert. Juste comme ça : M. Robert. Y a des gens qui s'appellent Robert, énormément, elle a même connu un garçon, dans sa jeunesse, cette dame, qui s'appelait Robert Robert, alors vous voyez…
A quoi ressemble, ce M. Robert ? Elle est spontanée : lui. Oh, alors là, bien à lui. Il est grand, beau, avec des cheveux argentés. Mais alors, vraiment la couleur de l'argent. Il est toujours bronzé. Toujours élégant, toujours vêtu d'un pardessus en mohair bleu marine, même quand il fait chaud. Comme s'il avait le froid en lui, M. Robert. Comme si rien ne parvenait à le réchauffer ! Où M. Moïse l'a connu ? Alors, là…
— Vous savez où qu'il l'a connu, M. Robert, M. Moïse, mademoiselle Sarah ?
L'autre a de la peine à remonter à la surface de son chagrin. Elle fait la brasse dans le flot de ses larmes.
— Hein ? Comment ? Quoi ? Ah : M. Robert ? Où grand-père l'a-t-il connu ? A la brasserie où il allait faire son tiercé le dimanche matin, place du commandant Verdevase.
— Vous avez son adresse, à M. Robert ? Il faudrait le mettre au courant de ce douloureux événement, dis-je avec une douceur onctueuse comme une tablette de chocolat oubliée en plein soleil sur le tableau de bord de ta bagnole.
Non, elle n'a pas l'adresse.
— Mais comment faisait papy Moïse pour se réapprovisionner en sucettes ?
Elle fait un effort louable, Sarah.
Hein ? Quoi ? Pardon ? M. Robert ? Pour réapprovisionner papy Moïse ? Eh bien, il venait tous les dimanches soirs, en rentrant de sa campagne. Il laissait sa Mercédès dans l'impasse, ouvrait le coffre et en sortait un grand carton qu'il amenait lui-même dans l'appartement, bien que papy Moïse se précipitât en le voyant arriver.
— Où est-il, ce carton ?
Elle me désigne un lit. Dessous !
— Vous permettez ? je fais, sans attendre la permission.
Il reste un fagot de sucettes dans le carton. J'en cramponne trois, au hasard, les glisse dans ma poche. Alors la dame compateuse réagit. Tiens, pourquoi agis-je de la sorte ? C't'intrigant, ce flic qui vient parler de M. Robert en plein deuil, là : pouf ! Et qui ratisse des sucettes. Qu'est-ce elles ont, ces sucettes ?
Elle me casse les roupettes, la vieille. Une méridionale en curiosité, c'est fatigant. Je prends le parti le plus sage.
— Secret professionnel, chère madame. Je compte sur votre discrétion, lui confié-je à travers les poils de son oreille gauche.
Elle se met à déraper dans des champs d'hypothèses, la dadame. Son optique concernant M. Robert polaroïde. V'là qu'elle escalade le mont des Suppositions.
— Y'aurait du louche ? balbutie-t-elle.
Et moi, parfait d'aisance, comme si j'étais une fosse faite pour :
— Voyons : secret professionnel, vous dis-je !
Bon. Alors M. Robert, le gentil, le saint-t'homme, le bienfaiteur public opère une mue spectaculaire. La vieille se met à batifoler avec l'honorabilité de l'homme au pardingue de mohair, comme quoi il lui a jamais semblé catholique, ce type-là, avec son bronzage et ses cheveux argentés. Son regard, surtout. Un regard de voulez-vous que je vous dise ? D'Indien ! Parfaitement. Elle pèse son mot : d'Indien ! Vous savez ? Pareil au chef comanche qui regarde du haut de son cheval, sur la crête, la charge de la brigade légère qui va se faire baiser dans le défilé par les Peaux-rouges en embuscade. Identique ! Aigle noir ! dirait Bécaud dans sa si superbe chanson qui flanque des frissons tellement qu'il est impressionnant quand il prend son œil de faucon pour la chanter qu'on dirait un vrai si t'as remarqué ? Voilà : c'tait Aigle-Noir, ce sale bonhomme douteux avec une Mercédès pareille, dites, je vous demande un peu ! Et la bonne femme qui l'accompagnait ! Bêcheuse de merde, elle ne quittait pas son siège pour venir dire bonjour, ne jetait même pas un coup d'œil autour d'elle, à croire que l'impasse lui donnait envie de dégueuler, cette sucrée, nom de Dieu, pour qui qu'elles se prennent, ces pétasses, que si un pauvre con leur foutait pas du vison sur le cul elles continueraient à pomper des crouilles !
La vieille s'anime, s'excite, malembouche à tout va. Son naturel un instant écarté par la mort à Papy Moïse revient au triple galop. Il s'épanouit. Il triomphe. Il est là, superbe, ardent comme tout le beau Midi, plein d'ail, de sang latin, de safran, de soleil, de jus.
C'est pas à elle qu'on peut lui faire, Mme Mireille ! Oh que non ! Les julots, elle les connaît. Cinq ans de tapin à Alger, jadis, ça te forge une âme. T'acquiers une psychologie, bordel ! Mon œil, le beau Robert ! Et puis M. Robert, dis, hein, tu m'as compris tu m'as ? On n's'appelle pas M. Robert sans le faire exprès. Faut être juif ou truand, voilà ce qu'elle déduit, Mme Mireille Corsicotti. Elle, elle s'appelle pas Robert, merci bien, à d'autres ! Elle leur fait cadeau ! Robert, dis, si c'est pas un truc de juif ou de truand, ça, elle veut qu'on les lui coupe, Mme Corsicotti. M. Robert, tu veux parier qu'il est juif et truand à la fois ? Son nez, c'est pas signé youdde, Mlle Sarah, un pif pareil ? Et ses yeux ? Ils auraient fichu la diarrhée verte à Al Capone. Un vrai bandit, ce M. Robert équivoque. Et juif, ça, elle mettrait sa main au feu, Mme Corsicotti. M. Moïse et Mlle Sarah ont pas pu s'rendre compte qu'il était juif, parce que ce genre de truc les échappe mais elle qu'en a connu des tripotées, de juifs, Mme Corsicotti, elle sait de quoi elle cause. Leurs nez, tu penses. Que si tu traces une ligne imaginaire de la pointe du pif à la naissance de la narine, cette ligne passe au-dessus de l'oreille. C'est ça, les juifs. La circoncision, ça arrive à des gens très bien, même le neveu à Mme Corsicotti, il est circoncis, et pourtant, hein ? Mais la ligne qui s'en va par-dessus l'oreille, alors là, t'y coupes pas. Tu peux lui regarder la ligne, au neveu de Mme Corsicotti : elle est tranquille.
Le généreux M. Robert se déglingue. Il est mis en charpie. Dépecé. N'en reste que des funesteries épouvantables. Mme Mireille revient sur la femme qui l'escortait, les dimanches soirs. Une gonzesse probablement youdde également, avec cette mèche grise dans sa chevelure blonde, dis, c'est pas Carita qui fait ça, merde ! Faut êt' née dans les ghettos pour qu'il vous pousse une mèche pareille. Et son regard de panthère languissante, de panthère pédante, qui ne voulait rien voir. Qui méprisait l'impasse, ses habitants, tout le quartier comme si elle serait sortie de la cuisse de Jupiter, une enviandée de juive qui devait prêter son cul pour trois francs six sous avant de rencontrer ce riche gredin de Robert. Mme Mireille aussi, elle aurait voulu, jadis, elle levait le Crésus belle pomme pour se vautrer dans le chinchilla. Quand elle allait aux asperges, à Alger, autrefois, elle s'embourbait pas que du légionnaire. Elle grimpait également du commerçant aisé, graine de pédégé, du jeune fonctionnaire appelé aux plus hautes missions, du sous-off promis au maréchalat. Elle aurait été cupide, la Mireille, elle jugulerait présentement ses hémorroïdes avec du beau cuir de Mercédès qui sent un peu l'huile de foie de morue si vous avez remarqué ? Mais non : elle, le pain de fesse terminé, elle a épousé un compagnon plombier et elle a fait des gosses dans deux pièces insalubres. Elle avait pas la folie des grandeurs. Bref, n'était pas une salope de juive mortifiante, à porter, comme l'autre à la mèche saugrenue, un collier d'or gros comme mon poignet par-dessus sa minerve qui lui tient droite la tête, cette conne, à la suite d'un accident de ski, qu'est-ce voudriez que ça soit d'autre ?
Je tique :
— Elle porte une minerve ?
— Comme si elle avait besoin de se monter le cou davantage !
— La voiture, vous n'avez pas remarqué sa plaque d'immatriculation ?
— Ah, non : fallait ?
Je hausse les épaules.
M'approche de la paralytique.
— Chère mademoiselle Sarah, pardon de vous importuner en pareilles circonstances, mais croyez qu'il s'agit de quelque chose de sérieux. Votre grand-père vous parlait-il de ce M. Robert ?
Elle renifle, hoche la tête.
— Pas tellement, non. Papy parlait assez peu d'ailleurs. C était un homme qui vivait dans ses souvenirs.
— Que pensait-il de son fournisseur ?
— Je ne sais pas.
— Quelle attitude avait-il vis-à-vis de lui ?
Elle réfléchit. Ça la distrait un peu de sa peine.
— Je ne saurais vous dire…
— Il éprouvait de la sympathie pour lui ?
— Pas exactement, c'était plus compliqué. Il semblait éprouver à la fois de la reconnaissance et une certaine méfiance. On aurait dit qu'il craignait M. Robert tout en appréciant ses largesses.
— Quelles largesses ?
— M. Robert lui remettait des enveloppes avec de l'argent, après qu'ils avaient réglé leurs comptes.
— Vous êtes sûre qu'il s'agissait d'argent ?
— Lorsque M. Robert était parti, Papy écartait l'enveloppe pour compter.
— Il y avait de grosses sommes ?
— Je l'ignore.
Je poursuis encore un peu mon interrogatoire, mais sans rien obtenir de plus intéressant. Alors je dis au revoir à ces deux femmes…
Quelque chose me surprend confusément, mais ça fait son chemin dans mon esprit.
Une petite idée germe. Et puis pousse. Elle t'envahit. Y'a rien de plus rapide que les idées, point de vue croissance. Germination instantanée. Et pas moyen de les élaguer. Elles se développent, enflent, prennent toute la place. Quel chiendent ! Quelle verminerie !
Celle qui m'est venue, je te la donne in extenso. Quand le père Moïse est mort, on lui a volé ses sucettes. Et on m'a engourdi également celles que je lui avais achetées, tu te souviens ?
Alors comment se fait-il qu'on ne soit pas encore venu récupérer celles qui demeurent encore chez lui ?
Parce qu'on n'a pas eu le temps ? Parce que ça n'était pas prudent ? Parce qu'elles ne présentent aucun danger pour M. Robert ?
Je mate le cadran lumineux de ma tocante. Il est neuf heures quarante. Dans vingt minutes me faudra appeler Marie-Marie. Et puis aller retrouver Béru au bar des Flots Berceurs où nous nous sommes rendez-voués.
Deux chats prennent d'assaut les poubelles. L'impasse fouette de plus en plus la poissonnerie en faillite.
Une étrange pesanteur règne sur ce coin populeux de Nice.
Nice…
Une chanson de ma vieille me revient en mémoire. Elle chantait parfois, m'man, du vivant de papa, quand j'étais moujingue.
« Nice est en foliie »
« C'est le jour du carnaval »
C'est vrai qu'elle chante plus depuis longtemps, Félicie. Sauf au petit Antoine, pour l'endormir, parfois, ce qui m'enjalouse jusqu'au trognon.
« Nice est en foliie »
Pas pour l'instant. Je la trouve bien calme au contraire, ce soir. Un peu boudeuse. Un peu triste de la mort du papa Moïse…
Ma bagnole. Je monte. Je décarre. Je fais le tour du pâté de maisons. Comme je débarque dans un sens unique, je remise ma tire à la diable sur un angle de trottoir et reviens à pied à l'impasse. Quand un truc me tourniboule dans la pensarde, faut pas que j'insurge. Jamais faire ce qu'on n'a pas envie de faire dans la vie. Toujours faire ce qu'on a envie de faire. Simple. Tu te le rappelleras, Landoffé ?
Et mon cœur se chauffe à cent degrés en apercevant quelque chose qui ne se trouvait pas dans l'impasse quatre minutes plus tôt : une motocyclette. Une ronflante Kichi Duho Duma toute bouillante encore.
Moi, tu sais pas ? Faut que je te fasse rire. Sans hésiter, mû par une détermination que je ne songe pas à contrôler, v'là que j'ouvre l'une des sacoches du bolide. Elle contient une trousse à outils. J'empare une clé à bougie et cette clé je la dépose entre les rayons de la roue arrière, parallèlement au moyeu. Après quoi je referme la sacoche et me dirige vers le logement de la paralytique.
Pour l'accéder — j'sais pas si je t'ai dit dans les pages précédentes ? — on gravit un perron de quatre marches de ciment déglinguées. La porte est vitrée pour permettre l'éclairement de la pièce principale qui ne comporte pas de fenêtre. Un vilain rideau pisseux masque, de nuit, les carreaux pourtant opaques à force de crasse accumulée.
Je tends l'oreille. On ne perçoit aucun bruit. J'essaie de mater à l'intérieur, mais ce putain de rideau aveugle totalement le vitrage.
Alors j'empoigne le loquet et j'ouvre d'un seul coup, en grand, poum !
Étonnant. Tu sais : parfois, on découvre ce qu'on s'attendait à voir confusément. Ton subconscient qui t'a précédé. Lui est au parfum, pas toi encore. Mais vous faites votre jonction l'un et l'autre.
Ils sont deux, en combinaisons noires de motards, coiffés de casques à heaume fumé, gantés de cuir noir. Deux martiens fénèbres. L'un est assis sur la table, entre les deux femmes terrorisées. Il balance ses jambes sur un rythme lent. L'autre vient de retirer le carton de sous le plumard et place les sucettes dans une grande sacoche de cuir qui lui pend sur le bide.
J'aurais dû dégainer mon tu tues avant de rentrer. Oui, j'aurais dû. Trop impulsif le Tonio !
Le temps que je porte la main à la ceinture, le gars de la table a déjà bondi. Un vrai jaguar, ce mec. Et quelle netteté ! Quelle précision. Dans son élan, il trouve le moyen de m'allonger une manchette à la glotte. J'ai l'impression qu'on vient de me décapiter. Je tombe à genoux, totalement privé d'oxygène, ce qui est toujours emmerdant. Un coup de saton dans ma tronche la déguise en clocher un matin de Pâques. Pourtant je ne perds pas conscience et je sens que le zigomuche me rafle mon pétard.
Galopade silencieuse.
Aucun des deux julots n'a proféré un mot.
Je fais un effort. Voyons, Tantonio, du nerf ! Les deux gonzesses la ramènent, et libèrent vocalement leur trouille en clamant au charron !
Le fils unique et de prédilection de Félicie parvient à se mettre debout. Là-bas, un bruit de pétarade. Je fonce, tant pis pour l'oxygène : je respirerai un autre jour, c'est pas le moment de s'écouter.
J'ai une vision encore brouillée mais éloquente néanmoins des choses. Les deux croquants ont enfourché leur coursier d'acier, comme on dit puis souvent dans l'Equipe, Vraoumvrrrravrrrrrra !
Celui qui pilote met toute la gomme pour s'arracher. Bravo, Santantonio ! Quelle pirouette ! Le grand vhuite de la Foire du Trône ! La clé à bougie a bloqué la roue motrice et l'engin décrit un saut périlleux (extrêmement périlleux) en arrière. Les deux passagers n'arrivent pas à se dépétrer. La moto pétarade en tournicotant au sol comme un animal blessé à mort.
Tout à fait récupéré, le bel Antonio se rue aux nouvelles.
Et si tu le voyais en action, t'achèterais un polaroïd pour prendre des photos.
Note qu'à vaincre sans machin on triomphe sans chose, hein, comme disait… l'autre. Deux gars à terre, sur tous les manuels du combattant, on t'expliquera que c'est plus aise à neutraliser qu'un mec debout. Surtout quand il a une sept-cent-cinquante centimètres cubes en guise de plaid. S'ils ont les plaids, moi je leur offre les bosses après les avoir déheaumés. Quelle séance, miséricorde ! Dans un pétaradement infernal, avec des gaz d'échappement qui s échappent mal. Le ferraillage des casques sur les pavés disjoints. Le bruit de mes semelles sur des temporaux. Une rage féroce me transforme en fauve. Je bille à l'extrême de mes forces. Les déguise en tartares couverts de tomato ketchup.
Un qui gueule, aussitôt, il a mon talon dans le râtelier. Le tumulte s'enfle de tous les pékins qui radinent au pas de charge, en gueulant. Et puis t'as Police-Secours, par enchantement qu'est laguche. Et on m'empare, on me ceinture. J'ai droit à des horions bien assenés de collègues niçois en uniforme.
Un fourgon cellulaire vient à la rescousse. J'suis fourré dedans par la peau de mon futal. Vzoum ! Et les autres malfrats abîmés idem. Et la mère Mireille qui continue de vagir sur le temps de la violence, les juifs, les ganstères, le coût de la vie, le coup de Lévy nous escorte au bigntz ; pas mécontente de l'aventure qui lui rappelle son jeune temps, Mme Corsicotti, quand elle se faisait emballer à la grande époque qu'elle pipait l'Algérie française.
Merde, il est dix heures et l'appareil récepteur est resté dans la bagnole. Je ne vais pas pouvoir communiquer à l'heure dite avec la musaraigne.
Ah, vrai, quelle journée !