— CHAPITRE THÉRÈSE —

Le seul avantage réel, selon moi, dans ma posture, c est qu'ici je me trouve à l'abri d'un accident de la circulation. Si d'hasard t'en découvrais un second, préviens-moi : j'suis preneur.

Je gamberge avec un certain détachement, c'est curieux, non ? Comme si tout cela ne me concernait pas. Comme si je me trouvais pas impliqué dans cette production chargée de représenter la France à Avoriaz[7]. Bon : je me suis engagé à corps perdu dans un souterrain qui s'achève devant une forte grille au-delà de laquelle gît le père Pinuche. Et tandis que j'admire la vieillasse, belle comme un litre de vin sur son lit de camp (lequel n'est pas celui du Drap d'Or, oh que non !) le souterrain s'éboule derrière moi. Et alors voilà Santonio prisonnier. Et pour du temps, car si tu veux déblayer le cubage de terre obstruant le boyau, eh ben c'est pas avec une pelle à tarte, espère !

Ce qui me surprend, c'est le ceci de la chose suivante : certes nous fûmes habilement « manipulés » par les tireurs de ficelles qui nous observent, nous cernent, tout ça… Oui, certes, très certes, pourtant pouvaient-ils prévoir, ces gueux, ces noix vomiques, que j'allais foncer droit à la cave, repérer la porte de fer, m'engager dans galerie ? Je te pose la question, bougre de crème tournée : est-il raisonnable de croire à une préméditation ? Pourtant z'oui puisque le souterrain était préalablement miné. J'éteins ma loupiote afin de la ménager. Et aussi pour réfléchir plus intensément. Les pensées s'effarouchent à la lumière bien souvent. Du moins n'ont-elles plus le même impact. Si les comédiens jouaient pendant que la salle est illuminée, la pièce ne ressemblerait plus à rien. On n'y croirait plus. Ce serait alors quelque chose de rigoureusement artificiel puisque le spectateur conserverait son environnement réaliste. Dans les grands moments, et mon cher petit doigt (qui n'a pas plus de secret pour moi que mon médius n'en a pour le clitoris de ta femme) me dit que j'en vis un, de grand moment. Un moment « effarant ». Un moment imbanal. Un moment tu sais quoi ? Clé ! Parfaitement : un moment clé de mon existence. Clé de voûte, même, tiens voilà ce que j'allais omettre comme un con. Oui, c'est là clé de voûte (et dans ce souterrain je suis bien placé pour un tel vocabulaire) de l'affaire hautement prodigieuse que je te fais participer avec mon brio ordinaire et que je peux toujours attendre tes remerciements si c'est pas malheureux, un gastronome délicat comme moi se nourrir d'ingratitude toujours toujours sans le moindre témoignage de contentement juste des râleries qui me font honte pour çui qu'a ce sombre culot bordel de Dieu !

Pourquoi Pinaud est-il ici ? Pourquoi Marie-Marie a-t-elle décidé de rester ici et de se consacrer au Seigneur ? Pourquoi joue-t-on avec mes walkies-talkies ? Pourquoi mon cul ? Pourquoi cet imbroglio de truands et de secte ? Pourquoi ton zob ? Et pourquoi tout corps fourré comme un con dans un liquide de chiasse reçoit-il, de la part de ce liquide, une vérolerie de poussée de bas en haut égale au poids du liquide de merde déplacé ? Pourquoi ces sucettes ? Et pourquoi ces sucettes sont-elles de vraies sucettes ? Et pourquoi pourquoi ? Hein ? Je veux savoir le pourquoi de pourquoi. Ça fait des millénaires que les gonziers se posent la question. Qui est la seule question valable de tous les temps, pour tous les temps, même ceux qui continuent plus loin que toujours : pourquoi pourquoi ?

Et pourquoi a-t-on assassiné Jehanne Seymour ? Et pourquoi tenait-elle une sucette dans sa main ? Et pourquoi a-t-on assassiné le père Moïse ? Et pourquoi lui a-t-on engourdi sa provision de sucettes ?

Sucettes par-ci, sucettes par-là. Sucettes boulevard ! Dans le crépuscule… Les radios récitaient les calamités du jour. Le vent de la mer soufflait doucement sur la terrasse où se trouvait la morte. Et le gars Béru brossait la fausse bonniche…

Ai-je rêvé tout cela ?

Je rallume ma lampe à faisceau bourgnazié. Béru, là-haut, doit s'inquiéter de moi. Me chercher. Trouvera-t-il l'entrée du souterrain ? Et quand bien même, les gens qui s'y engageront ne penseront-ils pas, en le trouvant obstrué, qu'il est obstrué depuis des siècles ?

Les barreaux de la grille me paraissent inexpugnables.

— Pinaud ! hélé-je, afin de rompre ma solitude, ne fût-ce que par ma voix.

Seulement il est comme en catalepsie, le Vioque. Raide sur son lit, son brimborion de moustache carbonisée par la flamme trop haute de son briquet fumeux, ressemble, sous son nez, à une vieille brosse à dents époilée. Je promène le faisceau de mon stylo sur le bonhomme, suivant ses contours comme au crayon on suit ceux d'un dessin à colorier. Je le reconstitue, mon père La Délabre. Le recrée dans la nuit intense jusqu'au néant.

Quand j'ai achevé de le sertir, j'étudie son lit de camp. Et j'avise une sucette au pied du lit.

Pas très grosse. Ce qui t'explique que je ne l'ai pas remarquée plus tôt. Elle est rouge.

Et moi, je pense comme ça par une machinalerie de la gamberge dont à propos de quoi l'homme est coutumiesque : « Elle doit être à la fraise. »

Et la fraise, ça me fait évoquer la pute, ce soir à la brasserie, qui en croquait une comme elle t'aurait tétiné la prostate. Et puis la réflexion de Bérurier me revient. Il a dit : les fraises n'ont pas de manche.

T'es d'accord qu'il a balancé une vanne de ce tonneau ? Si tu te rappelles plus, remonte, moi j'ai horreur de me relire, n'étant payé que pour descendre le courant, comme les flotteurs de bois.

Alors si une fraise n'a pas de manche, une sucette, elle, par contre en a un !

Mon Dieu, pourquoi n'ai-je pas pensé plus vitement qu'une sucette se compose de deux parties qui sont : petit a, la partie comestible à sucer ; petit b, la partie en bois qui permet de porter la première à sa bouche.

On a analysé la sucrerie.

Mais on ne s'est pas intéressé au manche.

Quel manche je suis !

Le manche ! Mais oui : the manche, comme disent les Anglais qui la traversent si souvent, ces cons.

Écoute, je ne voudrais pas me faire plus surprenant que je ne suis, à tes yeux, mais je peux te jurer sur la tête de ma Félicie d'amour qu'en ce moment critique, je n'ai qu'une idée : m'emparer de la sucette de Pinaud pour en étudier le manche. C'est truffe à dire, hein ? Faut me connaître pour le croire.

Mais comment attraperai-je cet objet si hors de ma portée ? Au moins trois mètres nous séparent ! Je n'ai rien sous la main.

A moins que je ne dégauchisse quelque chose pouvant me servir dans les déblais résiduant de l'effondrement ?

Ah, la vie, je te jure ; le gars qui l'a inventée, il en connaissait un bout ! Dans elle, tout n'est que question d'enchaînement. Une chose amène un truc, qui te branche sur un machin et ainsi de suite.

On se court après la queue, parfois on se la rattrape, ou bien celle d'un autre, mais quoi, faut bien faire avec ce qu'on a, non ?

Et moi, en ce présent cas, bon, bouge pas, tu vas voir l'agencement sublime de l'œuvre santoniesque. Mais bouge pas, que j'te dis, Bazu. Va-t'en pas, merde ! C'est pas finiche. Et d'abord, t'irais où ? Hmm ? Lire quoi donc ? Du chiatoire ? De l'élaboré ? Du branlé ? De la littérature pur foutre ?

Toujours nanti de ma loupiote-stylo (l'homme qui écrit avec la lumière !) j'inspecte les décombres qui encombrent mes catacombes. Je les remue du pied, de l'œil, de la voix. En vain, en cent, en mille, en vers et contre toux (Valda vous l'offre). Rien que des briques vénérables, de la terre qui remonte du fond des temps, des pierres. Mais il s'opère la machine suivante. Mon faisceau, (toujours lui, au singulier et en arabe Faïçal) me tire du noir le sommet des décombres. J'espérais trouver un morceau de ferraille ayant servi d'armature à la voûte. Y'en n'avait pas, y z'ont usiné sans, les vieux termites, soit. Mais je constate que la déflagration a fait craquer tout le plaftard à perte de vue. Une monstre lézarde, large d'un demi-mètre, en tout cas de cinquante centimètres au moins. Parole ! Il est craqué comme un fruit mur, le toit du souterrain. Pour lors je suis très intéressé par cette constatation, me disant qu'il ne doit pas être trop duraille de provoquer un éboulement partiel à l'endroit de la grille et ce faisant, donc, de la desceller. Pas tarte, hein ?

Au boulot, petit gars. Ses mains étant la plus belle conquête de l'homme, je tombe la veste et me déguisé en taupe.

* * *

Le cœur bat bien, comme il sied. Infatigable.

Un guignol dans sa cage à serin, qui tactaque, depuis avant ton premier jour et qui ne s'arrête plus avant ta mort, si j'ose dire, c'est impressionnant d'y penser. Pas de repos.

Tac tac… Toujours, des années, des décades, un demi-siècle, un siècle entier, parfois, pour ceux qui ont tiré le gros lot et qui ont de la patience. Ça fait frémir. Ne laisse jamais longtemps ta main sur ton cœur, Gars, sinon t'auras la conviction atroce qu'il ne va pas continuer son circus longtemps encore et si tu ne crois plus en lui, lui ne croira plus en toi et s'arrêtera. Moi, je te jure, ça m'est arrivé avec une horloge, ce phénomène. J'étais mouflet à la campagne. Seul dans une pièce je regardais aller et venir le balancier doré de la grande horloge, et je me disais « Il passe de gauche à droite comme ça, depuis des années. Il suffit de donner un coup de manivelle chaque semaine et il va, il vient… » Fasciné, le Santonionet. Et alors, le prodige : v'là que le balancier se fige, là sous mes yeux. Inerte. Mort de ce que je l'avais trop longuement fixé.

Le jour que je souhaiterai crever, je n'aurai qu'à mettre ma main sur mon cœur et attendre. Tu verras.


Le cœur de Pinaud cogne bien. M'en étant rassuré, je continue ma route le long du souterrain. Je n'ai pas loin à aller : une autre porte s'interpose. De bois celle-là. Elle est pourvue de grosses pentures et sûrement d'un gros verrou de l'autre côté, mais n'a pas les reins très solides. Je largue mon signe du cancer contre celui du bélier et brahoundzzzz !

L'air est frais, la nuit. Une bouffée réconfortrice m'arrive tu sais au quoi ? Au portunément ! J'en prends, j'en laisse (le carbonique, merci bien, je t'en fais cadeau !).

Après mes émotions et mes efforts, v'là qui me requinque. Encore, houfffff, pffffff ; houffffff, pfffff commak, plusieurs fois. Aspiration, expiration ; inspiration, expropriation, bien régulièrement. Oh, que c'est bon !

Allez, hop, à présent, l'opé sauvetage.

J'vais détacher Pinuchet et je le charges sur mes tendres épaules d'ami qui ne marchande ni son temps,ni sa peine.

Il est léger comme une valse de Strauss, César. Comme un bouquet de fleurs séchées, comme l œuvre de Paul Géraldy, comme… Tu veux que, je te dise ? Une plume !

Le coltiner, c'est pareil que t'aurais un sac à dos contenant : un sandwich aux rillettes, un litre de rouge, un pull de rechange, un couteau Opinel, la carte routière de la Lozère et une boîte de préservatifs entamée.

Nous faisons air libre dans les ruines d'une tour sarrasine qui se dresse en bordure d'un champ de sarrasin. Te te parie un gîte en sapin contre une salpingite, que mur gris qui borde le côté sud-est du champ est celui du New Sun. Viens : on va y aller voir.

* * *

Clair de lune. Grillons. Senteurs de thym. La Provence…

Comme je tourne l'angle du mur, avec mon fardelet sur l'épaule, une silhouette massive m'apparaît, lestée pareillement que moi. Puisque je viens de t'annoncer un clair de lune à foutre en faillite les marchands de flashes, tu comprendras parfaitement que je puisse dès le premier ras-bord identifier Bérurier, tenant Marie-Marie comme on tient un sac de linge sale ou un Pinaud inanimé.

Il me reconnaît simultanément et se met à égosiller :

— Ben mon con, tu m'la copilleras ! En v'là des façons : t'esbigner sans avertir pendant des heures ! Qu'j'aye ameuté tout le populo du château, cassé au moins cent gueules pour faire dire où qu't'étais, et tout ça… Mais, qu'est-ce t'trimbales ?

Au lieu de répondre, je décris une volte.

— Pinaud ! !!! Ah ben ça… Mais…

Je coupe :

— Qu'est-il arrivé à la mouflette ?

— Le poing d'son tonton à la pointe d'son menton.

— Quoua ! ? ! ? !

— L'était en pleine névrouze, la gosse. A r'fusait d'me suiv'. Y'a fallu qu'j'l'alignasse pou' y calmer le système Un p'tit cao ça n'a jamais fait d'mal à personne. Et souvent c'est mieux qu'un néctrochoc. Figure-toi qu'quand t'est-ce j'ai voulu l'emmener é s'est ensauvée dans l'parc, j'ai été obligé d'la courser pendant une d'mi-heure avant de pouvoir la coincer. Comme é s'débattait j'y ai tiré un' p'tite patate discrète au bouc. Fallait !

Tout en nous relatant nos aventures, puis en les commentant, nous regagnons la voiture.

Mais tu vas voir la suite[8] !

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