OH ! CE CHAPITRE ONZE, MADAME LA BARONNE ! TU VAS T’EN LÉCHER LES CINQ DOIGTS ET LE POUCE !

Une pluie diluvienne — voire, presque antédiluvienne — nettoie cette province bulgare lorsque nous nous risquons hors de notre yaourt salvateur.

Des cataractes, des trombes ! Il pleut à verse, à lance, à flots, à seau ! Tu veux que je te dise ? Que je fonce dans la hardiesse métaphorique ? The déluge !

Le ciel est bas, tout noir. Il fait nuit de mauvais temps, tu te rends compte ?

Nous n’avons pas parcouru cinquante centimètres que nous sommes nettoyés, détrempés, spongieux. Note que cette douche du ciel est idéale dans notre état.

Tout est calme. On a embarqué le taxi de la pauvre chauffeuse. Personne en vue. Qui donc se hasarderait sous cette eau compacte, furieuse ?

J’aperçois de la lumière dans le logis de cette petite garce d’Ivana. En courant sous la baille, je trace jusqu’à sa fenêtre. A travers les petits rideaux pauvre femme, je l’avise qui épluche des patates, assise à sa table. Touchant spectacle, malgré l’eau glacée qui me harcèle et prend ma raie médiane pour un chéneau.

A pas menus, je m’approche de sa lourde, cramponne le loquet et le tournique menu. Grâce au grondement roulant de la pluie, elle ne peut percevoir le faible bruit que je fais. Hélas, la môme a tiré le verrou intérieur.

Je n’ai qu’un signe à adresser au Gros. L’enfonçage de lourdes n’est-il pas son violon d’Ingres ? Un sourire ravi fend sa bouche dédentiérée.

Il recule, et son œil se fige, son front de taureau paraît s’élargir, son épaule droite se gonfler. Une vapeur en coup de sifflet de locomotive lui part des naseaux. C’est toujours un grand moment que celui qui voit se concentrer Alexandre-Benoît. L’instant critique où il mobilise ses forces vous sèche la gorge.

Un frémissement de son genou d’appui. Son œil se voile, comme pour l’orgasme. Il va partir, il est parti ! Quand il passe à ma hauteur, je sais qu’il vient de franchir le point de non-retour. Et c’est l’impact, le crash indicible : vrrrranggggg ! La porte fout le camp comme une folle. Elle ne cède pas du côté verrou, mais de partout en même temps pour s’abattre devant le bulldozer humain. Si bien que Sa Majesté, entraînée par l’élan, marche sur l’huis et continue à travers la pièce.

Il bouscule la table aux pommes de terre, qui s’en va d’Ivana avec son humble chargement de tubercules. Le Mammouth achève de trajecter dans la modeste cuisinière noire qu’il renverse également, démantelant les tuyaux qui en assuraient le tirage. Ce fourneau étant allumé, il en consécute une âcre fumée noire. Du charbon incandescent se répand dans le logis, vadrouillant un peu partout.

Pour ma part, je me précipite vers l’appareil tubophonique et m’interpose entre le bouton d’alerte et la gardienne.

Pâle comme : une morte, une endive, une merde de laitier, un pot de yaourt au naturel (goût bulgare), notre hôtesse involontaire. Ce fracassant retour l’interloque. Elle s’attendait à rien, mais surtout pas à ça. Ce culot démoniaque, franchement, lui paraît inconcevable. Et pourtant nous l’avons concevu.

Le Gravos a retrouvé son robuste équilibre d’arpenteur de réalités. Il va puiser un seau d’eau à l’évier et éteint le début d’incendie consécutif aux braises.

Je jette un regard au réveil polonais posé sur le buffet. Six heures moins dix.

— A quelle heure commence le travail, à la fabrique ? je lui questionne, en pauvre allemand.

— Sept heures ! me répond-elle.

Elle a changé d’attitude, Ivana. D’altitude aussi. L’est redescendue de ses hauteurs. La voici plus humaine. La frousse la rapproche de nous, car elle tremble d’effroi. Faut dire que c’est impressionnant, une telle réapparition, porte démantelée, intérieur saccagé, bonshommes hirsutes et ruisselants, encore crémeux, déboulant férocement comme des Japs dans la forêt indochinoise (ça s’appelait commak, à l’époque).

Vachement barbares, on lui paraît. Mongols en transes. D’autant que Béru, tu le connais ? Ne lui fait pas de cadeau. Une fois qu’il a réduit les velléités de sinistre, il emplit encore son seau et le lui balance en pleine poire, Ivana. Tchaoufff ! Elle suffoque, se comprime les roberts, violit.

Alors Mister Mastar se tourne vers moi.

— V’s’avez l’intention d’quoi t’est-ce, mon Seigneur ? Vous faites z’un enfant à Madame ou elle nous prépare la soupe ?

Je lui fais signe d’écraser car la radio qui jouait en sardine se met à désonder à toute vibure ! Voix trémolesque, pathétique, avec des chutes d’inflexions, des presque cris, des quasi sanglots, des positivement plaintes…

Malgré son seau d’eau mal assimilé, Ivana ne peut s’empêcher de réagir.

— Qu’est-ce qu’on dit ? demandé-je en montrant le vieux poste tchécoslovaque.

— Notre Secrétaire Général est mort cette nuit.

— De quoi ?

— Crise cardiaque.

Tu parles !

— D’autres nouvelles ?

— Boris Jankulavec, notre ministre de l’Intérieur, a été grièvement blessé dans un accident d’auto en se rendant à son chevet.

« Et voilà comment s’écrit l’histoire », me dis-je en aparté, puisque je parle également cette langue.

— Quoi encore ?

— Le corps de Siméon Grozob sera exposé à la maison du peuple, pendant trois jours. Ses funérailles auront lieu vendredi dans son village natal, selon ses dernières volontés.

A présent, le speaker ferme sa gueule et la radio diffuse de la musique si triste qu’elle rendrait neurasthénique une nichée de chatons.

Je réfléchis vite-fait sur le pouce. Juste avec un recoin du cervelet, là que mes cellules sont le moins poisseuses.

Le pays en deuil. Mais surtout, Boris Jankulavec, le ministre que j’ai planté, hors circuit. Ça, c’est bonnard.

Il était à la tête du complot visant à destituer Siméon, le barbu. En ce moment, le B.K.P. doit rudement effervescer. Ça grenouille tous azimuts. Le Politburo, le C.C., tout le tremblement.

— Il n’est pas question de nous ? je demande à la môme Ivana.

Nein, nein, niet, no, non. Pas question de nous, à aucun moment. Mort naturelle, Grozob, infarctus is good for you ! Et l’autre méchant ministre angora, lui « accident de voiture », dans sa hâte précipitentielle pour voler auprès du Secrétaire Général. Donc, nous sommes recherchés « normalement » sans déclenchement d’un grand dispositif.

Béru a dégauchi du pain noir et du saindoux. Il se fait la délicate tartine salon-de-thé, la sale, poivre, paprikate et se met à la dévorer.

— Il nous faut des vêtements, dis-je, après un silence.

Ivana hoche la tête, se refusant à branler le chef pendant que son époux est à l’hosto.

— Pour vous, il y a des habits de mon mari, dans la chambre.

Coup d’œil à Béru :

— Mais pour lui, je n’ai rien.

— Qu’est-ce é dit ? mangeaille le Gros, qui a du mal avec son bouffement, étant privé de sa panoplie de bouffeur.

— Qu’elle n’a pas de fringues pour ta pomme ; elle ne fait pas le rayon garçonnet.

— Inquiète-toi pas, j’m’arrangerai toujours, répond Jumbo en continuant de clapper au mieux de ses ultimes possibilités ; les nippes, c’est pas c’qui m’empêche d’dormir au cinéma.

Je vais choper Ivana par une aile et je l’entraîne dans sa chambre. Elle croit que c’est pour une partie de baise-bail, mais pour l’heure mes tourments ne sont pas d’ordre charnel. Dommage, car dans le nouvel état d’esprit où elle est maintenant, je suis certain qu’elle serait du voyage.

— Donnez-moi des vêtements ! j’enjoins (de culasse).

Elle ouvre une armoire dans laquelle pendouillent deux costars d’homme et quelques robes. L’un des complets est en drap noir, l’autre en velours grisâtre.

Elle me désigne le noir :

— Son costume de mariage.

— Je prendrai l’autre.

J’inventorie les tiroirs, un pull à col roulé fait mon affaire, de même qu’un vieux slip rapetassé et des chaussettes en grosse laine qui puent encore le suint. Des bottes trop grandes pour moi compléteront mon harnachement, et, pour l’hémisphère nord, une bath gapette comme ils en portent ici. Je me décarpille prestement, me sèche et me refringue.

Au bout de peu, je ressemble à un brave bulgare (de goût). Je récupère le contenu de mes poches, bien que tout cela ne soit pas en très bon état. Je sors un billet de cent dollars du portefeuille saturé de yogourt et le pose sur sa table de nuit.

— Tenez, pour vous dédommager.

Ivana a une légère flambée d’intérêt dans le regard, qui très vite s’éteint.

— Inutile.

— Gardez toujours, ça ne mange pas de pain.

Bérurier passe sa noble tête de toucheur de bœuf par l’encadrement.

— Ça y est, le salon d’essayage, moui ?

— Je ne vois guère ce que tu peux mettre, Gros.

— C’est mes oignes, grommelle-il. Dedieu, c’qu’ j’sus malheureux sans mon jeu d’dominos, j’m’demande comment t’est-ce je pourrai avoir des conversations utiles avec des bifteaks en attendant mes nouveaux crochets. J’vais quand même pas r’venir à la Blédine, non ?

Nous l’abandonnons à ses tourments pour revenir à la cuistance. Toujours Bayard en diable, mitigé Bel-Ami, je redresse le fourneau de la môme et lui rectifie ses tuyaux. Qu’ensuite, je passe mes mains maculées de suie sur ma vitrine, très légèrement, afin d’me patiner un peu les traits et de les rendre ainsi moins identifiables.

La radio s’est remise à jacter. Je reconnais le nom de Siméon Grozob, à chaque détour de phrase.

Et c’est à cet instant qu’il m’arrive en trombe dans la cafetière une foule d’idées toutes plus géniales l’une que l’autre.

— C’est quoi, son pays natal, au Secrétaire Général ?

— Un petit village près de Ruse, qui s’appelle Kachtékopec.

Silence. La radio rejoue du très sinistre. Ça doit chialer dans les chaumières. Depuis la chambre, Béru mène un foin du diable, bousculant tout, ronchonnant, pétant, rotant, pestant avec un brio d’homme orchestre.

Il tarde à réapparaître. J’escompte du peu vu, de l’inédit. Et, de fait, je ne suis pas déçu. A preuve, malgré sa position délicate, Ivana éclate de rire en l’apercevant. Faut te dire que le Gravos s’est considérablement modifié. Le voici travesti en grand-mère. Grand-mère d’Europe centrale, naturellement : long jupon bouffant (avec lui, qu’est-ce qui ne boufferait pas !), dans les teintes bleues enrichies de broderies rouges, corsage blanc, corselet de velours, fichu noué sur la tête.

— C’était à la mère de mon mari, révèle Ivana.

M’est avis qu’elle devait ressembler à un grenadier de Flandres, la belle-doche.

— Y a que les croquenots dont j’ai pas trouvé, soupire la Bérurière, faudra que j’vais mettre des bottes.

Je regarde l’extérieur. La pluie diminue.

— Attends-moi là avec la charmante, je reviens, il ne faudrait pas mouiller vos beaux atours, princesse !

Et je cavale en direction du parking à camions.

* * *

J’ai choisi le plus neuf, un gros citernier bleu, orné d’une large bande blanche. Il ronfle juste, et je le trouve maniable.

Parvenu devant le logis de la gardienne, je hèle Mamie Béru. Elle apparaît, tenant par le bras notre hôtesse.

— Eh quoi, m’écrié-je, tu veux l’emmener avec nous ?

Elle méduse, Grand’maman Alexandrine-Benoîte.

— Pardon, m’sieur l’Archiduc, v’vouliez laisser c’te p’tite guenillerie à son t’home pour qu’é s’empresse d’jeter l’alarme et d’nous faire courser par les motards du roi d’Bulgarie ? Sans compter qu’au cas d’besoin, é peut nous servir d’interprète, non ?

Arguments valables.

Auxquels je me rends sans conditions :

— O.K., montez !

Ces dames me rejoignent. Ivana se love entre nous deux. La pluie, comme par enchaînement, se remet à pisser pire que naguère, et encore plus que tout à l’heure.

Moi, ça me va, ce temps de merde. Plus il en vasera, plus nous serons peinards. Sous toutes les latitudes, voire aussi les longitudes, les gens répressifs répriment moins lorsque des cataractes leur choient sur les endosses.

En route. Direction plein est.

— On va où est-ce ? demande Son Eminence (noire) au bout d’une chiée (environ) de kilomètres.

— Visiter le pays natal de feu Siméon Grozob.

— Pourquoi-ce ?

— Parce que c’est là-bas qu’on va l’enterrer.

— Et alorsss ?

— Les pays du monde entier se feront représenter. Il y aura donc une importante délégation française.

— Et après ?

— Si nous ne nous sommes pas fait piquer d’ici là, on s’arrangera pour contacter les membres de notre gouvernement qui assisteront aux cérémonies funèbres, et nous leur demanderons d’arranger nos bidons. Tu parles que les frontières nous sont blouclarès ; seules des interventions au plus haut niveau peuvent nous sauver.

— Tu croyes qu’on va tiendre jusqu’à vendredi, mec ? Tu penses qu’y vont s’aperc’voir qu’on a engourdi l’camion et embarqué la friponne ! D’ici quéqu’heures, y vont nous faire jouer La Strada à prix de famille nombreuse, espère !

— Aussi ne conserverons-nous pas ce véhicule plus d’une plombe.

— Tu l’échangeras cont’ deux paquets d’Ariel ?

— Je l’échangerai contre ce que la Providence nous proposera.

Grand’Maman Béru se tasse sur sa banquette.

— T’as raison, Gars, mets les mirac’ dans l’coup, ça peut aider.

Là-dessus, il s’endort et bientôt ses ronflements prennent le pas sur le bruit du moteur.

* * *

Bon.

Moi, t’sais, j’ai pas l’habitude de te faire tarter avec des petits riens bricoleurs.

Aussi, vais-je te passer à vendredi, après un bref résumé de nos pérégrinations.

Juste manière de te tenir au courant, que t’aies pas l’air encore plus con que d’ordinaire.

On conserve le gros cul jusqu’à Svoge. Après l’avoir abandonné dans une carrière désaffectée, proche d’une cimenterie pestilentielle, on s’empare d’une embarcation à moteur deux temps (trois mouvements) amarrée à un ponton sur la rivière Iskär. Parvenus quelques kilomètres après Mezdra, nous devons accoster, faute de carburant. La pluie est de plus en plus intense et l’Iskär commence à sortir de son plumard. Nous parcourons deux kilomètres sous la flotte, entrons dans une masure écroulée, à l’orée d’un champ, où nous laissons sécher nos vêtements. Tandis qu’ils, je baise Ivana, laquelle se montre extrêmement coopérative, cependant que la grosse Béru va à la cueillette des escargots, vêtue de son seul système pileux. Elle en ramène trois cent quatre-vingt-onze, qu’elle prétend accommoder, dont nous recrachons la première bouchée avec horreur, mais qu’elle déguste entièrement, bien qu’elle ne les eût point fait dégorger, faute de temps et de sel, ni fait cuire, faute de feu.

En fin de journée, alors que la nuit vient, nous partons. Il pleut toujours. Heureusement, deux militaires passent à moto-tanside près de nous. Je demande à Ivana de les héler et lui explique qu’en cas d’arnaque, malgré que je vienne de lui perpétrer fabuleusement : Robots des Bains, Monsieur l’a en l’air, Le Crépuscule des lieux, La Petite Farfadette, Le Nœud de Mauriac, Vipère au point, La Cocarde-Sans-Culotte, Le Denier des Mohicans, Le Con sert tôt de Chipolata, Le Procès suce, Encore un et on s’en va, La mariée noire, La Princesse de Cleveland, Et Cui-là-tu-le-mets-où ? Regarde-ce-que-je-t’apporte, Parle-pas-pendant-que-tu-braises, Le vélo de Minus, La Vénus de Milo, L’Eponge d’une Nuit d’Eté, je n’hésiterais pas à lui planter un couteau entre deux côtes.

Mais ses dispositions ont changé à mon endroit (de même, croyé-je, à mon envers) depuis mon retour chez elle. Elle a eu le temps d’assimiler l’événement et de subir mon charme, le temps de se dire surtout qu’elle a fait montre de civisme en me dénonçant et que donc, si ces cons n’ont pas su m’arrêter, elle ne va pas être plus loyaliste que l’Eloi, merde, hein ? On ne vit qu’une fois ! Et son mironton grossier qui glandouille à l’hosto au lieu de la caramboler à mon instar, bordel ! Elle a une chatte, des glandes, d’autres raisons de boire Contrex et de se faire glisser une bricole dans l’entre-deux, non, quoi, chiasse !

Et, sur mon injonction de coordination, la môme Ivana se précipite sur la route en glapissant (goût bulgare).

Les deux bidasses s’arrêtent sous la lance en pleine charge. On s’approche. Béru s’occupe du mec logé dans le side en lui parpinant le portrait, la chère dame, d’un uppercut, vingt dieux de bois, qu’on n’a jamais vu passer le même, fût-ce au Madison Square Garden. Tandis que mézigue, j’aligne le pilote d’un coup de boule, vraoum !

Vivite vite, on les ligote, les transporte dans la masure. Et fouette cocher ! Tu vois, tu suis, t’es d’ac. ? Après leur avoir chauffé leurs grands cirés verdeux, naturliche. Et alors, que je te poursuive l’itinéraire : une fois à Borovan, j’oblique sur Kneza. Il fait complètement noye, la flotte en remet ; nous sommes transis, à essorer d’urgence. Bons tous trois pour la fluxion, génuflexion de poitrine, bronchite en tout cas, voire, pour les plus doués, pneumonie !

Faut se sustenter.

Soif, on n’a pas : suffit d’ouvrir la gueule et t’en prends autant d’hectolitres que tu veux. Mais clapper, alors, certes, voilà qui urgite.

Je ralentis pour mater l’horizon noyé, les cultures sortant de l’hibernance, vigourés par la baille surabondante.

A force d’à force, je finis par déceler une lumière, au milieu de cet aquarium. Celle d’une fermette, plutôt d’une espèce d’humble isba où nous allons frapper : à la porte d’abord, au menton du paysan qui l’habite ensuite et qu’on ligote très cordialement avec du fil de fer, à peine rouillé et barbelé, avant que sa dame nous confectionne une bonne soupe au chmeurtz, suivie d’un plat au yogourt, beûrgh, le tout arrosé d’un alcool au noyau de foutrassier, très revigorant. Tellement que Béru enfile la fermière avant de l’attacher pour la nuit.

Dorme impec. Chant du coq. Café du matin n’arrête pas le pèlerin. Et hélas, il flotte encore. Heureusement, notre brave cultivateur possède une carriole bâchée et un bourrin en ordre de marche. Bérurier, qui est jailli de la terre, comme un arbre, sait utiliser l’une et l’autre.

Nous poursuivons ainsi notre petit bonhomme de chemin par des routes à ornières, en direction de Pleven (où nos emmerdes ne prennent pas encore fin ; d’ailleurs, « qui voit Pleven, voit ses peines »). Ça va lent, un cheval, à notre époque pétrolière. Quand tu penses que le Napo a traversé toute l’Europe avec un bourrin !

On vadrouille ainsi toute la seconde journée. Ivana, escortée de sa grand-mère Bérurière, achète des provises dans un village. Je gaze, je gaze, surtout pas te faire chier avec du compte rendu de scout. Partout, sur notre passage, le pays est en grand deuil : drapeaux en berne, immenses photos de Siméon Grozob dans les vitrines, bordées de crêpe et fleuries.

Les gens ont les yeux rouges, ils font leur faucille-et-marteau en passant devant ces icônes du héros national défunt. On célèbre en grandes pompes l’Internationale dans les Maisons du Peuple. Les secrétaires de cellule lisent l’Evangile selon Karl Marx, ou bien la Bible de Lénine. Personne ne nous prête attention. Au terme de ce second jour d’itinérance, nous descendons tout bêtement dans un relais de village tenu par une robuste vieillarde en costume national roumélien, laquelle est assistée d’un grand dadais beau comme une démangeaison grattée. Je peux mesurer la conversion pleine et entière d’Ivana à son comportement, car il est évident qu’elle trouverait le moyen de nous balancer aux archers si elle le voulait vraiment. Au lieu de cela elle se fait de plus en plus amoureuse, trouvant, je crois qu’il me semble, l’équipée à son goût (bulgare). Bien entendu, dans notre chambrette monacale, je lui fais l’amour en grand. Et cette fois-ci, elle se donne pleine et entièrement, en apportant sa quote-part de gesticulances, culances, cris, chuchotis, sécrétions, vigueur, explosion, ardeur, pied, pâmoisage, réclamades, recommençage, indiciblage, hurlage, remoulage, labourage et pâturage. Une extrêmement belle embroquée, réussie à quel point ! Le coït de grande volée, à marquer d’une paire blanche ! Bérurier, dont la tenancière a refoulé véhémentement les ardeurs, lui expliquant qu’elle n’est pas lesbienne et qu’on ne se bouffe pas le cul en Bulgarie les jours de deuil national, de peste bubonique et d’invasion soviétique, Bérurier, dis-je, se console en vidant seize bouteilles de Tokay hongrois, lesquelles, précisons-le, sont d’un volume réduit.

C’est le surlendemain que nous rallions Ruse, après avoir échangé notre attelage au fils demeuré de la gargotière contre deux bicyclettes rouillées. Ivana monte en amazone sur le cadre de mon vélo, ce qui me permet de lui gouzigouzer des baisers folâtres dans le cou tandis que je pédale. Quoi de plus stimulant ? Je ne saurais trop conseiller cette pratique aux coureurs du Tour de France lorsqu’ils tirent une langue longue comme une traîne de mariée dans le Galibier ou autres montagnettes du genre.

Ruse est pis qu’une ville en état de siège lorsque nous l’atteignons vers le milieu de l’afternoon : de la police, des troupes à n’en plus finir. On dresse des arcs de lamentation. Des musiques militaires répètent. Des chœurs choralent. Mais surtout, une fabuleuse concentration de population s’opère, humbles gens venus des quatre ou cinq coins du pays pour rendre un dernier hommage à son grand homme ; ils ont descendu des montagnes, remonté des vallées, traversé des plaines, franchi des rivières en crue (il faut laisser les crues se tasser, nous répète le Gros dont tu sais le sens du calembour), se sont pointés en auto, à vélomoteur, vélo, pied, cheval, la nage, etc.

Ça grouille, moutonne, gronde. Le tout sous la pluie qui continue de diluvienner à tout berzingue, comme vache qui urine. Là là, quelle ambiance ! Des voitures officielles cernées de motards passent en trombe, en trompe. La ville ordinairement industrielle, avec ses chantiers navaux et ses raffineries de pétrole, a un drôle d’air. Des drapeaux mouillés, bernés, pendent à des mâts de misère nationale On a dressé des tentes dans la périphérie, à l’usage de ces faux réfugiés dont nous sommes. Des cuisines roulantes servent de la soupe de beurgh et des marchands ambulants vendent des rouleaux de chibröc fourrés au stupr ou au fond de kalbârs. Cela ressemble à une immense kermesse triste ; à la Fête de l’Huma sans la participation de Michel Sardou et sans le discours « tentatendu » de Jacques Chirac, tu vois ? Les gens s’empilent, se tassent, s’anastassent. Ils causent peu, beaucoup commencent à pleurer avant les cérémonies. On voit des familles entières : les grands-parents, le papa, la maman, le tonton infirme, les huit z’enfants qui s’exercent à l’oignon. C’est drôlement pathétique, n’empêche.

Les femmes se sont fringuées en noir, dans la mesure du possible. Les hommes portent au revers des badges que ça représente la bouille à ce pauvre Siméon ; les marmots ont des drapeaux à bandes horizontales, blanche, verte, rouge avec une espèce de petite connerie ronde dans le blanc, en haut et à gauche (naturellement). Leurs mamans les apprennent à les agiter. On trouve plein d’anciens combattants des deux guerres de la dernière (la Bulgarie ayant combattu avec l’Allemagne au début des hostilités, puis contre elle quand elle a pigé que c’était râpé pour Adolf) arborant des décorations socialistes. Tout bien, très beau, réussi.

Nous autres, on a pu dénicher un coin de grande tente avec de la paille pour dormir.

Je commence à me sentir nerveux. Demain, va falloir coûte que coûte approcher la délégation française. Mais comment, avec tout ce trèpe ? Comment, avec ces chicanes disposées le long du parcours funèbre ? Comment, avec l’énorme dispositif policier qui sera mis en place ?

Cruelles questions que seul un San-Antonio surdoué peut espérer résoudre, n’est-il pas vrai ? Je m’efforce d’expliquer à Ivana que nous devrons quitter le camp de très bonne heure, avant le lever du jour et, en tout état de cause, avant tout le monde ici.

On s’endort, dans les bras et le sexe l’un de l’autre.

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