CHAPITRE TROISIÈME QUI VAUT SON PESANT DE CE QUE T’AIMES.

— Vous l’avez désinfecté, au moins ? demande le Vieux.

— Dans de l’alcool à quatre-vingt-dix, monsieur le directeur.

Satisfait, le Vénérable fait rouler l’espèce de monstrueuse agate sur son sous-main. C’est vachement surréaliste, un œil sur un buvard.

— Mathias est là ?

— Dans l’antichambre, monsieur le directeur.

Le Daron se redresse pour plaquer son dos à son fauteuil. Il me défrime gravement.

— Voici un très bel exploit, mon garçon, je vous en fais compliment !

Chère baderne ! « Son garçon » s’incline sous le poids des lauriers.

— Vraiment, la chose paraissait irréalisable, déclare-t-il, voulez-vous que je vous dise, San-Antonio ?

Disez, disez, révéré Boss, répond mon regard.

— Mine de rien, cette mission est l’une des plus réussies que vous ayez à votre actif.

— Merci, monsieur le…

— Et je pèse mes mots !

Bon : il pèse ses mots. Tu te rends compte ? J’attends la fin de la pesée.

Le Vieux fait comme ça :

— Ce fut difficile, n’est-ce pas ?

— Disons délicat, monsieur le…

— Et périlleux !

— Assez, monsieur le…

— Sans parler du temps de préparation.

— Trois mois d’entraînement à raison de quatre heures par jour.

— Cette idée des couteaux ! Qui vous l’a soufflée ?

— Mon minuscule cerveau, monsieur le…

— Racontez-moi, racontez-moi tout, par le détail, le menu et aussi dans les grandes lignes !

— Eh bien, donc, le problème qui m’était posé se résumait ainsi : arracher son œil de verre à un personnage inapprochable. Par conséquent, il convenait d’agir à distance. Le hasard a fait qu’en aidant maman à débarrasser notre grenier pour y faire aménager une chambre à Antoine, notre marmot d’adoption, je sois tombé sur un vieux journal. La Providence a voulu que mon regard se pose sur un article relatif à l’arrestation d’un escroc nommé Alex Andri… En lisant l’astuce de son système d’arnaque, j’ai eu le déclic. Le bonhomme m’a appris à lancer le couteau dans les pires positions et m’en a inventé un à ventouse-cureteuse. Je suis parvenu à accomplir des prodiges avec cet instrument. Lorsque je me suis senti sûr de moi, je suis parti pour Sofia où j’ai attendu l’instant propice. Il allait m’être offert assez rapidement, grâce à la venue du cirque de Moscou. L’un des numéros-chocs résidait dans le lancement de couteaux-boomerangs. Quelle meilleure occasion ! Travestis en machinistes, nous étions dans les coulisses, Béru et moi. Les Russes nous prenaient pour des Bulgares et les Bulgares pour des Russes. J’ai choisi mon angle de lancement, Béru s’est porté aux commandes électriques. Quand le fameux Ivan Dubov a eu chauffé l’assistance, à un signal convenu, Béru a éteint. J’ai lancé mon outil dans l’œil artificiel de Siméon Grozob. La ventouse-cureteuse a rempli son office. Ne me restait plus qu’à haler le couteau en tirant sur mon fil de nylon fixé au manche ; puis à jeter dans la loge l’un des couteaux de Dubov, afin de faire croire à un attentat raté ou à une fausse manœuvre de sa part. Ma ruse a si bien joué que ce pauvre Ivan est « entendu » par la police de Sofia depuis la brillante soirée.

Le Vieux rit à plein râtelier.

— Coup de maître, San-Antonio ! Coup de maître ! Travail d’une propreté scrupuleuse, soigné ! Pas de traces ! Aucun soupçon. Et l’œil est là ! Vraiment, vous l’avez désinfecté, n’est-ce pas ?

— Ç’a été mon premier soin, monsieur le…

— En ce cas, faites entrer Mathias.


Le Rouquemoute poireaute dans cette espèce d’antichambre qui n’en est pas une puisque l’escalier y débouche, ainsi que l’ascenseur. Disons qu’il s’agit d’un vaste palier meublé d’un canapé de cuir noir râpé à trois places, d’une table basse supportant des revues de police technique et de deux fauteuils plus qu’harassés. Ce qu’il y a de plus tragique dans ce no man’s land, c’est la lumière. Celle du jour parvient d’une verrière grisâtre et poussiéreuse, celle de remplacement est apportée chichement par un globe laiteux, au fond garni de mouches défuntes, voire de papillons dont on se demande bien ce qu’ils sont venus foutre, eux si légers et frivoles, dans ce bâtiment neurasthénien.

Mathias met un peu de soleil en ce lieu de basse tragédie grâce à sa chevelure flamboyante. Il porte un costar bleu-chiasse, une chemise grise, une cravate noire, des godasses qui ont l’air d’être en croco, mais qui ne sont que surmenées. Il attend avec confiance, dans l’honneur et dans la dignité ; attend avec onction, componction, tout ça, assuré de vivre un beau moment de sa carrière consciencieuse. Père d’une abondante progéniture sans destin envisageable, marié à une épousâtre qui le surveille, le brime, le houspille et lui réserve les sous-besognes ménageuses, il n’attend rien d’autre de l’existence que le bonheur de bien travailler, plus quelques avantages au plan pécuniaire et — qui sait ? — social.

Je lui virgule un signe qui le meut instantanément. Il pénètre dans le saint des saints comme tu entrerais chez la Vierge Marie avant d’avoir eu le temps de te débarrasser de tes péchés, raide, mais la tête inclinée, offert aux instances supérieures.

Le Vieux le regarde à peine, le salue d’un raclement de gorge qui n’est pas perdu puisqu’il lui permet de clarifier sa voix.

— Monsieur le directeur ! Mes respects respectueux, monsieur le directeur…

Le Vieux a un geste de semi-agacement qui, en tout cas, signifie : « Reposez… arme ! »

Mathias se tait.

— Asseyez-vous ! enjoint Achille.

Eperdu, le Rouquin dépose un huitième de son cul navrant sur le bord d’une chaise, la plus modeste qu’il ait pu trouver en cette pièce glorieuse.

— San-Antonio m’affirme que vous êtes un garçon compétent et plein d’astuce, dit le Vioque.

Mathias manque s’étaler au sol. Il blêmit sous le son recouvrant sa figure. Voudrait dire, y renonce. Un simple couac de tanche comprenant qu’elle ne retrouvera jamais plus son élément naturel et qui crie « merde » en tanche.

Le Dabe continue :

— Ce que je vais vous confier est d’une gravité indicible.

Merde : indicible ! Faut trouver des mots pareils, non ?

Le Daron me visionne par-dessus son regard, comme on regarde de près par-dessus des lunettes faites pour voir de loin.

— On peut tout lui dire, mon petit ? demande-t-il.

— Mathias est un second moi-même, réponds-je, puisqu’on est entre ganaches.

Le Rouillé me coagule un regard de chien de berger qui s’est cassé la patoune et qu’on vient d’affubler d’une attelle (ou d’une éclisse, si tu préfères, mais alors c’est pas remboursé par la Sécu).

— J’en prends note, reprend le Vénérable. Or, donc, en deux mots commençants, pardon : comme en sang, je veux dire « comme en cent », voici ce dont il s’agite avant de s’en servir, Mathias. La Bulgarie, vous ne l’ignorez pas, ou alors vous n’avez rien à foutre dans mes services, fait partie des pays alignés. Le Secrétaire très puissant du Parti est un certain Siméon Grozob qu’on connaît peu en France, parce que chez nous, sorti de Baudouin et de la reine d’Angleterre, on ne connaît personne. Ce Grozob est en défaveur à Moscou, et aussi dans son propre pays où son action est jugée un tantisoit déviationniste. Bref, il y a lurette qu’on aurait envoyé sa cervelle chercher une balle perdue dans quelque cul-de-basse-fosse ou qu’il serait interné dans un asile psychiatrique s’il ne détenait un secret capital concernant l’U.R.S.S. Vous me suivez, Mathias ?

— Papapassionnément, directeur le monsieur ! flatouille Mathias.

Le Vieux m’envisage.

— Il me suit, oui ?

— Pleinement, monsieur le…

— Parfait.

Pépère fait une chose qui lui arrive rarement. Il recule son fauteuil seigneurial, croise les jambes et passe son pouce droit dans l’entournure biconvexe de son gilet.

— A partir de là, il va falloir m’ouvrir toutes grandes vos oreilles décollées, mon cher Mathias, dont, entre parenthèses, vous devriez raser les touffes de poils roux qui en jaillissent, ça fait désordre. Au fait, ça ne vous gêne pas d’être rouquin ? Non ! Tant mieux. Je passe à l’élément capital de l’affaire. Nous sommes quelques-uns à nous être demandé pourquoi, puisqu’il est détenteur d’un secret, les Russes ne le neutralisaient pas. D’une étude serrée, il a résulté que ce secret, Grozob l’a déposé en lieu sûr, sinon vous pensez que nos copains popofs, hein ? Ben voyons ! Mais où ? Les services secrets soviétiques, américains, britanniques, israéliens et autres ont tout fait pour tenter d’en avoir le cœur net ; mais fume ! Et c’est un petit trou-de-balle de Français, vous m’entendez, Mathias ? Un petit zigoto payé au smig qui a eu le fin mot sans rien chercher, et pour cause. Ce type est allé passer ses vacances en Bulgarie, je vous demande un peu ! Des vacances ! Ça vous situe le gars, non ? Dites, ouvrez la fenêtre ; mon vieux, vous sentez ! Hein qu’il sent, San-Antonio ? Tous les hyper-rouquins ! Le fort, la ménagerie. C’est pas de leur faute. Et pourtant ils se lavent. Hein, Mathias, que vous vous lavez bien ? Un bain par jour, n’est-ce pas ! Je sais : j’ai eu une maîtresse rousse. Une affaire du tonnerre de Dieu, mais qui fouettait. Un vrai petit fauve ! Bon, reprenons… Mon trou-du-cul smigard, en vacances. Ce connard furtif, entre autres sales défauts, dont celui d’être pauvre, a celui de fumer. Vous pensez ! A Sofia ! On a trouvé du « H » dans ses bagages. Un smigard, du « H » !

Je ris !

Il rit.

Repart aussi sec :

— Mathias, vous devriez aller chez un grand parfumeur du faubourg Saint-Honoré, demander un déodorant corporel pour rouquin, ça existe. Je connais une prostituée rousse qui en use. Certes, il faut une pulvérisation toutes les deux heures, mais c’est très efficace. Vous n’oublierez pas ? San-Antonio, vous le lui ferez mettre sur une note de frais, à la rubrique taxi. Où en étais-je ? Ma petite putain rousse ! Une affaire ! Hors de prix, la gueuse, mais l’affaire du siècle. La seule qui réussisse l’« i » grec lubrique sans vous faire casser la gueule ; mais il faut voir son entraînement ! Tout s’acquiert au prix de mille difficultés, c’est la loi de la vie. Donc, mon smigard est appréhendé par la police bulgare, jeté dans un derrière-de-basse-fosse. Là, il se retrouve en compagnie d’un prisonnier exténué, n’ayant plus d’humain que la silhouette et une ombre de voix. Le petit Français s’inquiète du sort du malheureux. Mais la conversation est sommaire : l’un ne parlant que bulgare, c’est-à-dire ne parlant à peu près pas, et l’autre le français d’Aubervilliers.

Le Vieux ricane.

— Vous me suivez, Mathias ?

— Très bien, monsieur le…

— Bon, alors suivez-moi sans remuer les pieds, de grâce, car vous devenez intenable, mon vieux. Je suis un douloureux de l’olfactif, moi. La moindre senteur m’agresse. C’est tout de même insensé de puer pareillement ! Je continue… Mon petit titi-fumeur-de « H » est démerde, smigard, drogué, mais parigot. Quelle méthode de communication parvient-il à mettre au point, la chose n’est pas précisée, le fait est qu’il y parvient. Le voici qui questionne son compagnon d’infortune. Et celui-ci de lui expliquer qu’il est interné depuis une quinzaine d’années. Il appartenait à la police secrète du Parti. Un jour, il a reçu l’ordre d’aller abattre un certain Razpeï, prothésiste oculaire de son état. Il s’est acquitté de sa mission. Au retour, il a été arrêté, accusé de meurtre et jeté en prison. Il y moisissait, depuis lors, dans l’attente de son jugement. Officiellement, il se trouvait en prévention. Ne voyait jamais personne. Si on lui a octroyé ce compagnon, c’est sans doute parce que le Français ne pouvait parler avec lui.

Le Vieux jubile.

— Attendez, Mathias ! Attendez, mon garçon ! Mais soyez gentil : si vous voulez que je poursuive, éloignez-vous un peu de mon bureau, je vous prie. Pas de beaucoup : trois ou quatre mètres, je commence à être incommodé sérieusement. Je ne comprends pas qu’on ne fasse rien pour les rouquins, voyez-vous. Et vous San-Antonio ? Ça ne vous indigne pas qu’on laisse ces malheureux fouetter en silence ? Il y a à faire, mes amis ! Oh ! là là ! ce qu’il y a à faire pour améliorer la condition humaine ! Tenez, je vous prends l’aéronautique, par exemple, vous trouvez normal, vous autres, qu’on passe plus de temps dans les aéroports que dans les avions ? Il y a quelque chose qui ne cadre pas, hein ? Eh bien, pour les rouquins, c’est pareil. Ça possède une belle gueule, un rouquin, non ? Ça a du caractère. Et alors, pourquoi ça pue pareillement ? Je vous disais donc, mon petit smigard… Il a tiré quelques mois dans les geôles bulgares, très bien. Heureusement pour lui, il était inscrit au P.C. français, ce qui lui a valu une relative indulgence. En sortant de prison, il s’est rendu au consulat de France, pour son rapatriement. Là, il a narré son aventure au vice-consul, lequel, en homme astucieux, a adressé, à tout hasard, un rapport au Quai. Le Quai a transmis aux Renseignements Généraux. Cet épisode, en apparence assez banal, a fait tiquer un responsable. Le Département Noir s’est livré à une enquête à Sofia, et a pu établir que c’est le prothésiste oculaire Razpeï qui avait fabriqué l’œil de verre de Siméon Grozob. A ce stade, je suis entré dans le circuit. Moi, vous me connaissez, mes drôles ? Omniprésent. Indispensable. Dieu le père ! Trait de génie. Je comprends lumineusement que le secret de Grozob réside dans son œil de verre. Suivez mon raisonnement : on assassine le prothésiste, sitôt qu’il a achevé son boulot, et puis on embastille son assassin, pas trop que l’histoire s’ébruite. Pour lors, je me mets à phosphorer, moi, Mathias, sur la façon dont on pourrait s’emparer de cet œil. Parce que je ne pue pas, moi, Mathias : je réfléchis !

Il cueille la boule de verre et la lui présente comme on dut présenter à Marie-Antoinette le fameux collier qui devait tant faire chier Louis XVI.

— Et la conclusion de mes réflexions, mon ami, la voici ! L’œil ! L’œil de Siméon Grozob ! Ici ! Entre mes doigts On l’a désinfecté, rassurez-vous. Un truc qui sort d’une orbite communiste, vous pensez ! Je vais vous le remettre, Mathias. Oui : à vous. Et vous allez lui arracher son secret. A première vue, si je puis m’exprimer ainsi à propos d’un œil, il n’a rien de particulier. Et pourtant il recèle quelque chose de capital. Vous devez découvrir ce quelque chose ! Absolument ! Je reprends : ab-so-lu-ment ! Bien reçu ? Cinq sur cinq ? Je vous interdis de faire quoi que ce soit avant d’avoir réussi, vous me comprenez, Mathias ? Défense de baiser votre femme, de déféquer, de regarder la télévision, quand bien même il y aurait Guy Lux. Vous travaillez là-dessus, à corps perdu. Dois-je répéter ou c’est compris, admis ?

— J’ai parfaitement compris, monsieur le…

— Parfait. Prenez l’œil. Attendez : je le dépose dans ce cendrier et je me reculerai pendant que vous le saisirez. Dites-vous qu’à compter de tout de suite, j’attends votre rapport, en m’étonnant de ne pas l’avoir encore reçu. Si vous m’apportez la solution franche et massive dans un laps de temps record, je vous récompenserai, mon garçon. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Hmmm ? San-Antonio, vous qui le connaissez, qu’est-ce qui lui ferait plaisir ?

Je souris.

— Ma foi, monsieur le directeur, la boutonnière de Mathias est vierge et…

— Vendu ! écrie le Boss. Les palmes ! Il les aura. Vous aurez les palmes, Mathias. Mais ne comptez pas sur moi pour vous les remettre : vous sentez beaucoup trop fort pour que je me risque à vous donner l’accolade !

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