CHAPITRE QUATRIÈME, QUI DIT BIEN CE QU’IL VEUT DIRE, MAIS QUI N’EN DIT PAS LONG. ENFIN, L’ESSENTIEL C’EST QUE CE SOIT SALINGUE, NON ?

Le saxo est un instrument de clown et c’est pour cela qu’il m’émeut. Ses sonorités vous gratouillent l’âme. On pense à des lumières, à des instants de liesse précaire. A un tohu-bohu.

J’écoute le lamento d’un saxo dans une venelle de Venise, pas trop éloignée du théâtre de la Felice. La venelle débouche sur une plus vaste artère dont j’ai oublié le nom, mais attends-moi là, je vais le rechercher sur le Guide Bleu (des Vosges Gazé)……….

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Ici s’intercale une brève absence du maître.

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Voilà ! C’est la Calle Larga XXII Marzo. Faut pouvoir mémoriser ce blaze, hein ? Elle est ma préférée de la Cité de Casanova. J’aime ses dimensions, la qualité des magasins qui la bordent, les dalles de pierre sur lesquelles vont et viennent les chiens du quartier, porteurs de grosses muselières qui font songer à des supplices antiques. Des boutiques d’antiquaires, principalement. Quelques-unes qui vendent ces saloperies de verre dont le touriste est ébloui. Le verre est une matière que je hais, exception faite pour quelques peintures naïves du 17e exécutées sur vitre.

Je stoppe devant la librairie qui limite la rue, là où l’on ne vend que des bouquins anciens, aux reliures vénérables, des estampes, des masques vénitiens, du passé noble, quoi. Dans la vitrine s’étale un plan de Venise, du seizième siècle, je crois. Constellé de taches brunes. Le papier supporte mal les ans, bien qu’il soit fait de bois. Les quatre points cardinaux sont indiqués. Touchants caractères un peu biscornus. Tiens, la partie texte est rédigée en français. Je me mets à composer des anagrammes. Rond, tes, dus, soute ! Marrant. C’est traduit de : Nord, est, sud, ouest par Sana, l’esprit agile de ce siècle ! A côté du plan, une gravure extraite d’un bouquin botanique représente le liseron. Et je sais que ma Félicie d’amour raffole du liseron (je meurs où je m’attache). Alors j’entre. Une dame, pas plus aimable que si elle était française, m’indique le prix. J’acquiesce. Elle va dégager la planche (coloriée main) de la vitrine.

Dans le magasin il y a un couple. Des élégants. La trente-cinquaine. Lui, un blond châtain ondulé, est abîmé dans un gros book à couverture de maroquin lie-de-vin. Elle, elle attend, assise (comme saint François d’), avec l’air de s’ennuyer poliment. Très ravissante personne, brune, le regard bleu, fringuée avec un bon goût bourgeois.

Pendant que la marchande me confectionne une sorte d’espèce de paquet, nos yeux se croisent, à la dame et à moi. Et alors, je vais te dire, c’est véry insensé, peu courant, foudroyant ; en une seconde ce double regard devient lubrique. Tel que je te cause. La jolie madame qui attend son jules doit être un peu nympho ou autre, car elle me viole d’une œillée en coup de fouet. Et mézigue, cette véhémente regardée me dégringole séance tenante dans les parties académiques. J’en hisse le grand pavois, le gros pâmois, aussi sec ; que mon matériel de tringleur doit ressembler, de profil, à un canon de D.C.A. On se précipite à notre rencontre, elle et moi, par les yeux. Une pareille intensité me fait mal.

Et un chagrin me prend. La révolte du scoubidou farceur. Je me dis : « C’est pas possible ! Je vais allonger mes lires, prendre mon pacsif et sortir ! Non, non, non ! »

Mais quoi ? Dans la vie, y a cette chierie contraignante qu’on nomme les convenances. Les plus élémentaires interdisent à un mec de se jeter sur une dame flanquée de son époux. Alors ?

Je chope mon stylo. Un morceau de papier traîne à terre. Je le cueille. J’écris en hâte et en imprimés : Gritti Palace chambre 328.

Et maintenant ?

La dame continue de me fixer. Oserai-je lui tendre ce bref message ? Impossible ! Tu vois pas qu’elle se mette à protester ? A écrier des « Mais quoi, mais qu’est-ce, bougre de sale individu ! » Et à le crier en italien moderne ! T’as des gerces qui aiment aguicher un lavedu et, quand elles l’ont ferré, le traiter de satyre.

Mon paquet est prêt.

— Grazie, signora.

En emparant la gravure emballée, je dépose le bout de papier sur une table chargée de livres, devant la dame assise. Ensuite je sors vitement, sans échanger d’autres œillades.

* * *

Le loufiat d’étage m’apporte un Pim’s Number ouane. Dans les cas d’exception, il constitue ma boisson d’apparat. C’est pas le goût qui me séduit, mais les couleurs. L’écorce de concombre, l’orange, la tige de menthe fraîche, la cerise confite, t’as l’impression de boire un jardin.

J’attends sans espoir, et pourtant quelque chose me dit qu’« elle » viendra.

Cela fait deux heures que j’ai regagné mon hôtel. On entend jacasser des gondoliers, en bas. En face de moi, il y a les toits de Venise, ponctués de minuscules terrasses fleuries, un peu bricolées, certes, mais tellement romantiques. Un gros mec torse nu arrose des plantes en pots avec un arrosoir minuscule.

Je bois mon Pim’s. Je suis en robe de chambre car j’ai pris une douche. J’ai branché la radio et une chanteuse ritale y va à fond la caisse.

Cette attente a quelque chose de stupide. De vain. D’un peu humiliant aussi. Tu penses que la gonzesse saboulée bourgeoise ne va pas prendre un tel risque ! Et pourtant ma camarade bibite, qui n’a pas oublié le double look, me conjure d’attendre. Tu ferais quoi, toi, à ma place ? Mon comportement est d’autant plus sot, grenu et saugrenu, que j’ai du boulot, moi. Un rancard important Campo San Maurizio, avec le signor Influenza. Voilà au moins une plombe que j’aurais dû caracoler jusqu’à son appartement pour un entretien de la plus haute importation.

Un pigeon dodu vient se jucher sur l’appui de ma fenêtre. Son territoire, à cézigue, c’est pas la place Saint-Marc, trop fréquentée par les autres colombins, mais les quartiers huppés, discrets, là qu’on trouve des miettes de croissant sur les terrasses.

Je lui souris. Première fois que je souris à un pigeon. Il me regarde sans s’émouvoir. Et alors je perçois le gling-gliiiiing de la sonnette à deux tons.

Je fonce délourder. Juste avant, je plaque de la main mes cheveux décoiffés sur l’arrière par le dossier du fauteuil.

Banco !

C’est elle. Telle qu’au magasin.

On ne se dit pas un mot. Elle entre rapidement, peu soucieuse de s’attarder sur mon paillasson.

Elle fonce jusqu’au plumard. D’un geste elle dégrafe sa jupe. Ne porte rien en dessous. Déboutonne son corsage. Ne porte rien en dessous autre que ses deux admirables seins. Elle s’assied au bord du lit, ouvre impudiquement ses jambes aussi parfaites que le reste, et elle attend en me regardant d’un air, je te jure presque pathétique. Moi, je me débarrasse d’une haussée d’épaules, de ma robe de chambre. M’approche somnambuliquement et l’engouffre sans crier gare ni quoi que ce soit. Pas un mot préalable. Pas une caresse liminaire. Tout ça est d’une brutalité inouïe, et même inouise, tout en demeurant dans une vague improbabilité. En état second, tu piges ? Et je la aime aussi fort que possible. A grandes féroces tringlées rurales. Je la aime comme un taureau aime une vache en rut. Quel étrange abandon dans cette frénésie de la chair ! Ce qu’on est beaucoup de choses, tout de même ! Quelle pure merveille sensorielle ! Ya yaaaa ! Je m’auto-ravis : On est là : elle, si magistralement inconnue et totalement ardente, moi, si concomitant. Hardi, les gars ! Haut les culs ! Taïaut, taïaut !

C’est la baise intraitable. Mort, où est ta victoire ? qu’il questionnait, Roll Mops. Je prends cette personne en grande fougue, comme elle est venue, sans un son. On se développe dans les azurs. On voltige loin de nous. On s’épanouit. On explose. En même temps, comme toujours dans une super-bourrée hors compétition… Ensuite, on traverse la période d’abattement indicible. On se sent épuisés et bénis. Poliment, je la laisse passer. Je voudrais lui expliquer que la salle de bains est là où elle se trouve, mais dis, l’appartement 328 du Gritti c’est pas Chambord. Note que c’est mieux par le confort, mais de plus modestes dimensions. Elle se relève. Elle ramasse sa jupe.

Une fois sortie de la chambre, je perçois des froissements d’étoffe. Ensuite un claquement de porte. Quoi ? La petite fougueuse serait-elle partie sans me dire au revoir ni se rafraîchir ? Je bondis. Textuel. Elle a négligé la salle d’eau.

Tout se sera passé sans que nous échangions un seul mot, tu m’entends ? Pas de paroles : l’acte !

Elle est venue, elle est partie. J’ignore tout d’elle, jusqu’à sa nationalité. Je ne la reverrai probablement jamais. Elle était là, sous moi. Et maintenant ne reste qu’un subtil parfum et une tache de foutre. Ce qu’on est peu de chose !

* * *

Sa femme vient m’opener.

Une petite grosse aux cheveux blanc-bleu frisottés. Bon ton, bonne bouffe. De la moustache, mais blonde. Le regard incisif mais fuyant. Elle traîne des odeurs de parmesan et de poissecaille.

— Si : le signor Influenza est rentré. Ma il est à table.

— J’avais promis de venir plus tôt, non ?

Je lui débite des excuses fignolées. Un empêchement : ma voiture bloquée dans un encombrement, place Saint-Marc.

Elle n’apprécie pas et renfrogne.

— Je vais voir si le signor Influenza peut vous recevoir maintenant.

Il peut.

Se pointe, en manches de chemise, bretelles, pantoufles, en extrayant de ses dents des molécules de seiche à la vénitienne. C’est un petit gros pas joyeux, très brun, coiffé plat. Soucieux. Sa femme qui le fait chier ? Sinon quoi d’autre ? Il paraît en parfaite santé et doit bien gagner son bœuf si je m’en réfère à son appartement confortable.

— Commissaire Sanantonio[3] de Parigi, me présenté-je.

Il a une courbette et son regard se fait inquiet.

— Je viens pour une consultation, signor Influenza.

Vive surprise de l’intéressé.

— Mais, je ne suis pas dottore, objecte l’homme en glaviotant, façon Béru, un morceau de seiche qui constituerait un repas valable pour deux fourmis rouges dans la force de l’âge.

— Vous êtes mieux que cela, m’empressé-je. Votre réputation a dépassé les frontières de la chère Italie.

La flatterie porte toujours ses fruits, le bonhomme se décrispe un tantisoit et un projet de sourire fait frémir sa bouche. Il ressemble à Dario Moreno, l’impérissable interprète de La Marmite.

Pour lors, il me désigne une chaise garnie de satin violet qui comblerait des hémorroïdes épiscopales.

J’en use, croise mes jambes légèrement fourbues par le coït à haute fréquence auquel je viens de participer.

— Monsieur Influenza, reprends-je, vous fûtes l’un des plus remarquables travailleurs sur verre de Murano. On vous doit, entre autres chefs-d’œuvre, une reconstitution du Palais des Doges, le buste du maréchal Staline, la Naïade au poulpe, qui figure au Musée de Tokyo, la statue de Pinocchio et une course de gondoles sur le Grand Canal, exact ?

— Fantastico ! fait mon interlocuteur, tout à fait épanoui, comment savez-vous tout cela, Signore ?

— Comment sait-on que la Joconde est au Louvre, Bruxelles en Belgique et que le président Carter était marchand de cacahuètes, mon cher ?

Je fais claquer mes doigts.

— La célébrité se propage comme les ondes hertziennes. Ce qu’il y a de particulier, dans votre cas, c’est que, parvenu au faite de votre gloire en verre filé, vous avez brusquement bifurqué dans une voie inattendue. Vous étiez un artiste d’ornement, si je puis dire, une profonde modification s’est alors opérée en vous et vous êtes devenu, en très peu de temps, artiste ès prothèse.

— Si, un accident banal est à l’origine de…

— Je le connais, signor Influenza. Votre beau-père, qui travaillait comme perceur de macaroni dans une usine de Mestre, s’est foutu, comme un con, l’une de ses mèches dans l’œil droit, perdant irrémédiablement celui-ci.

— C’était le gauche, signor, me prend-il en défaut ; mais avec beaucoup de mansuétude à la sauce tomate.

— Pardonnez mon erreur, signore.

— Ce n’est pas grave.

— Donc, votre beau-père perdit l’œil gauche et après traitement, on lui confectionna un œil de verre. Seulement l’iris du cher papa de votre admirable épouse était si particulier qu’on se montra infoutu de lui reproduire le même.

— Une saloperie, signore ! s’indigne rétrospectivement mon hôte.

— C’est alors que vous entreprîtes de lui en faire un vous-même, reprends-je, et ce fut une telle réussite, une perfection si absolue, qu’à l’hôpital ophtalmologique on cria au chef-d’œuvre Le professeur Ochiali da Sole, de la Faculté de Parmesan, dont les travaux font autorité dans toute l’Europe, vous supplia de vous consacrer à cette tâche combien délicate qu’est l’œil-bidoni, que nous appelons, chez nous, en Francerie : le lampion-bidon. Et vous, conscient de l’apport que vous alliez faire à la science colmatrice, vous acceptâtes ! Délaissant vos œuvres d’art : pont des soupirs, éléphants roses, et autres charogneries du genre, vous consacrâtes dès lors tout votre beau savoir à la réalisation de prothèses oculaires. Et depuis, mon cher signor Influenza, depuis, quel chemin ! On s’arrache vos yeux. Les plus grands de ce monde font appel à vous. Dans les milieux bien informés, on n’ignore pas que l’œil de verre de la Reine d’Angleterre est votre œuvre, de même que les deux de notre grande artiste Dalida. Bravo !

Je me lève et vais lui donner l’accolade, ce qui ne le laisse pas indifférent, à preuve, il me propose un verre de Martini Bianco.

Ce grand vibrato émotionnel dissipé, je sors une petite boîte en carton de mon gousset.

— Les Services Secrets Français ont besoin de vous, signore.

J’extrais de son emmitouflage d’ouate rose l’œil de verre capturé sur le beau visage de Siméon Grozob.

Car le moment penaud est venu de t’avouer quelque chose, mon larron : le gars Mathias n’a rien décelé de suspect dans cet œil. Il ne recèle aucun microfilm, pas la moindre formule n’y est quelque part gravée. Le rouquin, pendant des heures, des jours, des nuits, est resté enfermé dans son labo avec cette boule de verre sans lui arracher son secret, si secret il y a. C’est un être exténué, indécorable qui a fini par me rendre le trophée, en s’avouant vaincu.

Je te passe la rogne, la ragne, la gragne et la grogne du Vieux ! Ses stances au malsort ! Sa tirade sur notre incurie romaine ! Sarcasmes féroces ; déclarations flétrisseuses. La lyre !

— Tenez, vous vous en ferez une breloque ! m’a-t-il dit en me balançant l’œil de verre à travers la hure.

J’ai ramassé la mirette-ersatz à Siméon, l’ai glissée in my pocket. Me suis enfui à tire de Maserati jusqu’à l’Auberge du Cerf Empaillé, dans la forêt de Rambouillet, en compagnie d’une pétroleuse que j’ai vergée pendant quarante-huit heures d’enfilée. A l’issue de quoi, une idée m’est venue, ultime. L’opération dernière chance. Le test du désespoir. Gros risques, peut-être, mais j’en fais mon affaire.

Et après documentation, me voici dans le salon du signor Influenza, prince de l’œil de verre.

Je lui tends la chose, il la prend dans le creux de sa main d’artiste, l’y fait rouler doucement, comme une pépite dans le sable aurifère que contient le fameux plat du chercheur d’or.

— Travail assez banal, signore, il m’annonce en assortissant d’une moue dégobillatoire.

— Peut-être, monsieur Influenza, toujours est-il que je viens vous demander de me reproduire cet œil à la perfection. Je veux que vous me réalisiez le même, comprenez-vous ?

— C’est pour un aveugle ?

— Non, réponds-je, c’est pour essayer d’y voir clair.

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