CINQUIÈME CHAPITRE, PLEIN D’UNE EXTRÊME TENSION QUI N’EST PAS FAITE POUR AMÉLIORER LA TIENNE.

Une interprète nous accompagne, une pas moche fille, mais fagotée officiel-pays-de-l’Est. Elle rébarbate dans un tailleur mal coupé qui ne parvient pas à lui composer la silhouette hommasse souhaitée au départ, parce que la nénette en question a des formes incomprimables et hautement harmonieuses. Très brune, coiffée massacre, le regard bleu-rêve, les joues roses, elle possède naturellement tout ce qu’une chiée de gerces essaient de se composer par de multiples artifices, ou artifesses.

Béru coltine le Nagra, avec des gestes blasés de professionnel, en achevant de mastiquer une chose douteuse dont il a fait l’emplette chez un épicier-boucher-charcutier de Sofia.

Nous sommes à la Maison du Peuple, aimable bâtisse qui vous donne des nostalgies de Fresnes ou de la Santé. Un grand salon où rôdent des reliquats de vieux fastes pré-socialistes nous accueille. Quelques tentures inchangées depuis l’ancien régime dégagent une odeur vieillotte et lourde de velours poussiéreux, et cette réaction olfactive me fait évoquer la loge de Mme Sarah Bernhardt que je n’ai bien entendu jamais eu l’honneur de connaître, mais dont il m’est revenu qu’elle jouait admirablement l’Aiglon avec une jambe de bois, alors que tant tellement, depuis elle, l’ont interprété avec une gueule de bois, voire de raie.

Le silence est troublé par des airs d’accordéon, ou assimilé, tombant on ne sait d’où.

Béru engloutit sa bouchée de truc douteux et dit à notre interprète qu’il raffole l’accordéon.

Il ajoute que son beau-frère en joue et qu’il virtuose sur son grand morcif intitulé « Jolie Véranda » un air à vous flanquer des frissons partout. Notre guide reste plutôt impassible.

— Vous causez bien français, lui fait le Gros, mais comprenâtes-vous égal’ment l’argot ?

— Certains termes, répond l’autre.

— Si j’vous causais qu’vot’ fignedé mignon m’file dans l’calbute un goumi d’Céhéresse et qu’j’t’vous embroqu’rais cosaque pour une tringlée grand siècle, vous y traduireriez comment t’est-ce, ma mignonne ?

La môme, ainsi collée, le prie de répéter plus lentement. Il s’exécute. Elle avoue son ignorance après avoir répété tant bien que mal la phrase sibylline.

— Cela voulait dire quoi ? demande la jeune fille avide de parfaire ses connaissances linguistiques.

Bérurier cochonne du regard et rit gras.

— V’s’allez t’êt’ choquée, mon bijou, j’vous préviens. Cela voulait dire tout simp’ment qu’vot’ tarte aux poils m’courjute l’sensoriel et qu’j’te vous ramon’rais la case-trésor à v’s’en faire gueuler môman ! V’voiliez qu’c’t’un peu osé dans l’genre ; mais en tout cas c’est pensé !

Et il lui virgule une œillade, comme jamais Casanova, en ponctuant d’un rot discret au parfum de gendarme-qui-se-déchausse.

Là-dessus, la porte s’ouvre, et Siméon Grozob fait une entrée rapide.

C’est un homme de taille fort moyenne, légèrement voûté, ce qui ne solutionne pas le problème, au teint gris, aux cheveux poivre et sel taillés en brosse, avec un visage à la fois énergique et désabusé, tailladé de rides profondes. Il porte des lunettes très teintées, n’ayant pas encore fait remplacer son lampion kidnappé.

Il vient à nous en souriant musée Grévin, nous presse chaleureusement la main, le Gros et moi. Salue l’interprète d’une inclinaison de tête juste pour dire et articule en un français qui ne passerait pas sous une porte cochère :

— Soyez les bienvenus, messieurs les journalistes.

Cela étant dit, il s’abandonne sur un canapé style Divan-le-Terrible et nous adresse un geste d’invite.

Béru branche le nagra, place le micro sur un trépied volant, fait des essais de pets et annonce que « Banco, les mecs : ça tourne. »

J’y vais de mon laïus, comme quoi nous sommes reconnaissants au Secrétaire Président-Directeur Général de bien vouloir recevoir France-Inter-Ecoutez-la-Différence. La môme au tailleur traduit. Siméon écoute sans broncher, croise ses jambes comme pour signifier que les blablas il n’en a rien à branler et qu’on devra se remuer le fion.

J’ai préparé toute une liste de questions-bateaux sur le devenir de la chère Bulgarie, tout ça, son rôle dans l’Europe de l’Est actuelle. Ses perspectives de cecicela et mon cul, tout bien, réservez-m’en douze caisses avec emballage perdu, merci !

Lui, il répond comme fonctionne un appareil distributeur de café, café au lait, thé, chocolat, quand il fonctionne. Ma question, répercutée par la fille, c’est la pièce de monnaie, sa réponse, c’est l’enclenchement de l’appareil pissant dans un gobelet de carton. La môme connaît mirifiquement son job car sa traduc vient en sous-titre qu’on s’en aperçoit presque pas, au point qu’on croit comprendre le bulgare, tu te rends compte !

Ça mouline un moment commak, après quoi, sur un signe de moi, Béru exécute le petit numéro dont nous sommes convenus. Il égosille « Stooop ! », déclare qu’il y a un os dans l’appareil vu que ses putains de merderie de piles sont nazes, qu’y va falloir s’rabattre su’l’secteur, bordel. Et où c’qu’a une prise, ma p’tite fille ? Voudriez-t-il m’aider d’en dégauchir une, siôplaît ?

Les voilà partis à ramper le long du lambris. Alors, ma pomme, prompt comme un dard (et j’ai mes raisons pour), de sortir un feuillet de ma poche et de le présenter d’autor à Siméon Grozob. Il le saisit machinalement, me regarde. Je lui fais signe de lire. Il.

Dessus, c’est écrit en bulgare, par un spécialiste de chez nous. Et y a de marqué le texte suivant :

« Monsieur le Secrétaire,

Si vous souhaitez récupérer votre œil de verre, contactez-moi à l’Hôtel Varna, le plus discrètement possible, bien entendu.

Respectueusement vôtre : San-Antonio »

Grozob escamote le billet et reste impavide. Seul signe d’intérêt, il décroise ses jambes et recule la tête comme pour me considérer dans mon ensemble. Pas un signe d’intérêt, pas la moindre mimique. Imperturbable, c’est ça.

Le Gros revient.

L’entretien bidon se poursuit encore un bout.

Qu’ensuite je remercie chaleureusement et prends congé.

* * *

L’Hôtel Varna est resté un palace par ses dimensions. On y trouve de grandes étendues marmoréennes comme le maréchal Pétrin ; d’énormes lustres auxquels manquent des calbombes, de grands tableaux moroses et pompeux dans d’énormes cadres dorés. Cela dit, l’activité y est languissante. Des employés lisent le journal dans le grand salon et ceux qui sont de service ont des frimes de geôliers pour Q.H.S.

Un restaurant gigantesque et peu fréquenté y est annexé. Il s’étend sur deux niveaux. Une piste de danse occupe le centre. Une galerie surplombe icelle, bordée d’une grille en fer doré. Une scène mélancolique héberge un quatuor en smok râpé, revers feuilles de chou (hibou, joujou, caillou, etc.). Trois messieurs et une dame pianiste-caudale moulinent du folklore centreurope. C’est triste à foutre la chiasse à des Anglais retraités ; étouffant, je trouve. Moi, ce que j’arrive pas bien à piger, jamais, au grand never, c’est pourquoi des gens de chez nous se chicornent le tempérament pour nous conduire à un régime identique sous prétexte de justice. C’est la justice que tout le monde se fasse chier la bite dans d’indicibles morosités ? Ecoute, je vais te dire ; je suis contre rien, sauf contre l’illogisme. Je veux bien qu’on écrabouille la Société de Consommation, les privilèges, les nantis, tout le merdique capitalo-fondant, bain de mousse, foie gras, voyages en first. Je veux bien remettre le compteur à zéro, essayer le grand chambardement, repartir d’un foot nouveau vers des lendemains gazouilleurs. Je veux très très bien, je suis partant, j’approuve et signe. Seulement, ce que je refuse énergiquement du désespoir, c’est qu’on me cloque une existence comme là-bas. J’y suis allé, n’en suis pas revenu ! Leurs gueules, à tous ! Merde, avoir qu’une vie et la paumer dans le sinistros, à la tienne ! Crainte et désenchantement. J’aime autant me fignoler moi-même mes états d’âme. Tout abattre, bon ! Mais rebâtir en chantant, nom de Dieu ! Dans les euphories du renouveau, et non pas jouer Maria Chapedeplomb.

L’ambiance est franchement calamiteuse. Comme si on attendait un truc vachement funeste. Un malheur général. Comme s’il y avait la peste bubonique en train de ravager la populace, et que t’attendes ton tour, guettant les battements de ton sang.

Bérurier, qu’aucune atmosphère ne saurait troubler lorsqu’il est à table et qu’il y a de quoi briffer, s’explique avec un ragoût aux choux rouges en tutant une boutanche de vin d’ici.

Nous sommes à la galerie. Deux officiers clapent en tête-à-tête. Y a aussi une table de cinq personnes à tortorer silencieusement. Je mate la pianiste dont les doigts agiles trottinent sur le clavier. Elle a une gueule romantique. Fait un peu tubarde du siècle dernier. Dame aux Camélias, avec ses cheveux coiffés tirés, raie médiane. Quand il le faut, elle tourne une page de sa partition et continue de piloter son zinc avec application. Lequel des trois autres la baise ? Doit bien y en avoir un, non ? Dans les groupes, c’est ainsi, n’importe le régime. Je cherche à deviner qui est l’élu de son cœur.

Mais mon attention est dérivée par un petit manège à gauche de mon champ visuel. L’arrivée d’un grand type anguleux, vêtu d’un manteau de cuir vert et qui tient un feutre taupé à la main. Le maître d’hôtel avec qui il parlemente lui désigne notre table. L’homme acquiesce et s’avance. Je sentais que c’était pour ma pomme. Parvenu devant notre table, l’arrivant a une courbette.

— Monsieur San-Antonio ? il demande dans un français dégueulasse comme si on l’avait vomi.

— Oui.

— Quand vous serez disponible, une voiture elle vous attendre devant l’entrée de la hôtel ; je suis d’être au volant.

— Parfaitement. Eh bien je ne vais pas vous faire languir, cher monsieur, dis-je en me levant.

Et à Béru :

— J’ai une ranque, Gros, tu m’attends au bar ?

— Yes, mon pote, et soye prudent.

Il en a de bonnes. Ça consiste en quoi, « être prudent » dans un cas pareil ?

Il murmure :

— Tu manges pas ton goulag, mec ?

— Plus faim.

A cet instant, le serveur s’approche pour retirer mon assiette pleine, Béru lui saisit le poignet promptement.

— Hé ! Molo, l’artiss ! On t’a pas sonné. Touche jamais à une assiette pleine à ma présence, sinon y aurait des r’présailles.

* * *

Le soir tombe, et la neige en fait autant. Une petite neige mutine qui tourbillonne dans la bise acide.

L’auto est une vieille Mercedes noire de vingt-cinq ans d’âge au moins. L’homme à l’imperméable vert la drive avec raideur. Je regarde défiler une banlieue nouvelle, horrible à te couper le souffle, avec ses immeubles tous identiques, percés de petites fenêtres. Lugubre, que je te dis. La population est clairsemée, grisâtre, enfrileusée. De vieux vélomoteurs circulent en faisant gicler de la boue jaune.

On s’éloigne de Sofia. L’intérieur de la guinde renifle le vieux cuir patiné. Le chauffeur s’est parfumé, moi qui ai horreur de ça, avec une eau de Cologne de bazar persan qui flanquerait des crises d’allergie à un vidangeur de fosses d’aisances. Le moteur tourne rond. Je rêvasse… Des trucs sur la vie qui va, qui dure, qui finira. Dans le grave, tu vois ? Pas triste d’ailleurs. Méditation sereine, quoi. Car, si tu réfléchis bien, j’ai tout du serin.

Mon chauffeur pilote lentement. Mais une fois dégagé des agglomérations, il champignonne un peu. Route à peu près déserte, si on excepte quelques carrioles à peine éclairées et des cyclistes affaissés sur leur vélo.

On s’offre de la sorte une quinzaine de kilomètres, après quoi nous ralentissons pour emprunter un chemin forestier. Une vague inquiétude me point : et si on m’amenait ici pour me faire ma fête ? Je me dope par le raisonnement : pourquoi me mettrait-on à mal ?

L’auto gagne une clairière. Au centre, se trouve un autre véhicule éclairé de l’intérieur.

Bien que ses vitres soient embuées, il me semble reconnaître la silhouette de Siméon Grozob à l’arrière dudit.

— Vous voulez viendre ? me demande mon pilote après avoir coupé le contact.

Je le suis en foulant un sol jonché de feuilles pourrissantes. Acagnardé au capot de la seconde bagnole, est un grand diable loqué d’une canadienne sombre et coiffé d’une casquette à la Lénine. Il fume une cigarette et la fumée de sa respiration se mêle à celle de sa toute cousue. Mon mentor va toquer à la vitre arrière, l’homme à la canadienne ne m’accorde même pas un regard. La portière s’ouvre. On me fait signe d’entrer. Grozob est là, habillé de sombre, pardessus noir à col d’astrakan, toque de même métal, lunettes noires. Il porte des gants fourrés.

Sa main droite est engagée dans la sangle du repose-bras. Sa main gauche est posée sur ses jambes croisées. Il la soulève légèrement, comme pour me saluer menu. Je prends place à son côté, une fesse dans le vide afin de pouvoir lui faire face.

— Je dois vous avouer, monsieur le Secrétaire, que je ne suis pas journaliste, mais que j’appartiens à certains services de police français.

Il ne réagit pas. Simplement, il murmure, en allemand :

— Parlez-vous allemand ?

— Plutôt mal, je suis plus à mon aise dans l’anglais.

— Alors parlons anglais, fait Siméon dans la langue d’Elisabeth II, queen.

Je répète ma première phrase. Il opine.

A la clarté lunaire qui nous parvient, malgré la hauteur des arbres, je vois déambuler les deux chauffeurs devant nous ; les mains enfoncées profond, la tête dans les épaules.

Grozob attend la suite de mes explications.

Je les lui fournis.

— Récemment, nous avons appréhendé en France un groupe de terroristes, monsieur le Secrétaire. L’un d’eux, au cours de son interrogatoire, nous a proposé un marché bizarre. Un œil de verre qu’il prétendait vous appartenir en échange de sa liberté. Il nous a affirmé que cet œil vous fut arraché lors d’une représentation de cirque à laquelle vous assistiez. Selon lui, cette boule de verre recelait une information capitale concernant l’Union Soviétique. Nous avons feint d’accepter cette tractation et l’homme nous a révélé la cachette de l’œil. Pour parler franchement, nous avons confié celui-ci à nos laboratoires de recherche qui ne lui ont absolument rien trouvé de particulier.

Je me tais.

La main que Grozob a passée dans la sangle du repose-bras s’ouvre et se ferme, marquant sa nervosité mal contenue. Le gros gant produit un bruit râpeux.

Là-bas, dans le chemin, les deux chauffeurs se diluent dans la brumasse nocturne. La neige a cessé et n’a pas tenu.

— Pourquoi me racontez-vous cela ? demande le Secrétaire.

C’est à ce genre de question qu’on juge le sang-froid d’un monsieur. Il ne s’emballe pas. Veut en savoir davantage sur les Français qui bougent, cézigue.

— Suivez le raisonnement de mes supérieurs, monsieur le Secrétaire : si cet œil de verre recèle un secret que nous ne pouvons percer, il n’a donc d’intérêt que pour vous. Dans la mesure où vous tiendriez à le récupérer, sans doute auriez-vous à cœur de vous montrer bienveillant vis-à-vis de la France qui vous le restituerait.

— Qu’appelez-vous bienveillant ? demande froidement Siméon Grozob.

— Vous n’ignorez pas, monsieur le Secrétaire, que mon pays rêve d’implanter un vaste complexe agro-polo-sidérurgico-plasmantaire en Bulgarie. Il est persuadé que, patronné par votre haute autorité, ce projet pourrait se réaliser assez rapidement.

Un silence. Grozob récite muettement des « huit » avec ses lèvres.

— Rien n’est impossible, admet-il.

Dans cette tranche de la diplomatie, mon neveu, il faut marcher sur des patins de feutre, comme chez la dame du notaire de Fouzy-le-Gros.

Alors, réprimant toute théâtralité, je sors de ma vague une petite botte en carton.

Siméon hésite à l’emparer.

N’en croit pas son œil.

— Qu’est-ce que c’est ? n’ose-t-il croire.

— Eh bien, ma foi, votre œil, monsieur le Secrétaire.

Il biche la boîte, soulève le couvercle.

— Du moins, je l’espère, complété-je.

Cette fois, il soulève ses lunettes noires sur son front pour mater la boule de verre en direct, de son lampion valide. A la place de son œil manquant, il y a une vilaine cicatrice fripée et rose. Grozob opine.

— C’est en effet mon œil. Mais…

— Oui, monsieur le Secrétaire ?

— Vous me le rendez ?

— N’est-il pas à vous ? j’outrecuide. La France n’est pas un malandrin qui rançonne. Elle compte seulement sur votre reconnaissance et a foi en votre parole.

Poum ! Si je pouvais lui passer la Marseillaise, ça compléterait le topo, j’aurais dû me munir d’un cassetophone.

Siméon se détourne pudiquement, pour renfourner son z’œil ersatz. Quand il me défrime, il a le visage nickel. Cependant, il rabat ses lunettes noires, biscotte ses sbires sans doute, pas qu’ils pigent ce qui vient de se passer.

— Demain, je prendrai contact avec l’ambassadeur de France, déclare-t-il.

— Ma gratitude personnelle vous sera acquise, monsieur le Secrétaire.

Siméon me tend la main après se l’être dégantée. Je lui en presse quatre, en espérant pour lui qu’ils sont vrais.

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