ET DES CHAPITRES TREIZE COMME ÇA ; T’EN AS DÉJÀ LU, DES CHAPITRES TREIZE COMME ÇA ?

Bon, on ne chôme pas. C’t’un book où tout va très vite. Je ne marne pas dans le statique.

Que je t’enchaîne…

Lorsque le conducteur de l’ambulance arrête celle-ci, dans un chemin creux allant se perdre dans un bois touffu, je l’en fais descendre, toujours sous la menace de mon pétard, en le priant en allemand, mais avec des gestes bulgares, d’enjamber son levier de vitesses afin de débarquer par ma propre portière. Ce, tu l’auras vaguement pigé, pour le délivrer des mauvaises tentations.

Il obéit et je vais ouvrir l’arrière. Une odeur d’éther m’agresse les trous de pif.

— Boûhfff, viv’ment un peu d’air frais, j’commençais à m’envaper, déclare le Majestueux.

Ivana somnole sur le plancher, entre les jambes des autres Bulgares, lesquels sont franchement out.

— Où en sommes-nous ? questionné-je.

— J’ai soporifié ces messieurs, révèle le Gros, pour débuter un’ p’tite asthénie locale, entièrement au jus d’os. Ensuite, j’y ai fait écluser une bouteille d’éther qui s’trouvait dans c’mignon placard d’fer qu’a une croix rouquinos peinte dessus.

« Tiens, il en reste pou’l’chauffeur, assure-t-il. Bois, mon grand ! »

Mais l’autre refuse. Alors il le sidère d’un parpaing au bouc et lui fait absorber posément le volatil breuvage, et volatil pas que l’autre s’endort comme un caillou.

— Coltine ces braves gens dans un fourré, Mec ! enjoins-je au Mammouth. Et ligote-les un peu, ça nous gagnera du temps.

— Et toi, l’artiss ? Les basses b’sognes t’ rechignent ? grommelle la chère grosse nounou bulgare.

— Moi, je vais m’occuper de la blessée. Il s’agit de Mme Siméon Grozob, figure-toi.

Ivana n’est pas dans son assiette. Les vapeurs d’éther l’ont contagiée, probable. La voici, pâlotte, les lèvres retroussées, les jupes de même, sur le point de défaillir.

Je lui conseille de s’aérer les éponges. Puis, aidé du gars Béru, je tire le brancard de l’ambulance afin de le déposer à l’air libre. Mme Grozob vogue toujours dans l’inconscience. Je lui donne des petites tapes sur la joue, comme on doit le faire pour aider une personne médicamentée à refaire surface, mais elle tarde à revenir à nous, voire plus simplement à elle.

Encore de l’attente.

Pour la tromper, j’aide Bérurier à vider l’ambulance.

* * *

La nuit descend dans du crachin. On ne peut appeler cela la pluie, ça produit comme lorsque tu passes à proximité d’une pelouse arrosée par un tourniquet et que tu ramasses sur la frite des espèces d’embruns vaporeux.

— Vous m’entendez, madame Grozob ?

En allemand. Mais elle pige pas. En anglais non plus. En rien qu’en bulgare, comme l’écrirait un non académicien que je connais.

Faut comprendre : c’est une personne d’humble extradition, comme dit Béru. Elle était maquisarde avec Grozob, faisait la tambouille, soignait les blessés, fille d’artisan yogourtier, si je réfère son curry-cul-l’homme. Humbles gens (la cabane est pauvre mais bien close). Les langues étranges ? Fume ! Etrangères ? Pas le temps. No memory. Les pauvres, ils passent leur vie à mal parler leur propre dialecte, c’est pas pour se faire tarter l’oigne à gabouiller les patois d’ailleurs, merde !

Bon, faut l’interprétise d’Ivana.

J’explique bien, de mon mieux à celle-ci qui paraît avoir récupéré, que j’entends poser des questions à la dame. Qu’elle y aille molo : voix douce haleine Colgate[9].

Elle comprend.

Dès lors, mon interro commence.

J’aimerais tellement mieux m’adresser directement à elle ! Ivana, après les contrecarres qu’elle nous a manigancés, au début de nos relations, je garde une confuse méfiance. Logique, non ?

Mais quand on n’a pas le choix, on n’a pas le choix, dirait ma concierge si j’en avais une.

Voilà pourquoi j’y vais, bille en boule :

— Nous sommes des amis. Existe-t-il un endroit, dans la région de Ruse, où nous pourrions vous conduire afin que vous soyez en sécurité ?

Elle balbutie quelque chose.

Was ? je demande.

— Elle a une très vieille tante qui l’a élevée et qui habite Chibrak, au bord du Danube.

— Dites-lui que nous allons l’emmener là-bas. Maintenant, demandez-lui si elle est au courant du secret concernant l’œil de verre de son mari.

Ivana questionne et je scrute l’expression de Mme Grozob. Elle secoue négativement la tête en balbutiant des choses d’un ton las.

— Alors ?

— Elle dit qu’elle ne comprend rien à cette histoire d’œil. On l’a déjà questionnée pendant des heures là-dessus, en la menaçant, mais elle a été incapable de parler.

Pas une seconde je ne mets en doute la sincérité de la veuve. Il y a dans son visage, dans sa voix, dans ses yeux, ce je ne sais quoi de désespéré qui est le propre de ceux qu’on interroge sur un sujet qu’ils ignorent. Je suis certain que si elle savait elle parlerait, et c’est parce que Siméon Grozob était persuadé de la chose, lui aussi, qu’il n’a jamais mis sa grosse bobonne au parfum de sa combine diabolique.

Je mordille une peau morte à mon pouce. Allons, bon, voilà que je me fais saigner, comme toujours lorsque je suis au comble de la nervouze.

Béru est assis entre les deux portes arrière de l’ambulance. Il regarde, écoute, pète discrètement, de temps à autre, manière de meubler les silences et de renouveler son atmosphère.

— Dis voir, Gars, soupire-t-il après une vesse presque mélodieuse, y a une chose dont ça m’frappe. C’t’œil tout seul, y n’rime z’à rien. Non ?

— On le dirait, en effet.

— Donc, y faut qu’a aut’ chose av’c pou’ qu’ça boume.

La remarque parcourt dans mon esprit une distance faramineuse, ce à la vitesse de la lumière, plus celle d’un gendarme à vélo.

Il dit d’or, Mister Mastar. C’est l’évidence même. L’œil ne serait que la clé de cet autre chose dont parle le Pantin de Rosseur (ou le Penseur de Rodin, si tu es trop con).

J’évoque la maison qu’habitaient les Grozob, à Sofia. Cette pièce-bureau-blockhaus dans laquelle il se terrait, le Secrétaire Général. Est-ce là qu’il cachait la partie « B » de son secret, si toutefois elle existe ?

Il s’agit de phosphorer et de faire reluire sa pensarde. Je lui ai remis son œil en fin de journée, dans la clairière, près de Sofia. Quelques heures plus tard, il m’envoyait quérir à mon hôtel parce qu’il avait constaté qu’il ne s’agissait pas du bon lampion et que je l’avais berluré. Donc, C.Q.F.D., dans l’intervalle, il a confronté l’œil de verre et l’élément complémentaire « X », tu es bien d’accord ?

— Ivana, mon amour, voulez-vous demander à Mme Grozob ce qu’a fait son mari, avant-hier soir, disons à partir de huit heures ? Qu’elle essaie de bien se rappeler, c’est capital.

Traduction est faite.

Bérurier qui a pigé m’adresse un clin d’œil (c’est le moment) encourageant. Il soupire qu’il a faim et argue qu’il aimerait bien bouffer la moindre des choses.

— Qu’a-t-elle répondu ? demandé-je à ma jolie Bulgare (au goût français).

— Elle dit qu’en arrivant chez lui, son mari a décommandé un dîner auquel il devait assister, avec des délégués du Parti Agraire et a affrété l’hélicoptère de fonction.

— Pour se rendre où, le lui a-t-il révélé ?

Ça jacasse un peu. La veuve est dans un état pas tout à fait second, mais en tout cas un bis. On sent que sa pensée fait des grumeaux. Elle réfléchit en se forçant, répond en se forçant plus encore.

— Il a dit qu’il devait faire un bref aller-retour à Ruse, mais que c’était l’affaire de deux heures…

Ruse ! Bonté Divine, mais nous y sommes, à Ruse. Ruse, le pays natal de Siméon.

— Ont-ils une résidence, ici ? m’enquiers-je.

Réponse :

— Pas à Ruse même, mais tout près, à Kachtékopec. Grozob y possédait sa maison natale, une minuscule fermette où il lui arrivait de faire retraite, parfois.

On se regarde, le Mahousse et moi, d’un air d’en avoir quatorze, comme se regardent deux marchands de voitures qui viennent d’acheter à un louftingue une Rolls neuve pour le prix d’une 2 CV d’occase.

* * *

La tante Machprö est une belle vieillarde, un peu aveugle sur les bords, mais à cause de ses lunettes noires ça ne se remarque pas tout de suite.

Nonagénaire en pleine force, possédant toute sa tête, comme dirait Marie-Antoinette avec convoitise.

Elle crèche dans la proche campagne, en bout d’agglomération.

Sa maison est modeste, mais proprette. Trois pièces, un bout de hangar délabré. Quelques poules habitent la grange et se perchent au petit bonheur. Un chat roux somnole auprès d’un vieux poêle de fonte qui fumasse et pète, de temps à autre, sur la même fréquence que Bérurier.

On essaie que notre venue soit la plus discrète possible. Mme Grozob discute faiblardement avec sa vieille tatie, laquelle la réchauffe de baisers et la lave de larmes, comme l’a écrit si joliment je crois Jules Mauriac dans Le Nœud de Mon Père.

Je prends dès lors des mesures en contrebas. Demande son manteau à la veuve, de même que ses godasses et la petite chaîne d’argent qu’elle porte au cou avec, comme pendentif, la faucille et le marteau en bois de zitraune sculpté. Mon intention, je te la dirai un peu plus loin, pas très, avant que tu aies oublié ces détails. Puis, je la chapitre (treize) comme quoi elle doit se planquer chez tantine en espérant des jours meilleurs. S’enfermer dans le grenier de la vieille dame et ne mettre le nez dehors qu’à la nuit tombée.

Là-dessus on la quitte après s’être fait indiquer la route de Kachtékopec.

* * *

Moi, cette ambulance, je me dis qu’elle commence à bien faire car l’alerte doit être donnée depuis plusieurs plombes déjà et nous sommes à la merci d’un barrage, voire d’une modeste patrouille.

Trouille ou pas trouille, that is the question, a dit Shakespeare, et comme il avait raison !

Dès lors que je sens monter les périls, je décide de nous en débarrasser. Pour cela, j’attends une occase opportune et ne tarde pas à la trouver.

Il me semble t’avoir déclaré quelque part, en cours de chef-d’œuvre, que le village natal de Grozob est situé à l’embouchure de la Jantra, là que cette rivière se jette dans le beau Johann Strauss, qu’est-ce que je débloque, moi : je voulais dire dans le beau Danube Bleu.

Peu avant le village, un pont de bois franchit la rivière, laquelle est tellement en crue que tu dirais l’Amazone à son estuaire. Tout juste praticable, ce pont.

Ayant atteint son orée, je prie mes compagnons d’en descendre, après quoi j’engage la chignole dessus, volant braqué, moteur tournant. A l’aide d’une béquille trouvée sous le support à brancard j’enclenche la première vitesse depuis l’extérieur. L’auto se met en route, mollassonnement, pique sur le parapet (trop faible pour ceux de Béru) qu’elle brise posément, et plonge dans la rivière moutonnante. Je l’y vois tournoyer, cul levé, puis elle se laisse emporter par le courant.

Les godasses, le manteau et le pendentif de Mme Grozob sont restés à l’intérieur. Ainsi, avec un peu de chance, les autorités concluront-elles peut-être à un accident et penseront-elles que la veuve, médicamentée, a péri et que son corps s’en sera allé à vau, tu sais quoi ? Oui : l’eau !

L’auto blanche disparaît dans l’obscurité inquiétante et s’en va vers la Roumanie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, l’Autriche et, qui sait ? L’Allemagne.


Je fais signe à mes compagnons de me suivre. Le Gros bouffe des pommes de terre cuites à l’eau par la tantine de la veuve Grozob et dont il a empli son corsage. La nuit est claire. L’air mouillé sent le végétal aquatique. Je me repère aisément car, selon les explications fournies par la veuvasse, la maisonnette de feu Siméon se trouve à l’extrémité d’une espèce de presqu’île située peu avant la jonction de la Jantra et du Danube.

Quinze cents mètres de marche à travers les prés humides, et nous parvenons en vue de cette pseudo langue de terre, provisoirement transformée en golfe clair par l’inondation. Mais alors, mais alors, mais alors quelle surprise (en anglais : surprise) !

Des projecteurs bordent les deux rives de la Jantra et sont braqués sur une fermette dont une partie est immergée. Des soldats bivouaquent dans des véhicules autour de ces projos. A quoi riment ces mesures ? Les petits malins qui rêvaient de mettre à bas le Secrétaire Général ont-ils eu la même pensée que nous, ou bien le Gouvernement a-t-il décidé cette démonstration pour honorer la mémoire du héros défunt ?

Que font ces troupes cantonnées sur les berges ? Attendent-elles la décrue pour investir la maison et la fouiller ? Je le pense très objectivement.

Et, le pensant, je me dis :

— Mon Tantonio-Chéri, tu dois absolument, je répète : ab-so-lu-ment, prendre les devants et visiter cette baraque avant les gentils Bulgares. Certes, la maison natale du grand Grozob se trouve en partie dans l’eau, et le flot galope de ses parts et d’autres, rendant l’approche périlleuse. Mais toi, les périls, hein ? Tu m’as compris tu m’as. Pas la première fois que tu vas risquer ta merveilleuse peau si convoitée par les dames.

— Tu penses t’à quoi t’est-ce que ? me demande l’Enflure, sa main droite posée sur mon épaule gauche comme un sac de farine.

Comme je ne réponds rien et qu’il a tout compris, il déclare :

— Vas-y pas, mon Grand, tu te noiererais av’c c’te tisane en furie. Si les militaires restent z’aux bords des abords au lieu de prendre un barlu, c’est qu’y savent impertinemment qu’a pas mèche de ramer jusqu’à.

Comme je descendais des fleuves impassibles… récité-je, tandis qu’il jacte.

La voix de l’oraison, comme disait l’aigle des mots. Mais foutre, fichtre et merde en branche !

Si près de ce qui peut être le but, vais-je abdiquer ?

Me laisser démoraliser par une simple inondation bulgare ?

— Il me faudrait une longue corde, révassé-je.

Sa Majesté ricane.

— De trois cents mètres, n’est-ce pas, mon cher baron ? Et de quelle couleur est-ce que vous la souhaitereriez ?

— Ou alors, une tenue de plongée.

— Vous avez-t-il une marque préférée ? persifle la mère Béru.

— Ou, pour le moins, un bidon vide hermétiquement bouché ? m’obstiné-je (carbonique) à énumérer.

Cette fois, l’Ampleur ne donne pas le répons mais hoche la tête.

Et puis s’éloigne à pas de loup-garou sous la lune voilée comme une vieille roue de vélocipède.

Ivana se blottit contre moi.

Voilà une petite convertie qui a joué ma partie scrupuleusement. Afin de la récompenser, je lui décerne le gros bisou de San-Salvador, avec accompagnement trifouilleur de ma dextre dans sa région danupubienne. Foutudiable, j’aurais d’autres chats à fouetter, c’est bel et bien le sien que je choisirais encore.

A peine qu’on a achevé de s’entre-déguster les amygdales, la voix de tout-à-l’égout du Mastar retentit.

— Est-ce qu’c’t objet va conviendre à son Altesse Royale ?

Il brandit un jerrican d’essence.

— J’sus été le décrocher à l’arrière d’une jeep, explique-t-il, et je te porte à la connaissance que tous les bidasses ronflent, qu’c’est à s’demander si c’sont des fantassins ou des aviateurs.

Il vide le bidon, le rebouche.

— Si j’ai bien pigé tes intentions, mon grand, tu veux t’en servir comm’ bouée de sauvage ?

— Textuel.

— Alors dessape-toi, Bébé Rose, et v’là la sangle qui maint’nait le jerrican pour t’l’attacher su’l’poitrail. Moi, qu’est-ce j’peux faire pour t’aider ?

— M’attendre, en aval de la rivière, plus bas qu’la ferme, à la pointe de cette anse plantée de saules pleureurs, que tu aperçois avant l’embouchure. C’est là-bas que je vais tenter de rejoindre la rive.

— Tu croyes pouvoir lutter cont’ le courant, Sana ?

— Je ferai l’impossible.

On ne s’en dit pas davantage. Nous, le Gros et moi, dans les périodes critiques, on a tendance à éviter les discours. On déconne mais on ne parle pas. Ou bien on la boucle, ce qui est beaucoup mieux…

— N’oublie pas de prendre mes fringues avec toi ! recommandé-je.

La môme Ivana, quand elle a pigé mes intentions, se jette à mon cou en suppliant : « Nein, oh ! nein », qui fendrait le cœur d’un as de trèfle. Je lui tapote la joue en proférant des paroles rassurantes.

— Fais-toi-z’en pas pour elle, murmure le Mammouth, j’vas m’en occuper, qu’elle console un brin, quitte à m’faire bricoler un’p’tite pipe si b’soin s’rait.

Fort de cette assurance, je m’engage lentement dans l’eau glacée. Ce qui m’amène à gesticuler désespérément, donc à nager avec une vigueur en comparaison de laquelle les bielles d’une locomotive lancée à cent cinquante à l’heure ressembleraient à des fouets à mayonnaise.


Jouant mon va, tu sais quoi ? Oui : tout ! J’ai le culot de gagner le mitan de la rivière en délire, ayant remarqué que le courant file droit sur la fermette, puis qu’il oblique brusquement à gauche, parvenu à cent mètres d’elle, refoulé par un amoncellement de roches. Le tout est de ne pas me fracasser contre les rochers d’une part, et de ne pas me laisser charrier à dache par le flot, de deux parts.

Faut être courageux pour tenter une chose pareille, tu sais ! Je veux pas me donner la palme, encore que j’en aurais grand besoin pour nager présentement, mais je ne vois pas beaucoup de gens, à l’Académie Française, excepté Jean Dutourd, lequel nage comme un triton, ses lunettes sur le front, qui pourrait s’offrir une performe de ce gabarit.

Je sens le courant me capter. Il m’empare, me bouscule, m’engalope avec lui vers j’ignore quelles abysses. Je suffoque, je Suffolk, je sus phoque. Ah ! l’horrible sensation ! Goinfré d’eau, étourdi, dominé, happé, pris, malmené. Sans le jerrican, j’aurais coulé instantanément, tant l’eau est en violence inouise. Mais le providentiel bidon assure ma flottaison. Je plonge pour émerger aussitôt. Et quand mon cher visage refait surface, j’ai le temps d’apercevoir la rive qui ouragante, déferle en grande cavalcade et sarabande (de cons).

Les projecteurs me permettent de situer l’ampleur de mon déferlage. J’arrive près du monticule de roches. A cet endroit, ça bouillonne comme sur l’évier du Niagara. L’écume gerbe à tout berzingue. Et la rivière grondasse comme un dogue allemand (ces cons) quand tu t’approches de son repas.

Je lutte farouchement contre la force irrésistible qui naninana nana nanère.

Et mon ange gardien réussit la prouesse de me centrifuger loin des roches. Je déboule sur une aire de repos d’eau qui succède au monstrueux remous. Nager jusqu’à la maisonnette n’est plus qu’un jeu d’enfant de Marie.

Maintenant, c’est de la tartelette. Le tout est de ne pas rester dans la lumière intense des projecteurs, des fois qu’un guetteur regarderait de ce côté-ci en allant pisser. Fort heureusement, l’une des faces de la crèche est restée dans l’ombre. Et reheureusement, elle comporte une fenêtre.

L’ouvrir ne vaut pas la peine d’en faire un documentaire. Je m’introduis dans la masure (c’en est une) envahie par l’eau jusqu’à mi-cuisses.

* * *

Plus que modeste, la natale maison de Siméon Grozob. Quatre pièces en enculade et meublées chichement. Pas de cave, pas de grenier. Il y avait probablement une grange, jadis, mais elle a dû s’écroulaga avec le temps et les crues (il faut laisser les crues se tasser, qu’il dit comme ça, mon Béru, j’allais oublier, pardon escuse).

A propos des meubles : ils flottent presque sur l’eau noire. La lumière des projos inonde l’intérieur par faisceaux intenses. La vision de cette maison désolée, si pauvre et clahuteuse[10], a quelque chose d’hallucinant.

Je claque des chailles. Mais la première partie de mon expédition ayant réussi, je dois continuer. Haut les cœurs, les mains, les bibites ! A toi Santonio ! Sus ! Suce ! Tu es à pied (et point nommé) d’œuvre. La réussite te sourit niaisement, profite, mon fils, profite !

Alors je procède à un rapide tour du propriétaire, si je puis user d’un si funeste terme en pays socialo. Ce serait vite fait sans l’inondation.

Je contemple les humbles pièces. Il les a conservées telles qu’elles furent en son enfance, le Secrétaire Général. La pièce commune, trois chambres de faibles dimensions… Il aurait pu les rebecqueter, leur adjoindre du sanitaire, quelque confort. Mais non, soit par esprit conservateur (pour un communiste, hum), soit pour servir sa légende, il a laissé les lieux en état, et c’est un très mauvais état.

Alors, bon. Santantonio se met à gamberger.

S’identifie au leader défunt.

Je suis Siméon Grozob. J’ai quelque chose à dissimuler ici. Quelque chose possédant une importance formidable. Où vais-je le planquer ? Lacune grave : j’ignore le volume de « la chose ». Passons ! Mettons qu’elle soit de dimensions réduites. Par hypothèse, je décide que cela ressemble à une boîte à chaussures. Pourquoi une botte à chaussures ? Parce que que ! et fous-moi la paix, merde ! J’ai le fion dans l’eau glacée, pas le moment de me tartiner les roustons avec tes sempiternelles oiseries.

Donc, je pense à un carton à godasses. Où le cacherais-je ? Je ne l’enterrerais pas, puisque je sais que la région subit parfois les crues de la je-me-rappelle-plus-le-blaze…

Les meubles ? Quelques placards muraux, aux portes branleuses. Un vieux bahut qui navigue dans la cuisine. Les lits sommaires ?

Et pourtant, l’autre nuit, avant que la rivière ne soit gonflée par les pluies diluviennes, il est venu ici, Grozob. Vérifier que l’œil de verre n’était pas le bon.

Une cache ?

J’inspecte le plafond disjoint. Il m’a l’air de bon aloi. Il est si bas qu’il m’est aisé d’en contrôler les lames une à une.

Un placard truqué, à double fond ? Je les contrôle tous. En vain. Nib de trouvailles.

Les murs sont nus, sans possibilité de cachettes. Je ramène ma viande dans la salle principale. Et soudain, je sais. Je pressens. Je comprends. La cheminée ! N’est-ce point le cœur d’une chaumière ? Quelque chose comme son âme ?

Celle-ci est vaste, avec une hotte qui digue-digue. Je vais me placer dans l’âtre. Evidemment, je ne vois rien, sinon un petit rectangle de ciel enlumé, à l’extrémité du conduit. Je me mets à palper minutieusement la paroi crépite de suie ; commençant par le bord, je tâte aussi haut que ma main puisse se tendre. Et je recommence, sans épargner le moindre centimètre.

Je m’active de la sorte pendant un bon moment, qui, pour moi, nu et transi, est un sale moment.

Mais la récompense est au bout ! Lorsque j’ai terminé d’investiger la hotte (-toi de là que je m’y mette) je passe au mur contre quoi la cheminée est adossée. C’est dans l’angle gauche que le truc se produit : une pierre en saillie qui branle comme une dent creuse ou une main de collégien. Il ne m’est pas difficile de m’en saisir et de l’arracher à son alvéole. Je dégage ainsi une ouverture ayant à peu de chose près les dimensions d’une boîte à chaussures.

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