J’ai bien choisi en demandant au Gravos de m’attendre au bouquet d’arbres. La maison constitue un îlot qui détourne le courant et il m’est plus aisé de dominer le flot à partir d’elle. Béru a préparé du matériel de récupération, à savoir deux mètres de palissade qu’il me jette judicieusement et à laquelle je peux m’agripper. Il hale alors mon radeau improvisé à l’aide d’un fil de fer de clôture.
Suffoquant, je me laisse tomber dans les roseaux, en père pélican lassé d’un long voyage. Mais au lieu de m’auto-étriper, je me laisse bichonner par mes deux camarades d’équipée. Qu’ensuite je renfile ma tenue militaire avec un soulagement que seule l’obscurité du sous-bois dissimule.
— T’as trouvé c’qu’t’espérais, Mec ? questionne l’Ignominieux.
Je lui montre la botte de fer que j’ai solidement fixée à mon jerrican.
— Je pense que ça doit être ça !
— Tu permets qu’j’vais regarder ?
— Plus tard. A présent, il s’agit de calter avant le jour. Nous avons toute la Bulgarie à traverser, mon Drôlet.
— Pour aller où ce que ?
— En Grèce ! C’est le seul pays limitrophe, avec la Turquie, qui nous soit propice. Et il va falloir trouver une brèche dans la frontière, on n’y est pas encore !
Il est effaré, le Mastodonte, et même vaguement indigné.
— T’vas m’faire croire qu’la Grèce touche la Bulgarie, sans blague ! C’est ben pour dire d’se fout’ de moi !
— Tu lui voyais quoi, comme pays limitrophes, à la Grèce ? je demande par pure curiosité.
Le Gros hausse les épaules :
— Ben : l’Espagne et l’Algérie, c’te connerie ! Vraiment, y a des moments où ça t’amuse d’prendr’ les gens pour des cons ! Tu d’vrais habiter Malines, gros malin ! Bon, en route ! Viens, ma poupoule, ajoute-t-il en saisissant Ivana par la taille, écoute-le pas car si tu comprendrais ce qu’y dit, tu d’viendrais chèvre, ce qui s’rait dommage av’c un cul pareil !
Il est trois plombes du matin lorsque, épuisés, nous décidons de marquer une pause au bord du chemin. Je me repère à l’Etoile Polaire pour choisir la bonne direction, ainsi procédaient, tout à fait jadis : navigateurs téméraires, pèlerins infatigables, gens d’armes conquérants et autres connards du même tonneau.
Donc, dis-je, nous accordons un peu de repos sur un talus en pente douce. Je n’ai toujours pas examiné le contenu de la botte (en anglais, the box) laquelle est fermée à clé et que moi, au cours de ces échauffourées algaradeuses, j’ai paumé mon petit Sésame, mais rassure-toi : il m’en reste une demi-chiée à la maison, dans le tiroir de mon slip de cérémonie. Nous forcerons la cassette plus tard, rien ne presse. C’est notre viande qu’il s’agit maintenant de mettre en lieu sûr.
Et puis, tu vois, comme on est là, vautrés sur l’herbe mouillée, à reprendre haleine et à masser nos paturons aussi riches en ampoules que le grand lustre de l’Opéra, un camion s’amène, du fond de l’horizon.
Un véhicule avec remorque, énorme, massif, boulimique, et Diesel.
On n’a pas besoin de se consulter, Gradube et mézigue. La rude ! Tu nous verrais, nous deux, lui, moi, nous, en travers de la route à gesticuler comme deux pantins articulés (la comparaison n’est pas de moi, je l’ai lue dans un beau livre de M. Robbe-Grillet, je crois qu’il me semble).
Le camionniste aperçoit quoi ? Un militaire et une grosse mémère, plus une jolie jeune femme pleine de frais nichons et de fesses. Etant inspiré de confiance, il freine.
Et alors, moi, je ligote sur la porte de la cabine, le merveilleux texte suivant : Alberto Alberti Pescheria Via Roma GENOVA.
Un Rital !
Et quel ! Tu croirais Victorio Grassmann, en plus jeune. Il écoute une cassette qui transforme la nuit bulgare en nuit napolitaine.
On parlemente, on s’explique un brin. Il vient de livrer à la Bulgarie des sardines italiennes en provenance du Portugal. Et il rentre au pays via la Grèce : Salonique, puis le barlu à Corfou. Une croisière d’amoureux, lui et son camion. Oui, il veut bien nous prendre jusqu’à la frontière grecque, mais à Mariostinovo, il sera obligé de nous larguer, vu que les gapians bulgares explorent son carrosse à la sortie et de telle qu’il ne pourrait pas sortir une cerise en contrebande.
On le gratule, le remercie d’importance, on lui promet qu’il pourra baiser Ivana en cours de route, vu qu’elle monte si volontiers au radada, désormais, qu’on est obligés de se mettre la bite sous le bras, pas qu’elle se sauve avec.
Jusqu’à Kazanlâk, le voyage se déroule sans incendie ni incident. Je reste allongé en compagnie d’Ivana, sur la couchette placée derrière les sièges et fermée par les rideaux. Délicate alcôve mobile, ma chère marquise, dans la touffeur capiteuse de laquelle je dois vous avouer commettre l’acte de chair (à saucisse) deux fois consécutives, avec la chère petite Bulgare de mon cœur.
Bérurier en concasse, bercé par les mélodies napolitaines que notre pote Alberto fait bouffe-cassetter intarissablement. Il les accompagne, en exquis baryton-basse qu’il est, le chevalier de la grand-route. Ritorno a Sorrente ! Tu parles ! Mettez-m’en deux ! Tant pis s’il y a plus rien en first, je voyagerai dans le train d’atterrissage.
Mais brèfle…
Le jour se lève.
Puis il est levé. Un timide soleil frédéric darde sur la chère Bulgarie. Le conduc cesse de chanter pour aller compisser un cerisier dont le bord de la route est complanté. Et à ce moment, figure-toi qu’une voiture surgit qui ralentit à fure-mesure de sa venue sur nous, et il y a écrit quoi donc, chéri, sur ce véhicule ? Oui, mon ange : POLICE, bel et bien, en grosses vilaines lettres. Bébert s’arrête de licebroquer, secoue à peine zézette pour lui faire dire son dernier mot. Cette survenance des archers bulgares ne l’enchante guère. Les deux poulagas qui se trouvent dans l’auto se garent pile devant le camion et descendent de leur tire. L’un réclame ses titres de transport à notre pote italoche cependant que l’autre exige ceux de Bérurier.
Moi, planqué derrière le rideau, je suis la scène par l’écartement. Ce qui me permet d’assister à du beau boulot pur fruit, pur sucre.
Un coup de saton dans la margoule de celui des deux flics que j’ai appelé « l’autre ». Un coup de clé à molette sur la nuque de son copain qualifié de « l’un » faute de connaître son identité, et l’un et l’autre, deux bons petits diables, gisent sur le macadam (aux Camélias).
Le Rital est plus que consterné : affolé.
Il crie des « Ma qué ! ma qué ! » Et puis des « Madonna ! ». Et il se signe, se contresigne, se soussigne avec des larmes dans les yeux, la voix, les gestes, le slip.
Moi, je me dis in extenso, ne rechignant jamais sur le latin originel : à présent il va falloir faire face !
Et je fais.
— Tu diras que nous t’avons menacé, Alberto ! Regarde, on a des pétards, mate-les bien, tu pourrais les décrire.
Il regarde.
Et quand il a bien vu : la couleur, la marque, le calibre, je le fous K.O. d’un uppercut sensas à la pommette.
Après quoi nous le ligotons, ainsi que les deux bourdilles. Nous plaçons les poulets dans le camion un tantisoit frigorifique, Alberto dans la couchette où j’ai, par deux fois, répété-je, honoré (de Balzac, c’est évident), dame Ivana.
J’allume les feux de position du camion.
— Changement de véhicule, mes amours !
Nous cavalons jusqu’à la tire de police. Je fais grimper « ces deux dames » à l’arrière, je m’installe au volant, enclenche le phare gyroscopique, la sirène et je fouettecochère à une allure stupréfiante (de pigeon voyageur).
Ce qui suit, je l’appellerai si tu le veux bien (mais si tu ne le veux pas je m’en torche !) la chevauchée héroïque, dernier mouvement.
L’auto de police est une Djougatchvili huit cylindres à double carburateur. Je la pousse sans effort à cent cinquante et c’est pratiquement à cette vitesse que j’achève de traverser la Bulgarie de Bazanlâk jusqu’à Svilengrad. Tu parles d’un rallye, mon fils !
Les paysans planquent leurs miches en nous entendant surgir. Y a des bourrins jusque-là paisibles qui s’emballent après notre passage forcené. Dans les traversées de villages, c’est tout juste si je lève le pied.
Dans la charmante localité d’Ankulasec je renverse même une charrette à bras chargés de patates, ainsi que le brave vieillard qui usait ses suprêmes forces à la tracter.
Une tornade. Faut dire que je joue la montre.
Dans combien de temps découvrira-t-on le camionneur ligoté ? Et les flicards ? Chaque minute compte. Malgré l’étroitesse des routes et l’encombrement dans les bourgs, je parcours les deux cents kilomètres en moins de deux plombes.
Et ainsi donc, bon, bravo, nous parvenons à la ville frontalière de Svilengrad sans pébroques d’aucune sorte. Certes, on a doublé et croisé des militaires et des poulagas, mais eux-mêmes ont été médusés par mon allure et ma sirène. On faisait « extrême urgence » à un point qui intimait le respect et livrait le passage.
Parvenus dans les faubourgs de Svilengrad, je m’hâte de dissimuler la tuture sur un chantier de démolition, qui deviendra très bientôt un chantier de construction. Il est désert, et c’est peut-être because la pause de midi, mais je m’en tamponne le coquillard avec une patte d’alligator femelle en pleine ménopause plastique.
A présent, le plus difficultueux reste à accomplir : passer la frontière !
Où ? Quand ? Comment ?
Nous marchons dans le soleil tout à fait retrouvé. J’ai l’œil cloaqueux comme un mouchoir de catarrheux. Le Gros rumine on ne sait quoi de pas catholique. Ivana continue de nous suivre, docile comme la génisse que l’on conduit au taureau.
Je me demande ce que nous allons faire d’elle. Et quel va être son devenir ? Elle a tout plaqué, s’est mouillée jusqu’à la moelle. Si elle reste en Bulgarie, ce sera pour y passer des années en taule, non ?
Mais avant de trop se pencher sur son destin, il convient de bricoler le nôtre de manière à ce qu’il comporte une suite, pas vrai ?
Cheminant faisant, nous parvenons sur la place de la gare. Importante, elle est, celle de Svilengrad. Faut dire qu’elle sert de plaque tournante, puisqu’elle aiguille des trains en Grèce, et d’autres en Turquie.
— Si qu’on rentrerait r’nifler ? propose Béru.
— Humm, lui dis-je, ce n’est guère prudent, il y a toujours de la flicaille dans les gares.
Mais il est obstiné, Mister Mastoc.
— Ecoute, murmure-t-il, moi et la môme, on attire pas l’attention, vu qu’on est deux dames : la maman et sa grande fifille. Bien sûr, en compagnie d’avec toi on s’remarque davantage, alors attends-nous dans les gogues, là-bas. Moi et Ivana, on va voir c’qu’a moilien de moilienner. Quand j’aurai fini, j’ferai comme le dur : j’sifflerai trois fois !
Péremptoire, il biche le brandillon de notre valeureuse compagne tandis que je file aux tartisses, la fameuse botte verte sous le bras.
Bouclardé dans des gogues malodorantes sur les murs desquelles des constipés ont écrit, au crayon, « Ruski go home » et des diarrhéiques, à la merde « Vive la Liberté ! » (en bulgare moderne), dans ces chiches, donc, j’entreprends d’opener le coffiot. Mais il est réticent, le bougre ! Serrure de haute sécurité, en boucanage triple, ignifusion valveuse. Drôle de bricole. Plus je mate cette fermeture, plus je la trouve singulièrement singulière ; si bien qu’il me vient le soupçon ci-joint : peut-être que Siméon a placé la partie « B » de son secret dans un coffret piégé qui exploserait et anéantirait son contenu si tout autre que lui cherchait à l’ouvrir ? Je flaire une combine de ce type. Il était bien trop méfiant, ce diable d’homme, et bien trop astucieux pour laisser son secret derrière soi, en cas de coup dur. Dès lors, me fiant à mon impression subconsciente, je renonce à forcer la mystérieuse boîte.
Et Béru siffla trois fois !
Je sortas de ma chlingante cachette, emportant un peu d’excrément bulgare à la semelle de mes souliers. La Grosse Bérurière sémaphorait à mon intention, au bout d’un quai de triage. Je l’y rejoignas. Elle me dit, jubileuse tout plein : « Acré, Mec (selon la formule des apaches de jadis), tout est paré pour la manœuvre. »
— C’est-à-dire ? lui demandas-je.
Il me montrit une locomotive tout ce qu’il y a d’à vapeur.
— Le carrosse d’M’sieur l’Prince est avancé.
— ? ? ? ? ? ? fis-je.
Il s’expliquit.
— Les deux gonziers de la machine étaient en manoeuv’. Ivana les a terpelés et leur a causé en leur f’sant voir ses cuisses. Y z’y ont espliqué qu’la ligne de droite va t’en Grèce. Suffit d’un aiguillageage. Moi, m’connaissant comm’ tu m’connais, j’ai dégagé les deux locomanes : poum et boum : menton-menton ! Y sont dans l’charbon. Et aftère, j’sus été causer l’même langage à l’aiguilleur, si bien qu’à présent la voie est lib’ pour la Grèce. Si tu voudras t’donner la peine d’grimper, mon cher… Toi tu t’fous aux commandes, moi au charbon. Et à la frontière, on tire un mignon bras d’honneur aux gapians en guise de passeports, sans ralentir, œuf corse ! Mais qu’ ça n’t’empêche pas de faire siffler l’bidule pou’ qu’y dégagent le passage, étant donné qu’on n’est pas v’nu ici pour les couper en rondelles !