Cette fois-ci, nous ne nous dirigeons pas en forêt, comme disent certains cons que je connais ; mais dans le quartier pseudo-résidentiel.
Le verdâtreur stoppe devant la grille d’une propriété début de siècle, à la façade tarabiscotée.
M’invite à descendre.
Ce dont.
Deux factionnaires factionnent de part et d’autre du portail. Le bout de leur pif rouge reste pointé sur la ligne bleue des Carpates au moment où je passe. Ces deux messieurs ne daignent même pas me regarder en biais, comme le font les gardes de Buckingham Palace, qui pourtant sont anglais, donc dépourvus de toute curiosité.
Je franchis une cour semée de graviers, escalade un perron moussu flanqué de vasques hautement merdiques et suis accueilli par un gonzeman à carrure de gorille, coiffé à la gorille, avec des yeux, un museau, et un front de gorille. Il est sobrement vêtu d’un futal de velours à grosses côtes et d’un pull de laine dont le col roulé bâille comme la moniche d’une vieille pute marseillaise.
Cézarin, espère, il est pas chef du protocole à manger de la tarte. Tu le verrais traîner des lattes sur le parquet, et garder une main dans sa poche ! Et tu l’entendrais tousser gras ! Sans compter la manière dont il glaviote au sol, en écrasant le résultat sous la semelle de sa pantoufle. Tu mords le genre ?
D’un signe, il m’a ordonné de le suivre. Et il me guide en direction du premier étage.
On gravit donc un escalier à rampe forgée et on débouche dans un couloir où un mec est assis, impavide, une mitraillette sur les genoux. Le gorille va frapper à une porte. Il annonce que je me voilà, m’indique qu’il me faut entrer et se retire.
Curieux endroit. Imagine une pièce d’assez vastes dimensions tout en longueur. Le fond est aménagé en chambre à coucher. Une grande tenture peut, si on la tire, isoler cette partie du reste de la pièce, sorte de bureau-salon, garni de livres, de revues, d’appareils enregistreurs. Une table ancienne surchargée de paperasses. Un canapé avachi, un fauteuil, un immense poste de téloche. Tout de suite, ce qui me frappe, c’est de constater que les fenêtres ont été murées et qu’à l’emplacement de ces anciennes ouvertures, on a peint d’autres fenêtres en trompe-l’œil, encadrées de rideaux, comme si c’était des vraies. Cet aménagement insolite confère à la pièce quelque chose d’intensément déprimant.
Siméon Grozob est assis à la grande table. Penché dans un rond de lumière jaune, il écrit fiévreusement, et en bulgare, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde !
— Asseyez-vous ! me jette-t-il sans relever sa tête grisonnante d’homme d’action fatigué.
Je choisis le canapé, ce qui me permet de l’admirer complètement.
Il garde ses deux pieds bien à plat sur le tapis pendant qu’il écrit, ce qui dénote le calme du bonhomme.
Quelques minutes s’écoulent à prix de faveur, la porte s’ouvre, et une grosse vachasse en peignoir se pointe. Elle a des bigoudis, une trogne de femme de ménage polonaise veuve à varices, une fine moustache bien taillée et un bide en rupture de corset qui la précède de cinquante centimètres partout où elle va.
Elle murmure quelque chose du genre « Oh ! pardon ! » en m’aspergeant. Grozob relève la tête et, d’un ton bougon, lui dit, toujours en bulgare, qu’elle vienne pas nous faire chier et qu’elle aille en vitesse vérifier que ses confitures ne moisissent pas.
La personne se retire. Siméon finit un très beau paragraphe, referme un dossier et se lève.
— Je vous prie de m’excuser, me dit-il, mais quand j’interromps le fil de ma pensée, j’ai du mal à le renouer par la suite.
Il sourit, ouvre un placard, prend une bouteille d’alcool blanc et deux verres. Il dépose le tout sur le parquet et prend place dans le fauteuil.
Penché en avant, il emplit généreusement les deux godets ; m’en tend un.
— Je ne sais si vous aimerez, me dit-il, c’est fabriqué dans ma province natale…
Je goûte, avale en essayant de ne pas m’étouffer le bec réglé au plus fort d’un chalumeau oxhydrique et déclare que jamais liquide n’enchanta à ce point mon palais (qui va devenir le palais Gruyère si je vide mon glass). Grozob déguste comme s’il s’agissait de sirop d’orgeat.
— Voyez-vous, je suis très ennuyé, monsieur San-Antonio, me dit-il.
— Vraiment, Excellence ?
— Vous vous doutez bien pourquoi ?
— Mais non, Excellence.
— Mais si, monsieur San-Antonio.
Son sourire s’éteint doucettement, comme meurent des brandons dans l’âtre. Il devient grave, voire triste. C’est fou ce que ce bonhomme m’est sympathique. On bouffe pas à la même gamelle, mais son personnage me touche inexplicablement ; peut-être à cause de cette mélancolie qui l’habite ? On sent en lui l’idéaliste déçu, le guerrier fourbu, l’homme en porte-à-faux avec soi-même mais qui continue de faire front.
Il n’a plus ses lunettes. Je l’observe et me dis qu’il est duraille de repérer lequel de ses yeux est le bon.
— J’ai parfaitement compris votre démarche, monsieur San-Antonio.
— C’est-à-dire, monsieur le Secrétaire ?
— Vous avez mon œil. Vous n’êtes pas parvenu à percer son secret. Alors, pris de doute, vous avez voulu vérifier s’il renferme vraiment quelque chose d’important. Pour cela, vous avez fait réaliser une réplique presque parfaite. Vous êtes venu me la proposer comme étant l’œil de verre initial. Vous vous êtes dit que mon attitude serait révélatrice. Si je prenais l’œil sans rien dire, c’est que l’on vous avait trompé à propos du fameux secret. Mais si je vous convoquais, comme je le fais ce soir, pour vous dire : « l’œil de verre que vous m’avez donné n’est pas le mien » vous acquerriez ainsi la preuve que celui que vous détenez toujours est bien digne d’intérêt.
Il hoche la tête, se sert un second godet de feu-aux-poudres.
— Ayant compris cela, j’ai beaucoup hésité à me manifester, monsieur San-Antonio.
Il écluse son tord-tripe cul-sec.
— Mais, à la réflexion, j’ai préféré jouer cartes sur table. Alors, examinons la situation. Oui : l’œil de verre, le vrai (si je puis dire) est très important pour moi. Il n’en reste pas moins que vous ne pourrez jamais, vous me comprenez bien ? Ja-mais le… l’interpréter. Ni vous, ni d’autres. Nous arrivons ainsi à quelle conclusion ? Vous détenez quelque chose qui m’est essentiel à moi, mais qui ne signifie rien pour vous. Le seul aspect positif, en ce qui vous concerne, est de me priver de cette chose, et également de savoir qu’elle est importante pour moi. Alors ? Allons-nous demeurer chacun sur nos positions ? Ou bien allons-nous rechercher un moyen d’entente ? That is the question[4].
Un instant s’écoule. L’atmosphère de cette pièce sans fenêtres me paraît de plus en plus mal respirable. Il y flotte des odeurs qu’on ne perçoit pas d’emblée, mais qui s’insinuent peu à peu et vous investissent. Odeurs un peu bestiales d’alcôve, odeurs de renfermé, de vieux papier, d’alcool renversé.
Il a parlé loyalement, et je lui en sais gré.
— Vous comprendrez, Excellence, que je n’ai pas qualité pour trancher une telle question. Je dois en référer à des instances…
— Supérieures ?
Il a un rire désenchanté.
— Seulement, monsieur San-Antonio, ce n’est pas vous qui en référerez.
J’éprouve des petits picotements mal venus sous mes chers et admirables testicules. Evidemment, il doit prendre un maximum de précautions.
— Vous comprendrez parfaitement que je doive vous garder en otage, n’est-ce pas ? Vous allez constituer l’une de mes monnaies d’échange.
— Correct, admets-je loyalement.
Et que voudrais-tu que je lui réponde d’autre, à ce mec ? A sa place, tu ne ferais pas pareil, ta pomme ?
— Cher monsieur le Secrétaire, reprends-je doucement, est-ce vous qui avez dépêché à mon hôtel un étrange quatuor qui ont fouillé nos effets jusqu’à la trame et ont médicamenté mon adjoint pour le faire parler ?
Tu materais sa bouille, au Siméon ! Oh ! ma douleur, pardon !
— Que dites-vous ? gronde cet homme d’action, et il te semble entendre un bull-dog auquel on prétendrait retirer sa pâtée.
Je sors de ma poche les fafs pris aux deux gus que j’ai estourbis.
— Voici les identités vraies ou fausses, de deux d’entre eux.
Pendant qu’il les examine, je lui narre brièvement, mais avec tout le sens de l’effet que tu me sais, les événements de l’hôtel Varna.
Ce gars, tu croirais qu’il vient d’apprendre une mauvaise nouvelle : qu’il est atteint d’un chouf par exemple, ou que sa bonne femme refuse de divorcer.
Il vient de vieillir de douze ans et demi sous mes yeux, le temps de compter jusqu’à ouf ou de faire trois.
Il mate les papelards, les remate encore, s’en tapote le bout des ongles. Mordille sa lèvre inférieure, toussote comme si son breuvage lui faisait le même effet qu’à moi.
— Sale histoire, si je comprends bien ? souligné-je impitoyablement.
— Et vous dites que votre adjoint a parlé ?
— Qui peut résister à certaines denrées chimiques, monsieur le Secrétaire ? Je suppose que, mieux que quiconque, vous devez en connaître les effets ?
Il réfléchit.
— Il a dit quoi ?
— Mon Dieu (si je puis m’exclamer ainsi en pays matérialiste) il a dit ce qu’il savait et que vous m’avez tout à l’heure fort succinctement résumé. Dois-je comprendre que vous ne connaissez pas nos visiteurs ?
Au lieu de répondre, il se lève et retourne s’asseoir à sa table. Décroche son bigophone et compose fiévreusement un numéro.
Je profite de son énervement pour vider le contenu de mon godet sur la terre d’une plante verte beaucoup plus sobre généralement.
Grozob jacte, lentement pour démarrer, puis son débit s’emballe et monte. A un certain moment, il lit à son interlocuteur les noms portés sur les cartes d’identité.
Pas à la noce, le Secrétaire. M’est avis qu’il est en train de jouer sa carrière et, qui sait ? sa peau. Confusément, il doit regretter de ne pas être resté devant son Dubonnet.
Je visionne pour la énième fois cette pièce qui lui tient lieu de terrier. Car il se terre ici, le Seigneur Socialiste, un peu comme le père Staline se placardait dans sa datcha où on l’a trouvé agonisant, paraîtrait-il, un beau jour.
Siméon Grozob est en train de se demander comme il va s’y prendre pour se maintenir encore. Son équilibre politique foire vilainement. A cause de bibi, dans le fond.
S’il savait que c’est moi qui lui ai chouravé sa belle prunelle de verre, sans doute me traiterait-il plus durement.
Voilà, ça y est : le camarade a fini de jacter.
Il remet le combiné sur sa fourche et oublie de le lâcher. Il semble rêveur. Indécis. Tu dirais quelque grand vieux fauve aux abois. Il sent la battue qui s’approche, Grozob.
Il moule enfin le téléphone pour appuyer sur le contacteur d’un interphone. Jacte brièvement. Une voix féminine lui répond : sa grognasse, j’ai dans l’idée.
Ayant lâché ce qu’il voulait, il appuie sur un timbre. Tu parles d’un salmigondis de bitougnots. Le gorille qui m’a introduit s’annonce (non, je n’ajouterai pas apostolique, comme d’ordinaire, compte tenu du lieu peu ad hoc). Le Secrétaire lui donne des instructions, à voix presque basse, d’un ton particulièrement calme. Peut-être que le zig en pull roulé ne pige les choses qu’au ralenti. Dans les cas graves, faut lui passer le replay. Il écoute avec ses oreilles de catcheur fini, pige avec son cervelet de primate en rade, acquiesce avec son chef en tête de marteau. Sort.
Siméon vient se servir un nouveau grand godet de sa saloperie. S’avisant de ma présence, puis de mon verre vide, il m’en propose, mais je dénègue véhémentement. Il y va de la vie d’un vaillant philodendron, et je ne suis pas végétalicide.
— Gros problème, Excellence ?
Il consulte sa montre.
— J’attends le ministre de l’Intérieur.
— Il savait qui étaient les gens dont je vous ai fourni l’identité ?
Grozob hausse les épaules.
— Il prétend que non.
Youyouille, cette béchamel ! Son « il prétend que non » laisse supposer que l’homme lui ferait du contrecarre. Décidément, ça se déglingue rapidos autour de son Excellence. Mais elle s’est ressaisie et a retrouvé tout son calme.
— Et moi, dans tout cela ? je me risque à demander.
Il me dévisage.
— Nous allons voir. Vous êtes bien certain que mon œil est resté en France ?
— Je vous en donne ma parole.
— En lieu sûr ?
— Un coffre-fort situé dans les locaux de la police vous paraît-il « un lieu sûr », Excellence ?
Il opine, soulagé.
On toc-toque à la lourde. C’est pour la seconde fois Mme Grozob. Elle a passé un tailleur de cheftaine.
Elle demeure dans l’encadrement. Son Vieux se lève et va l’embrasser. Curieuse étreinte, pleine d’une indicible tendresse. Et qui ressemble à un adieu. Dis-moi, mais ça m’a l’air d’aller plus mal encore que je ne l’imaginais pour Siméon. Voilà qu’il expédie sa rombière à la campagne, à cette heure ! Merde, il doit craindre, le bougre.
La gravosse lui chuchote des choses d’une voix enrouée, en le tenant par la nuque. Il fait « oui oui ». C’est triste. Ils ne pleurent ni l’un ni l’autre, pour un peu, c’est presque ma pomme qui irait de mon voyage.
Il l’accompagne un brin, dans le couloir. Par la porte restée ouverte j’aperçois le gorille, vêtu d’une canadienne et coiffé d’un gros bonnet de laine.
Bruit de porte, puis de bagnole.
Grozob revient. Il écluse un nouveau gorgeon d’alcool.
Moi, à cet instant, je me dis qu’il est préférable d’être député du Cantal plutôt que Secrétaire du Parti Bulgare. Et aussi, une question se tortille dans ma gamberge, relative à mon proche avenir.
Peut-être ai-je trop joué avec le feu ? C’est passionnant, les expériences, jusqu’au jour où une cornue t’explose à la gueule.
Un temps vide. Je découvre le tic-tac d’une pendulette à laquelle je n’avais encore pas prêté attention.
Enfin quelque chose s’opère : un brusque remue-ménage. Des voitures s’arrêtent en freinant sec devant la résidence du secrétaire. Doit y en avoir au moins trois.
Grouillement de pas. Heurts.
Grozob a un étrange sourire lointain.
— Les instants finissent toujours par arriver, me dit-il.
Et il va remettre sa bouteille d’alcool et nos deux verres dans le placard.