Bonne nouvelle, comme on dit sur les grands boulevards. To day, il ne pleut plus. A croire que le ciel socialiste fait une fleur à celles de Siméon Grozob. Un vent aigre a séché les drapeaux, lesquels claquent allégrement.
Tant bien que mal, notre trio s’est porté au premier rang, dans un virage qui provoquera fatalement le ralentissement du cortège. Nous sommes à l’intersection des avenues Gropopoff et Célâlute, pile contre un grand arc végétal portant en son cintre la fameuse devise : « Crzzzvad splffthrrroc danlcu », qui devint celle de la Bulgarie sous la féodalité ottomane, et qui fut reprise par Pétahouchnoc Ier le Libérateur avant de devenir celle de la Bulgarie moderne, une et industriellement agricole. L’arc que je te cause, mon bon ami à la con, est constitué par une armature métallique recouverte de branchages et de fleurs. Il est large d’un bon mètre et maintenu par des câbles. Ces détails dont tu n’as, dans un premier temps, strictement rien à branler, pas même ton humble pénis, pour que tu puisses comprendre ce qui va s’opérer dans un second temps.
Nous sommes donc acagnardés contre ledit arc, éprouvant inconsciemment de l’épaule sa solidité, quand il m’arrive une idée que je pourrais te céder moyennant une somme modique, à débattre à l’amiable.
Je me dis, sans même ouvrir les guillemets, la chose suivante : Le temps s’étant remis au beau, les voitures du cortège seront découvertes (on se découvre toujours aux enterrements). Si je parviens à me couler à l’intérieur de cet arc, à l’escalader depuis le dedans toujours, (avec toi, faut pas craindre d’insister sur l’essentiel), il me sera dès lors aisé de laisser tomber ma carte de police accompagnée d’un mot dans l’automobile réservée à la délégation française. J’enroberai le tout de feuilles pour que ce semi-projectile n’attire pas l’attention, on pourra croire qu’il s’agit d’un bout de laurier qui s’est détaché.
J’informe le Gravos de mon intention.
Il hoche son paquet de tronche, renifle pour marquer l’à quel point il étudie ce plan, secoue la base de l’arc manière d’en vérifier la résistance et déclare :
— Valab’, mon pote ; à condition qu’un’ fois dans le mitan, tu passes pas une jambe ou un bras à travers. Profite d’c’ qui fait t’encore noye pour t’glisser d’dans. J’t’ ferai écran av’c mon jupon.
— Attends que j’écrive préalablement mon billet doux. J’ai déjà préparé ce qu’il me faut.
Aussi écris-je le poulet suivant : « Le titulaire de la présente carte réclame l’assistance des autorités françaises pour pouvoir quitter sans encombre la Bulgarie où il est recherché par la police. Il est détenteur d’informations de la plus haute importance. Le joindre, après les cérémonies, au pied du présent arc de consternation. »
Je relis ma prose. Sobre et bien tournée, ou je me goure ?
Grâce au bout de ficelle que j’ai su me prémunir, j’attache ma carte et ma lettre ensemble.
— Allez, ma bonne dame, déguisez-vous en Montgolfière, je fais mine de lacer mes lattes et je passe sous votre jupaille.
L’aube commence à poindre.
— Surtout ne décarre pas d’ici avant mon retour, hé ? dis-je au Gros.
— Tu me prends pour qui est-ce ? ronchonne l’Enflure.
Le plus dif, c’est d’écarter les chicanes qui m’isolent du pied de l’arc. La poigne bérurière m’y aide. Alors bon, je me coule sur la chaussée et, prestement repte à l’intérieur de la carcasse métallique. Une fois dedans, je m’y tiens debout, guettant à travers le branchage si ma manœuvre a été interceptée, auquel cas je chiquerais à l’homme pris d’un besoin pressant. Mais one n’a remarqué mon manège à moi c’est toi.
Alors j’escalade les croisillons de fer, un panard de gauche, un autre de droite, et pareil pour les paluches ; m’élevant progressivement en essayant de ne pas trop faire vibrer l’édifice provisoire, qu’heureusement le vent mauvais justifie le balancement du cintre feuillu.
Mon numéro de voltige, dont je suis l’unique spectateur, devient franchement périlleux lorsque je me trouve dans la courbure surplombante de l’arc de consternation, mais deux longerons d’écartement me permettent d’adopter une position d’attente peu confortable, certes, mais tenable, et c’est tout ce que je demande.
A présent, il va falloir patienter plusieurs heures. Quelle foutue profession que la nôtre, franchement !
J’écarte un peu les branchages pour avoir vue sur l’avenue par où va déboucher le cortège. Les gens s’agglutinent de plus en plus fortement. Les soldats se mettent en place le long des chicanes, composant une haie continue. Ils se disposent tête-bêche afin de pouvoir contrôler les spectateurs et le parcours funérailleux.
Depuis mon poste d’observation, je peux également surveiller le Gros. Il est en train de peloter Ivana, le sagouin. Une main à sa hanche, l’autre à son balcon, à lui gloussailler des trucs dégueulasses dont elle ne comprend que le sens profond. Je crois que je l’ai révélée, cette nière. Lui ai dissipé les complexes et autres toiles d’araignée. Maintenant, elle monte au paf sans barguigner ; on va en faire une toute superbe écuyère de braguettes avant de débulgarer, si toutefois nous y parvenons.
Je la vois qui palpe en loucedé l’armature inférieure à Béru, à travers le jupon. Elle est intéressée par le volume inaccoutumé. Tudieu, que dirait-elle devant (ou sur) le sexe de notre copain, le professeur Félix, la plus belle bite du monde depuis l’apparition de l’homosapiens. A propos, il a trouvé une nouvelle méthode pour recruter du cheptel propre à satisfaire sa gloutonnerie sexuelle, notre pote. Il s’est fait photographier en pied (si j’ose dire) en train de triquer super. Il glisse ces photos dans des enveloppes qu’il distribue aux dames seules de sa convenance à la terrasse des grands cafés. Le temps qu’elles décachètent, il est déjà parti. A la photo se trouve agrafé le mot que voilà : « Madame, nous avons le plaisir de vous informer que vous venez de gagner un colt gratuit à perpétrer avec le mâle ci-joint dont l’importance du membre ne vous échappera pas. Vous pouvez téléphoner aux heures des repas au numéro ci-dessous afin de convenir de la remise de votre lot. Avec nos félicitations. »
Ce système a fait de sa vie une vallée de délices, Félix. Il est obligé de se foutre aux abonnés absents, tant tellement que son bignou carillonne. Il est « complet » six mois à l’avance. Déjà il réclame cent francs par coup de verge, pour participation aux frais, prétend-il. Il s’apprêterait à quitter bientôt l’enseignement. Retraite anticipée. Les mômes le font trop chier avec leur manie de ne plus vouloir rien branler en dehors de leur bite.
Le monde dégénère. Il a besoin d’un nouveau messie pour remettre la pendule à l’heure. En l’attendant, M. Félix enfile un maximum de dames, les défonce même à l’occasion, malgré les précautions dont elles s’oignent quand il dégaine son cataclysme à veine bleue, Félix. Ça ne fait pas progresser la civilisation, en tout cas, dit-il, « ça la fixe ».
Et moi, bon con, là-haut, juché dans une folle entreprise, oiseuse (c’est un oiseux qui vient de France), j’évoque notre bon prof, histoire de me défouler le mental. Et puis je considère la foule qui s’accroît. Tous ces braves gens de par ici, vivant leur temps en s’accommodant de tout ce qui les contraint… Et qui veulent assister aux funérailles d’un homme qui s’imposa à eux, qu’ils eurent à subir avec dévotion. O, merveille de la nature humaine qui, comme elle connaît ses chaînes les adore. « Tous ces jours passeront, ils passeront en foule… » clamait Victor. Qui est passé, lui aussi. Sans partir tout à fait pourtant.
Coincé contre un pied de l’arc, Bérurier l’Incomparable, le Rassurant, le Toujours-Là se fait mignonnement astiquer le bigorneau géant par « notre » conquête, meilleure façon d’user des minutes inutiles.
Des crampes me bichent, que moi je ne peux ni tirer ni me faire tirer. Changer de position est un exploit.
Merde, ils se grouillent de l’inhumer, le pauvre Siméon ?
Le jour s’est pleinement levé. Des amorces de soleil ricochent entre les nuages. L’avenue est noire et bleue de monde.
Enfin, dans les lointains, on entend de la musique militaire. Marche funèbre. Bientôt, un triangle de motards débouche. Ils sont vingt-cinq, disposés en flèche, roulant à une allure qui assure tout juste leur équilibre.
Derrière eux, une fanfare encrépée, avançant d’un pas coulé. Et puis des dignitaires civils et militaires portant des coussinets à décorations. Enfin le cercueil, sous le drapeau bulgare, transporté par un engin à chenilles (processionnaires). Derrière, les membres du gouvernement, du politburlingue, du Parti de ceci cela, tout bien.
Et puis, il y a une monstre chiée de porteurs d’oriflammes, très joli effet, indeed ! Les couleurs réjouissent les rétines les plus maussades.
Après les porte-drapeaux, commencent les voitures des délégations étrangères, car on ne leur inflige pas de se cogner un marathon derrière la bière à Siméon. Elles occupent de grosses tires noires, merveilleusement décapotées. Depuis mon poste élevé, je reconnais la plupart des délégués. Les Russes, bien entendu, et les Polacs, les Roumains, frères socialos, tout bien. Et des Chinois, des Africains, une secrétaire du cousin du sous-secrétaire des Affaires Etranges américaines. Enfin, la France ! La chère belle France ! Que mon cœur en chamade, là-haut, dans le feuillage (du buis, brrr) de l’arc de consternation. Le Premier Ministre en personne, avec son physique recueilli pour ne pas le laisser perdre. Escorté de notre Ministre de je ne sais plus quoi, un qui ne sert pas à grand-chose, mais il est moins payé que les autres. Attention, Tonio, prépare-toi bien. Assure ta pose. Et surtout, surtout, vise juste. Voilà, je suis paré. L’auto de la délégation française est conduite par un chauffeur en bleu de chauffe, justement.
Je vise, je vise. Encore quatre mètres ! Encore deux… Achtung ! Gaffe ! Vas-y mon kiki ! Je lâche ma babille et ma brêmouse. Le truc tombe rectiligne sur les genoux du ministre à mi-temps. Et alors, tu sais quoi ? Non, tu veux que je te dise ? C’est à peine si j’ose…
Ce con sursaute, avise la boule de feuillage, la saisit et la fout hors de la bagnole, sur la chaussée ; l’informe sagouin, l’hyper-connard, le demeuré invertébré, cette purgation en débandade ! Foireux, sanieux, déliquescenturion ! Enfoiré !
Le cortège continue de cheniller. Marche funèbre, tu parles ! Dans mon cœur flétri, oui ! J’aperçois ma carte de flic, sur la chaussée, barrée de tricolore, bien pimpante, s’étant dégagée du feuillage. On ne voit qu’elle. Bérurier qui s’est rendu compte de la chose enjambe la chicane, jupon troussé, pour l’aller cueillir, mais les soldats qui font la haie le refoulent. Et puis la calamité se précise ; un jeune officier profite d’un petit coma dans le défilé pour venir ramasser ma carte et mon billet. Foutance ! Il s’approche d’un officier qui lui est supérieur en grade et en âge. Lui remet la chose. Il désigne la courbe de l’arc où je suis planqué, explique des choses. L’officier dit un truc à un soldat qui l’escorte et qui est muni d’un talkie-walkie. Dare-dare, des zigs se pointent au pas cadencé et se placent en deux groupes à chacun des pieds de l’arc. Plus possible à l’Antonio de se casser ! Visiblement, ces chers camarades troufions attendent la fin du défilé pour agir.
Ça va être ma vraie fiesta. Me voici pris au piège. Et dire que je suis tout ankylosé, les paumes ruisselantes de sueur. Que faire ? Rien !
Chose surprenante, mais qui s’est déjà produite, je ne panique pas. Les périls sont grands, mais mon flegme l’est davantage encore. Je conserve le contrôle de mes nerfs si celui de la situation m’échappe.
En bas, les délégations continuent de délégater. Y a la Finlande, et l’Albanie, le Honduras, le Rasdurond septentrional ; Monaco, Andorre, La Barbade, les Iles sous le Ventre, Saint-Domingue, Chypre et la Corée du Nord…
Après, vient l’artillerie. Des auto-chenilles tirant des canons, et derrière, tout de suite, des chars rutilants, avec le couvercle de leur coupole relevé, semblables à de gros encriers débouchés. Ils me passent dessous, si près que le gars sortant du trou est à moins de deux mètres de moi.
Tout s’opère presque à mon insu. Pas moyen d’éluder l’instinct, quand tu es Santantonio. Comme un nouveau char radine, je me laisse tomber sur son capot. J’agis si rapidos que tout le monde est béant de stupeur, y compris le tankiste déguisé en buste. Je lui colle un coup de tronche inouï dans les mandibules, et il s’enfonce dans l’habitacle. Prompt comme l’éclair au chocolat qui est dans la vitrine de ton pâtissier habituel, je me coule alors dans le char et rabats le couvercle.
Tu sais que c’est pas la joie, question confort, à l’intérieur. Tu voudrais installer un ping-pong, faudrait sacrifier des meubles, parole !
Le mec qui pilote ce gros jouet est suffoqué. Il n’ose stopper l’engin, de crainte de rompre l’harmonie du cortège. Son pote est en plein sirop de dents pulvérisées.
Je me tasse au mieux dans la capsule.
Par la lucarne, et au-dessus de l’épaule du driver, j’avise la foule, les soldats à la parade, les tanks de devant… Un rire me vient. Je voudrais mater la frite de Bérurier, mais c’est trop tard. Ma situation est insensée, je le sais parfaitement. L’amusant vient de ce que personne ne tente rien contre moi pour l’instant, vu l’extrême gravité de cette cérémonie.
Un appareil de phonie intérieure se met à grésiller. Une voix haletante dit des choses. La réception n’est guère fameuse. Sans doute intime-t-on des ordres au conducteur ? Le gars est complètement paumé sous son casque. J’ai désarmé son pote, j’en fais autant pour lui. Et, en plus, j’arrache le système de phonie, pas qu’on lui souffle de vilaines idées qui me malencontreraient.
Le défilé se poursuit. A l’intérieur du gros encrier, je n’entends que le grondement du moteur, la musique funèbre ne me parvient que par bribes incertaines.
On continue de remonter l’avenue, on contourne la place Lénine au milieu de laquelle s’élève la statue en bronze de Boris Groschibr, l’un des héros de la Patrie Bulgare.
Encore un bout d’avenue, et c’est le parc Baldé Kathzar dans lequel va être inhumé mon pauvre Siméon, au centre de la pelouse où il venait jouer lorsqu’il faisait ses études au collège royal de Ruse. On a déjà creusé sa tombe, et préparé l’immense dalle de marbre blanc, veinée de bleue, qui la recouvrira.
Et alors, qu’aspers-je, non loin de la fosse, flanquée de quelques personnalités cacochymes ? Pincemi et pincemoi, pour lors ! Figure-toi, figure de toi, qu’il y a là Mme Grozob, en personne, — dans un fauteuil d’infirme, un plaid (et bosse) enveloppant ses jambes, la pauvre, qu’on avait commencé à lui concasser les nougats, ou presque. Pour la foule, on l’a amenée, la bonne chère veuve, pas que le peuple s’inquiète de son absence. Se demande des pourquoi, comment, à cause. Que tout paraisse bien normal, logique.
Habillée de grand noir, un fichu de dentelle sur la tête, un mouchoir blanc pour tamponner ses yeux rouges, elle est là, à demi prostrée. Et ensuite ? Qu’adviendra-t-il de cette brave grosse ? En quelle geôle, asile, ira-t-elle attendre le moment de retrouver son Siméon ? Tu peux m’y dire ?
Mais mes préoccupations prennent un tour plus égoïste. L’altruisme, faut être disponible pour le pratiquer. La charité chrétienne (ou sur Loire), la compassion, faut des loisirs pour s’y consacrer. Et moi, dans mon piège à rats, hein ? coincé contre mon soldat groggy.
Je fais un rapide inventaire de l’appartement. C’est point grand, tu sais. Le siège du conducteur, celui du canonnier, surélevé par rapport au premier ; un logement pour un troisième homme passeur-de-munitions, et qui, fort t’heureusement pour moi, n’est pas là, puisque ce n’est pas la guerre qu’on fait, mais de l’enterrement National.
Le char s’est rangé sur l’esplanade, derrière un autre char. Je suppose qu’il y en a également derrière et sur les côtés. La troupe est très dense (rythmique). J’avise, sur l’autre rive de la tombe, une estrade décorée de drapeaux (goût bulgare). Le cercueil est déposé sur le marbre. Un personnage officiel, avec des lunettes, monte à la tribune pour raconter comme quoi Siméon Grozob était ceci-cela, et qu’il a fait ci et ça, et qu’on ne l’oubliera jamais avant ce soir, impossible, trop grande figure, trop formidable héros, personnage d’une capitalité incroyable. Défenseur des droits de l’homme, de la femme, de l’hermaphrodite, et j’en passe. Figure historique. Dimension internationale. Main de fer dans un gant de boxe ! Ame d’acier ! Incarnation de la Patrie. Et qu’il a toujours été pour ce qu’y fallait ; agi selon il convenait, rectiligne, indomptable, dressé, le menton toujours relevé, le regard perdu (à 50 %) sur la ligne à haute-tension des lendemains meilleurs qui débouchent infailliblement dans l’antichambre des avant-hier glorieux engendreurs de progrès social, maternité, catalogue Manufrance, vue sur la Mer Noire, tout ça…
Tel qu’il a déclaré, l’officiel, il va en avoir pour une plombe à repasser à l’amidon la carrière prestigieuse à Grozob. Ils sont jamais décheurs sur la bavasse, les tartineurs sur fond d’apothéose. Hymne national, tribune, flamberges, merde ! Survoltant, ô combien !
Tout un dispositif est en train de s’établir, dans la fièvre, pour neutraliser « mon » char, une fois la kermesse noire terminée. Et que pourrais-je tenter, dès lors, moi, humble flic ignorant des blindés ? Canonner la ville ? Dis, je vais pas déclarer la guerre à la chère Bulgarie yaourtière. Je l’aime, moi, la Bulgarie. Je raffole son peuple. J’lui veux du bien. Ma peau, c’est pas un lot qui vaille si cher.
Qu’à force de me ronger les foies, je découvre qu’il existe un trappon au plancher. Sortie de secours en somme (préfecture Amiens). Quatre boulons à œillets. Je les dévisse. Faut forcer à coups de crosse de revolver, mais ça joue.
La plaque de métal pèse au moins je sais pas combien, et peut-être davantage. Je sue 100 et 0 pour l’ôter. De l’air frais pénètre à l’intérieur du char, et aussi les bruits. Discours glaglotteur du gazier juché. Je m’occupe alors du conducteur :
— Aufrecht ! j’y ordonne rudement, le feu pointé sur lui.
Il se lève, soit qu’il comprenne l’allemand, soit que la transmission de pensée existe même quand ladite pensée est articulée dans une langue différente de celle du sujet.
Tout en continuant de le menacer, je commence à me déloquer, ce qui n’est pas commode, surtout lorsqu’on est pratiquement coincé contre un mec. Une mimique véhémente l’incite à m’imiter.
Il.
Je mets au moins un quart de plombe à poser mes fringues et à revêtir les siennes. Plus cinq minutes à ligoter les deux militaires en utilisant mes vêtements délaissés. Trois de plus pour les bâillonner. L’Officiel jacte toujours. Voix vibrante, mais qui reste froide. Continue, mon chéri. Parle encore, dis tout, raconte bien. Sersla de A to Z, la vie édifiante de Siméon Grozob. Elle en vaut la peine.
C’est un exercice périlleux que j’entreprends, mais que fais-je depuis le début de cette singulière histoire ?
Je me laisse dégouliner du char. Me voici entre les chenilles, bien à l’abri. Je me repère. L’engin que je viens de larguer est bien au cœur d’un petit troupeau de blindés, ainsi que je le pensais. La visibilité n’étant pas fameuse depuis la lucarne des conducteurs, je ne crains donc pas d’être aperçu par ceux-ci en rampant sous les tanks, tu vois ?
Je repte donc. Ce que j’aurai rampé, dans ce polar de merde ! Non, je te jure, pour le prix, c’est dérisoire. Et attends, j’ai pas fini. Tu vas voir, plus loin, au bord du Danube gris (car il est pas bleu du tout, le Danube, je te jure. Plombé, marronnasse même ; bleu : fume !). Mais faut pas anticiper, qu’autrement, je te vais gâcher le plaisir de la découverte.
Donc, je file, à plat ventre sous les blindés (goût bulgare) jusqu’au dernier rang d’iceux. Si je déboule au nez et barbe de la populace, je l’ai dans le cul, comme disait la reine Elisabeth II, lors de sa nuit de noces. Mais cette fois, la chance me sourit béant. Je t’ai dit que l’inhumation de Siméon Grozob s’opérait dans un parc. Qui dit parc, dit pièce d’eau. C’est le long d’un immense bassin rectangulaire que sont alignés les chardasses. Au-delà du bassin, y a personne, car des gens seraient coupés de la cérémonie par ce vaste fossé. Et, d’autre part, à l’intérieur du parc, le populo n’est pas admis. Ne s’y trouvent que les dignitaires du régime (de bananes).
J’atterris donc près de la margelle du bassin. Des nénuphars pas encore fleuris étalent leurs palmes vertes sur l’eau verte. Des statues cracheuses, style naïades, sortent de l’onde pour glavioter des jets irisés.
Je me relève et m’époussette. Rajuste mon casque. Visionne le pourtour des alentours. Personne ne me prête attention. Les assistants sont devant les tanks. Et tous écoutent avec un recueillement vrai ou feint les trémolances de l’officiel qui pleure à sec (comme l’enculage du même nom) la disparition prématurée du Camarade Secrétaire Siméon Grozob, lequel a bien mérité de la patrie, le valeureux. O chère Bulgarie yogourteuse et indélébile, qui connut des siècles d’oppression, depuis les Ottomans, jusqu’à ce qu’enfin l’héroïque Soviétie te vienne libérer à tout, tu sais quoi ? jamais !
J’adopte un pas raide pour contourner le bassin. Mais mon ivresse de liberté chérie ne dure pas. Je constate très vite que le parc est cerné par la troupe, laquelle le défend contre le culte populaire. Si je me pointe et me fais interpeller par un juteux, je suis perdu. Et pas pour tout le monde, espère !
Alors j’oblique vers l’intérieur du parc.
Que faire ? Me placarder dans un massif ? Hum, c’est risqué. N’écoutant que la voix secrète de mon subconscient, je me dirige vers une vaste construction vitrée qui me paraît être un jardin d’hiver.
Effectivement, c’en est un. Drôlement ficelé. Ça pue le foin en décomposition. Il y a des plates-bandes où végètent des essences rares. Des allées mal ratissées, une sorte de placette pavée avec quelques bancs rouillés. Quelques statues écaillées, une remise fermée par une porte de fer à cylindre, comme en sont munis les garages des pays du Sud. Le volet est à demi baissé et presque à demi levé. Dans la remise s’enchevêtre un bric-à-brac de briques et de brocs : outils de jardinage, rouleaux de grillage, échafaudages démontés, tuyaux d’arrosage, tout ça, plus encore, tu juges ? Et des sacs de terreau, d’engrais. Des pots de peinture verte… Des plantes à bulbe sur des claies superposées.
Ce sont ces dernières qui me donnent l’idée de ma planque. Elles s’étagent dans le fond du hangar et culminent à trois mètres, qu’une petite échelle est appliquée contre pour permettre l’accès aux plus élevées.
Alors moi, soldat Santonio (goût bulgare) je fais quoi-ce ? Oui, mon ange : je grimpe sur la plus haute pour y voir de plus loin. Même qu’elle est vide. Je hale l’échelle et l’allonge contre le mur, au sommet de ma claie.
Ne me reste plus qu’à m’étendre tout contre l’échelle, bien assuré certain que, d’en bas, on ne saurait me voir.
Voilà, il faut à présent que j’attende en me relaxant. Que j’attende en espérant.
Un jour, décidément, j’achèterai une caravane et j’irai vendre des hot-dogs à la sortie des stades.
Je ne vais pas te faire croire que je dors dans les situations d’attente critique. Pourtant, ce qui m’anesthésie, là-haut, juché sur ma claie, ressemble tellement à de la dorme que cela doit en être. Une torpeur sédative. Je reste en état de presque conscience, mais il y a en moi un balancement onctueux, réparateur. C’est une manière qu’a trouvée mon organisme si malmené pour récupérer des efforts répétés que je lui inflige.
Et alors, en vertu de ce que je te bonnis, j’use plusieurs heures à folâtrer dans la barbe à papa, tandis qu’on inhume Siméon Grozob, en grande énorme pompe, au-dehors. Taratata, flamberge au vent. Quand on enterre laïquement, faut vraiment en remettre pour chercher l’équivalence des fastes religieux. T’auras beau dire et faire, sur ce plan-là, l’église est irremplaçable.
Toutes les estrades drapées nationales, tous les drapeaux, défilés militaires ne remplaceront jamais une grand-messe chantée à Notre-Dame.
J’écoute confusément, au creux de ma blottissure. Je suis réfugié en moi, comme un ver dans son cocon. Inexpugnable, me paraît-il.
Et puis la rumeur change d’intensité. Le sol est ébranlé par le fracas des véhicules lourds. Les échos sollicités par le martèlement des pas.
Je m’éveille tout à fait au moment où les portes du jardin d’hiver s’ouvrent. Je me dis qu’on se pointe pour la grosse fouille, car l’on s’est aperçu de ma débinade. Mais non. Ce sont des voix presque basses qui retentissent. L’une d’elles est grave.
Je coule une amorce de bout de regard par une fente de la claie. Et j’aperçois un groupe pour le moins singulier : Mme Siméon Grozob, dans son fauteuil roulant, à demi évanouie. Un type porteur d’un attaché-case et qui doit être — du moins je l’espère — un médecin, prépare ce qu’il faut pour lui faire une piqûre. Deux autres gus en civil, signés flicards, se battent les flancs pendant ce temps.
Le toubib leur dit quelque chose et l’un d’eux se taille. Le doc fait sa piquouze et tapote la joue de la pauvre femme. Qu’ensuite, il ôte le plaid recouvrant ses plaies, détortille un pansement frugal (le mot est joli employé ici) pour examiner ses blessures. Je ne puis les voir, mais elles doivent être tartignoles à en juger à la grimace du poulardin. Le médecin badigeonne les plaies, refait un pansement.
Mme Siméon Grozob laisse tomber sa tête de côté et s’endort, envapée par la drogue calmante qui lui a été injectée. Obligeamment, le toubib l’arrange au mieux. Puis il replie son matériel.
Un peu de temps s’écoule. Bientôt, je vois manœuvrer une ambulance sur le terre-plein, devant la porte vitrée du jardin. Deux infirmiers en veste blanche amènent un brancard. On arrache Mme Grozob de son fauteuil pour l’y coucher et la coltiner dans l’ambulance. Le deuxième flic a rejoint le premier. Ils montent avec la dame et l’un des infirmiers à l’arrière de l’ambulance. L’autre va se placer au volant. Le toubib leur fait un signe de la main et s’en va. L’ambulance parcourt une dizaine de mètres et doit stopper à cause d’une cohorte de petits canons tractés qui rentrent chez eux après avoir participé au défilé.
Et bibi mézigue, tu sais quoi ?
Je saute de la claie, sans faire appel à l’échelle. Je cours jusqu’à l’ambulance et ouvre la portière avant droite.
Un soldat (car je suis travesti en bidasse) n’inquiète point.
L’infirmier-pilote se contente de me couler un œil et de me poser une question à laquelle je ne réponds pas en m’installant délibérément sur le siège passager, l’air rogue, je voudrais que tu me visses.
Le gars n’insiste pas. Doit croire à une consigne. Me juge escorteur. Ma manière tranquille et sûre, mon air grinchard, tu parles ! Lorsque la caravane de canons est passée, il démarre. On suit une allée secondaire du parc, et on va chercher une porte. Le flot des assistants a fini de s’écouler. Les badauds, dans les rues, retournent en chagrinant encore un brin à leurs occupes.
Les militaires qui gardent les issues nous laissent sortir sans broncher. La bagnole roule trois cents mètres, peut-être trois cent dix mètres, je ne saurais te le préciser.
Et puis, le destin…
Toujours lui, déguisé en hasard ; souvent aussi en Providence.
Qu’aspers-je, plantés face à la grille du parc ? Je ne te le donne pas en mille, je te l’offre. Ce sera la prime remise avec ce bouquin de merde. Tu peux, si elle ne te convient pas, l’échanger contre un paquet d’Ariel[8]. Face au parc, attendant la fin de l’écoulement humain, j’avise Bérurier et la môme Ivana. Le Gros, toujours loqué grand-mère, comme de bien s’entend. La trogne follement anxieuse. Je devine qu’après mon exploit du char, il a dû suivre de loin ce dernier. Les factionnaires ne l’ont point laissé entrer, et maintenant, il est là, le bon toutou fidèle, aux aguets, la rate court-bouillonnante, l’œil en objectif de périscope, beau comme une fermière bulgare dans ses atours (prends garde).
Je touche le bras du chauffeur.
— Stop !
— Ké studé khôn ? il objecte.
Je sors l’un des deux feux empruntés aux chers tankistes de naguère et lui en pointe un entre les côtelettes.
— Stop ! réitéré-je ; que cette fois il optem, tu sais quoi ? Père !
On est arrêtés à quelques mètres du couple. Je file un coup de saveur à l’arrière. Comme dans tous les véhicules de ce genre, les vitres arrière sont dépolies, les deux sbires ne peuvent donc se rendre compte de la situasse. Ils croient cet arrêt motivé par l’interruption de circulation.
Je baisse ma vitre :
— Hé ! Gros !
Faut pas le lui crier deux fois. Son Enflure bondit.
— Merde, t’v’là, et moi qu’j’me caillais l’raisin à m’demander…
— Tu m’écriras le reste ! coupé-je. Tiens, voilà un feu. A l’arrière de l’ambulance se trouvent trois mecs, dont deux sont flics. A toi de jouer, je ne peux t’aider, étant obligé de contrôler Monsieur.
— On f’ra sans toi, mon pote, déclare la grosse mère (goût bulgare) en zozotant biscotte la triste absence de son râtelier.
Il passe à l’arrière du véhicule et ouvre les lourdes à la volée. J’ai beau essayer de mater la scène, ce qui se passe est beaucoup trop rapide pour qu’il me soit permis de t’en dresser un rapport scrupuleux.
Certes, le Mastar bénéficie de l’effet de surprise, certes, le fait qu’il soit déguisé en femme l’aide à enviander ces messieurs. Toujours est-elle (puisqu’il est provisoirement dame) qu’une rapide échauffourée dissipe les malentendus. Je crois comprendre, en décomposant ce que j’ai aperçu et en essayant de replacer les morceaux dans un ordre chronologique, je crois savoir, répété-je, que Sa Majesté a bondi tel un taureau dans la reine. Et puis elle a billé avec une promptitude et une massivité qui l’ont mise hors concours depuis lurette en matière de coups de main et blessures pouvant entraîner la mort sans intention formelle de l’abonné. Reconnaissons, sans vouloir diminuer ses mérites, que ses adversaires (si peu) sont assis de dos par rapport à l’intrusion du chourineur. Le premier à sa portée a eu droit à un coup de crosse dans la boîte à idées, le second à un coup de tronche dans la margoule, puisqu’il venait de se retourner, et le troisième à un crochet du gauche à la tempe. Tu comptes jusqu’à quatre, le plus vite possible, et c’est la durée de cette action émérite.
— Ferme la porte, Ninette ! dit le Gros à Ivana, toujours docile.
Et d’hurler à notre intention :
— L’arrêt-buffet est terminé, pour moi, chauffeur, c’sera Porte d’la Chapelle, j’vous prille.